Quand les neurosciences revisitent la lecture
Patchwork tiré du livre de Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture
Pour lire, nous avons recyclé des circuits nés pour reconnaître les objets et le monde qui nous entoure
« Nous partageons les émotions de Nabokov et la théorie d’Einstein avec un cerveau de primate conçu pour la survie dans une savane africaine. (…) Le temps a tout simplement manqué pour que l’évolution conçoive des circuits spécialisés pour la lecture. Alors, comment un cerveau de primate parvient-il à lire – et à lire de façon aussi efficace ? (…) Notre cerveau s’adapte à son environnement culturel, non pas en absorbant aveuglément tout ce qu’on lui présente dans d’hypothétiques circuits vierges, mais en reconvertissant à un autre usage des prédispositions cérébrales déjà présentes. »
« Dans cette hypothèse, le cortex occipito-temporal n’a évolué que pour apprendre à reconnaître les formes naturelles, mais cette évolution l’a doté d’une plasticité telle qu’il parvient à se recycler pour devenir un spécialiste du mot écrit. Les formes élémentaires que cette région est capable de représenter ont été découvertes et exploitées par nos systèmes d’écriture. Ce n’est donc pas notre cortex qui a évolué pour la lecture – il n’y avait ni le temps ni la pression sélective suffisants. Ce sont, au contraire, les systèmes d’écriture eux-mêmes qui ont évolué sous la contrainte d’être aisés à reconnaître et à apprendre par notre cerveau de primate. »
« Dans toutes les cultures du monde, les usagers de l’écriture ont donc, au fil des années, choisi des caractères dont les formes ressemblent à celle que l’on observe dans la nature. Il est probable qu’ils ont agi ainsi parce que, consciemment ou non, ils ont remarqué que ces formes sont les plus faciles à lire. »
Toutes les écritures reposent sur le même socle
« Ainsi pouvons-nous conclure à l’unité fondamentale des circuits de la lecture. Les réseaux cérébraux de la lecture constituent un invariant anthropologique qui fait partie intégrante de la nature humaine. Par-delà la diversité des règles particulières de transcription des sons, tous les lecteurs font appel au même réseau anatomique de régions cérébrales. Un caractère chinois ou une suite de lettres hébraïques subissent le même traitement cérébral. »
« Le cerveau du jeune enfant, lorsqu’il arrive à l’école, est déjà préparé à la reconnaissance des lettres et des mots. Comme tous les primates, son cortex temporal ventral contient probablement un précurseur de l’alphabet. La reconnaissance des objets y fonctionne déjà selon un principe combinatoire, par recombinaison de vastes ensembles de neurones qui codent un alphabet de formes que j’ai appelées « protolettres », et dont bon nombre sont déjà très semblables à certaines de nos lettres. »
« La stylisation qu’ont connue toutes les grandes civilisations de l’écriture est à l’origine de l’orthographe. Orthographier, c’est littéralement « dessiner droit ». Tant que l’écriture repose sur le dessin, sa forme peut varier librement. A partir du moment où les caractères de l’écriture deviennent arbitraires, il n’existe plus qu’une seule bonne manière de les dessiner, une seule « orthographe ». »
Pour lire, nous devons perdre la symétrie
« Après tout, un tigre est tout aussi menaçant quand il présente son profil droit ou son profil gauche… alors qu’un tigre sur le dos présente une menace bien moindre qu’un tigre dont les pattes touchent le sol. (…) Supposons qu’un de nos ancêtres ait survécu à une rencontre avec un tigre venant de la droite. Ne serait-il pas avantageux, pour sa survie future, de le reconnaître au premier coup d’œil lorsqu’il surgit de la gauche ? Il est donc très probable qu’au fil des générations, l’évolution ait favorisé les individus dont le système visuel était capable de généraliser en miroir. »
« Posséder un système nerveux symétrique et le conserver au fil de l’apprentissage présentent donc un double avantage :
- la symétrie permet de reconnaître les propriétés des objets de façon invariante, indépendamment de leur orientation gauche-droite
- mais elle n’empêche pas pour autant de coder leur orientation dans l’espace, et d’y répondre par des actions spatiales adaptées, y compris des actions asymétriques »
« Tous les enfants éprouvent initialement des difficultés à distinguer les lettres « b » et « d » ou à identifier leur main droite. »
« Sommes-nous hantés, inconsciemment, par l’image en miroir des mots que nous lisons ? »
Y a-t-il un socle commun pour toutes les cultures ?
« Si le modèle du recyclage neuronal possède une quelconque généralité, on devrait pouvoir rattacher chacune de nos activités culturelles à leurs mécanismes cérébraux et montrent qu’en chaque instance, les contraintes du recyclage imposent des limites sévères à l’espace des possibles. »
« Considérons l’exemple de la reconnaissance des visages. (…) Ainsi une sorte de jeu culturel, à la marge de notre module de reconnaissance des visages, expliquerait la propension universelle des cultures humaines à créer des portraits, des statues, des caricatures, des masques, du maquillage ou des tatouages. Souvent, ces artefacts culturels exagèrent les traits du visage jusqu’à constituer de que les éthologues appellent des « superstimuli » qui suractivent le module plus encore qu’un visage normal. »
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