Nous sommes malades du temps (1)
« Vous comprenez, je suis obligé de courir de plus en plus, me disait-il en me coupant les cheveux. Tout va tellement vite. Si je manque une innovation, je vais perdre tous mes clients et je n'aurai plus qu'à fermer mon salon »
Je l'ai regardé interloqué : pensait-il vraiment ce qu'il était en train de me dire ? Oui visiblement, il pensait que, si son salon n'était plus à la pointe de la nouveauté, ses clients ne viendraient plus. Or il ne s'agissait pas d'un salon de haute coiffure ou extrêmement pointu. Non, c'était un salon plutôt mode, mais « normal », à proximité de la Bastille.
J'ai essayé de lui expliquer que je ne pensais pas que manquer une innovation était pour lui à ce point si critique (de quelle innovation parlions-nous d'ailleurs ? Un shampooing de plus ? Une nouvelle coloration ? Un ciseau révolutionnaire ?). Prenant mon cas en exemple, je lui indiquais que je venais simplement à cause de la qualité de l'accueil et de la coupe, et pas d'une innovation quelconque.
Il me fut impossible de le convaincre. Décidément, si même le propriétaire d'un salon de coiffure a peur que tout s'effondre aussi vite, nous sommes bien tous malades du temps.
Malades du temps. Partout, tout autour de moi, je ne vois que des gens en train de courir. Les directions enchaînent plan d'action sur plan d'action, et ne voit pas qu'à force de mouvement brownien, elles ne bougent pas et que rien ne se transforme : elles sont comme ces athlètes qui courent de plus en plus vite sur le stade, et passent de plus en vite au même endroit, elles tournent en rond.
Cette agitation ne concerne pas que les directions, mais s'est propagée à l'intérieur des entreprises : partout, on sent une activité trépidante. Pas un bureau vide, pas une tête songeuse, personne ne traine devant la machine à café. Dès que l'on marche dans un couloir, on est bousculé par des gens qui courent en tous sens, les bras chargés de dossiers. En réunion, chacun a son blackberry et répond immédiatement au moindre message. Dès 8 heures le matin, l'effervescence commence et elle va durer jusqu'à 20 heures, voire au-delà.
Si agitation rimait avec efficacité, toutes les entreprises seraient performantes. Or souvent cette agitation rime avec moindre réactivité réelle, moindre compréhension de ce qui se passe, moindre rentabilité. Confusion entre activité et performance, agitation et progression…
La crise actuelle n'arrange rien, bien au contraire. Au lieu de se rendre compte que c'est parce que l'on a trop couru que l'on n'a pas vu les signes annonçant la crise, on court encore davantage. Le stress et la crainte pour la survie ne sont pas toujours de bons conseillers : la peur de mal faire et d'être distancé déclenchent des réflexes issus de nos cerveaux reptiliens.
Dernièrement, j'ai entendu à la radio une journaliste vedette, un de ceux qui enchaînent émission sur émission, dire : « Entre mon rôle de rédacteur en chef de mon journal et éditorialiste, et toutes les émissions auxquelles je participe, c'est bien simple, je n'ai plus cinq minutes de libre pour m'arrêter ». Il disait cela comme la preuve de sa performance et de son importance. Son interlocuteur en sembla d'ailleurs impressionné. En moi-même, je pensais : « Mais quand réfléchit-il ? Comment peut-il vraiment faire son métier d'éditorialiste et de journaliste en courant tout le temps de la sorte ? ».
(à suivre)
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