10 nov. 2009

« ON A BEAU ENTASSER DES LIGNES, ON N’OBTIENT PAS UN PLAN »

Patchwork subjectif tiré de « Les Institutions du sens » de Vincent Descombes (ce livre fait suite à « La Denrée mentale »)

SUR L'INTENTION
Le contenu d'un rêve n'est pas Réel, puisqu'il était ce qu'il était seulement en ce que quelqu'un en a fait le rêve ; mais le fait de ce rêve, lui, est réel. (…) La relation intentionnelle doit aller à un objet réel. Faute de quoi il y aurait bien l'intention d'une relation à quelque chose, mais non la relation d'intention à quelque chose. (…) Pour que la proposition disant que Socrate est assis porte sur Socrate, il faut qu'un lien réel soit supposé entre le nom « Socrate » et la personne de Socrate. (…) La proposition vous dit qui est assis : c'est Socrate. Mais la proposition ne vous dit pas qui est Socrate. Vous devez l'avoir appris par un autre moyen. 
« Je peux le chercher alors qu'il n'est pas là, mais je ne peux pas le prendre alors qu'il n'est pas là » (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §462)
En revanche, l'agent intentionnel qui tire sur l'extrémité de la chaîne du seau pour puise de l'eau dans le puits agit là où il ne se trouve pas. Il est exact de dire que son action dynamique est localisée au bout de la chaîne qu'il tient dans sa main : mais il serait absurde de dire que son action intentionnelle n'a pas pour objet le seau d'eau.
On pourrait croire que l'histoire des éléphants n'a rien à voir avec l'histoire du mot « éléphant », mais ce serait une erreur. Grâce à ce mot, l'éléphant entre dans les délibérations des hommes. Or ces discours ont conduit à des décisions concernant les éléphants.

SUR LE TOUT ET LA PARTIE
« Tout au long de ma traduction, j'ai commis le solécisme « Le peuple sont ». C'est que le terme anglais « The people » commande le pluriel, et que cette forme est de grande conséquence. Que le peuple se mette au pluriel ou au singulier, ce sont là idées cognitives différentes, dont l'une nous présente une foule d'individus et dont l'autre se prête à la personnalisation de l'ensemble. » (…) Mais la notion d'individu collectif contient une contradiction latente. D'un côté, on doit se représenter une pluralité qui conserve assez de diversité pour justifier l'adjectif « collectif ». Mais, d'un autre côté, on veut avoir affaire à un individu, à quelque chose qui se présente comme « indivis » et « indivisible », ce qui semble vouloir dire : à quelque chose qui réprime suffisamment toute division interne pour justifier le substantif « individu ». (…) Les gens, les militants (versus) le Peuple, le Parti.
Comment saisir une complexité interne ? Il s'agira de prendre la chose en tant qu'elle est une partie. Par exemple, le médecin inspecte à la fois Socrate et une partie de Socrate, et, s'il considère un pied, ce n'est pas un pied détaché, mais un organe vivant. La description holiste du pied est la description de ce qu'il est en tant que pied de Socrate. En quoi cette description est-elle spéciale ? En ceci qu'on en dira pas : « Le pied de Socrate a mal », mais plutôt : « Socrate a mal au pied ».
(sur la construction des mots) : Le tout concret ne peut être donné qu'après avoir été construit avec les éléments requis pour sa construction : Pour composer le mot avec les lettres en bois, il faut se procurer les morceaux en bois convenablement découpés. (…) Le tout doit être donné (avec ses parties) avant ses éléments : Si le tout n'était pas donné avant les éléments, on ne pourrait pas dire que les éléments soient sélectionnés de manière significative. (…) Si BA est la combinaison de B et A (pris dans cet ordre) en vue de composer un tout qui, une fois donné dans son intégralité, est le mot BABAR.
On a beau entasser des lignes, on n'obtient pas un plan

