31 janv. 2011

INCERTITUDE, PEUR ET PRÉVISION

Article ParisTech Review (1) 

ParisTech Review vient de publier un long article que j'ai rédigé à partir de mon livre, les Mers de l'incertitude : « Réfléchir à partir du futur pour se diriger dans l'incertitude ». Compte-tenu de sa longueur, je vais le publier en quatre fois tout au long de cette semaine.

Au cœur de la jungle, vous venez d'entendre un bruit dans les feuilles. Vous pensez que c'est un tigre et grimpez le plus vite possible au sommet de l'arbre voisin. De là, vous constatez que ce n'était que l'effet du vent : vous souriez de votre erreur et en êtes quitte pour une belle peur. Mais, si jamais, à l'inverse, vous aviez pris le bruit de la marche d'un tigre pour celui de l'effet du vent, vous n'existeriez plus ! Comme tous les survivants, vous êtes programmé pour voir des tigres derrière chaque mouvement de feuilles (voir Michael Shermer, The pattern behind self-deception).
Assis à votre bureau, vous êtes entouré par l'incertitude : quel que soit le journal que vous saisissez, la radio que vous écoutez, la télévision que vous regardez, ce ne sont que des prévisions démenties, des reprises qui n'arrivent pas, des catastrophes et des succès inattendus. Vous repensez aux impacts de la crise des subprimes, et à votre séjour imposé à Los Angeles à cause du nuage de cendres islandais. Pris de peur, certain qu'il y a un tigre derrière tout ce bruit, vous décidez de stopper tous les investissements et de déclencher un plan de survie.
Ah, si seulement, le monde était sécurisant comme celui des livres de cuisine, on connaitrait alors la liste des ingrédients à réunir et le mode opératoire pour obtenir à coup sûr un résultat connu à l'avance et conforme à la photographie affichée !
Dans Penser l'incertitude, Pierre Gonod, un proche d'Edgar Morin, a proposé une typologie de la prévision entre quatre catégories :
  • « Type 1. Prévision à contenu déterministe, et quasi-mécaniste. C'est le domaine de la certitude. Il s'agit de processus dont les lois de transformations ou de mouvements sont connues et quantifiables. (…)
  • Type 2. Prévision aléatoire, stochastique. Là aussi les lois de transformation sont connues ainsi que leurs équations conditionnelles. La connaissance des corrélations, des coefficients d'élasticité, permet de prédire les alternatives futures dans le temps avec leurs probabilités de réalisation. (…)
  • Type 3. Certitude qualitative et incertitude quantitative. L'orientation des processus est connue mais ne peut être assortie d'un jeu de probabilités de leur réalisation. (…)
  • Type 4. Incertitude qualitative et quantitative. Il est impossible de connaître les alternatives des futurs »
Si j'applique cette classification à la vie des entreprises, je constate un glissement :
  • Il n'y a quasiment plus de situations de type 1 : la présence des boucles de rétroaction et la densité des interactions rendent rares les cas où l'on peut prévoir de façon certaine ce qui va se passer. En fait, ces situations ne se rencontrent que dans le très court terme.
  • Le type 2 n'est plus que celui des prévisions à court terme, et singulièrement celui du budget : pendant longtemps, on a cru qu'à un horizon de trois à cinq ans, horizon classique pour la réflexion stratégique, on pouvait construire des scénarios d'évolution, les probabiliser et ainsi encadrer le futur. Il n'en est rien, au mieux on peut dessiner des possibles, mais on ne peut pas les probabiliser.
  • Le type 3 est maintenant le type dominant, celui qui commence dès que l'on est sorti de ce futur proche dans lequel on peut prévoir ce qui peut arriver : c'est le monde des possibles. Je peux avoir une idée de ce qui est susceptible de se produire, élaguer en définissant des zones impossibles, préciser des chemins, mais je ne peux pas savoir lequel sera suivi, ni même le probabiliser. Au mieux, je peux éventuellement dire qu'un chemin est plus facile, et donc par là davantage possible qu'un autre.
  • Le type 4 est celui du flou absolu : la réflexion n'a plus alors aucun point d'appui et rien ne peut même être pensé à l'avance. On ne peut que constater a posteriori ce qui s'est passé.
Faut-il alors renoncer à toute anticipation et se contenter de vivre au jour le jour comme on peut ? Faut-il s'abandonner aux forces instantanées pour en tirer parti ? Où va-t-on ? On verra bien, on ira là où on pourra.
Mais alors, faute de discours positifs, tout le monde va voir des tigres de partout ! Peut-on miser des milliards d'euros comme on joue au loto ? La stratégie doit-elle être jetée aux oubliettes du management moderne ?
Non, bien sûr, mais comment faire ?

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