SUR LA COMPRÉHENSION 
Sachant qu'on ne peut pas identifier les entités mentales une à une (sur la base du comportement extérieur), faut-il en conclure à l'impossibilité de comprendre une déclaration venant d'une personne dont nous ne connaissons pas la vision du monde et les aspirations ? (…) Je ne peux pas comprendre une seule de vous paroles si je ne connais pas toutes vos paroles. Autant dire : je ne peux pas vous comprendre tant que je n'ai pas fait le tour de votre esprit, tant que je ne suis pas devenu comme vous et, à la imite, tant que moi reste distinct de vous.
Même si un lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, XI). Il faut comprendre quelque chose de la forme de vie d'un être pour saisir la teneur de ses propos.
La divergence ne porte nullement sur le sens des mots, elle porte sur le sens des choses signifiées par les mots. (…) Dès qu'il y a autrui, le sens de mon geste n'est plus celui que moi, l'auteur du geste, je veux lui donner, c'est le sens que l'autre lui donne.
Comment n'y a-t-il pas un conflit de deux systèmes de signes, mais un conflit de deux pensées qui se manifeste lorsque les deux parlent, et qu'ils usent de la même langue ?

SUR LES RÈGLES SOCIALES
Extériorité veut dire que l'idée se présente à nous comme une règle bien établie et qui ne dépend d'aucun de nous en particulier. Ce n'est pas parce que j'y consens qu'une certaine façon de s'exprimer est correcte en français, ce n'est pas parce que je la désapprouve qu'une autre façon devient incorrecte. 
Les hommes arrivent à la conscience en assimilant, sans le savoir, une certaine manière de penser, de juger, de sentir qui appartient à une époque, singularise une nation ou une classe (…). L'individualité biologique est donnée, l'individualité humaine est construite à partir du fonds commun. (Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l'histoire : essai sur les limites de l'objectivité historique)
Quiconque accomplit une action sociale manifeste à la fois un esprit subjectif (une capacité à l'action individuelle, une visée relevant du quant-à-soi) et un esprit objectif (une capacité, définie dans le système, à coordonner son action à celle d'un partenaire). Le professeur peut présenter une idée qui lui est propre dans son enseignement et faire ainsi preuve d'originalité. Mais cet enseignement, et quel qu'en soit le contenu, s'il a été donné, a dû être reçu : comme tel, il est la manifestation d'un esprit objectif.

SUR LES PENSÉES : 
Un maître d'école peut s'adresser à la classe toute entière : « Inscrivez votre nom sur la première page de votre cahier ». Il n'y a qu'une instruction donnée, la même pour tous, que chaque élève exécute, comme les autres, en accomplissant une opération unique en son genre. Dans tous ces exemples, l'instruction générale conserve un caractère prédicatif, ou, si l'on veut, « ouvert », au sens où un prédicat est une « phrase ouverte », une phrase dont le sujet n'a pas encore été déterminé. 
Une pensée sociale est une pensée qui répond à la condition suivante : si l'autre n'a pas la même idée que moi, alors je n'ai pas non plus cette idée. (…) Considérons deux personnes qui ont rendez-vous l'une avec l'autre. La première A se dit : « J'ai rendez-vous avec B ». La seconde, B, se dit : « J'ai rendez-vous avec A ». (…) La pensée de A et la pensée de B sont une seule et même pensée, que chacun s'applique à soi-même. Lorsque A pense qu'il a rendez-vous avec B, et lorsque B pense qu'il a rendez-vous avec A, les deux personnages n'ont pas des pensées distinctes qui se trouveraient correspondre.
Les individus sont certainement les auteurs des phrases qu'ils construisent, mais ils ne sont pas les auteurs du sens de ces phrases. (…) Mon interlocuteur a tort s'il n'a pas compris ce que j'ai dit dans le sens de ma phrase veut dire dans le contexte. Moi-même, j'ai tort si je prétends qu'il a été dit par moi autre chose que ce qui a été dit par ma phrase en vertu des usages établis. (…) Ces usages établis permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui a été pensé, quand quelqu'un se fait entendre de quelqu'un. Ce sont bien des institutions du sens.

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