Dur, dur d’être un dirigeant performant, surtout si l’on croît qu’il s’agit seulement d’avoir une tête bien faite, garnie d’équations, de mathématiques et de business plan en tous genres !
Décider trop tôt n’est pas décider à temps : sale temps pour la réflexion et l'action
Le monde est de plus en plus turbulent, et tous les managers sont pris dans des tourbillons contradictoires.
Ainsi que je l’écrivais dans mon livre, Les mers de l’incertitude, il ne faut pas pour autant être malade du temps : "Si agitation rimait avec efficacité, toutes les entreprises seraient performantes. Mais souvent, cette agitation rime avec moindre réactivité réelle, moindre compréhension de ce qui se passe, moindre rentabilité. Confusion entre activité et performance, agitation et progression… (…) Toute personne qui ne court pas et n’est pas débordée est suspecte. Même en réunion, on doit lire ses mails et y répondre, et seuls le présent et le court terme comptent… (…)
Car, la question n’est pas d’aller vite dans l’absolu, mais d’adapter la vitesse à ce que l’on veut faire, d’ajuster rythme et durée. Une idée centrale est de comprendre l’interaction entre la durée d’observation et l’analyse que l’on peut mener : un corps observé sur une courte durée peut sembler solide, alors qu’il ne le sera plus au bout d’un certain d’observation."
Car, la question n’est pas d’aller vite dans l’absolu, mais d’adapter la vitesse à ce que l’on veut faire, d’ajuster rythme et durée. Une idée centrale est de comprendre l’interaction entre la durée d’observation et l’analyse que l’on peut mener : un corps observé sur une courte durée peut sembler solide, alors qu’il ne le sera plus au bout d’un certain d’observation."
Quatre remarques pour compléter mes propos d’alors :
- Toute activité, toute entreprise, tout projet est un flux, un mouvement. Toute réflexion, notamment tout business plan, est une photographie, c’est-à-dire un arrêt sur image (même s’il est le plus souvent composé d’un ensemble de photographies prises à des instants différents). Il y a donc une perte de la réalité du temps qui, au lieu d’être continu, devient discret. Penser en terme de flux et de dynamique est pourtant essentiel.
- Ces flux ne sont pas toujours linéaires, ni en progression. Ils peuvent être circulaires, comme dans la succession des saisons et de l’agriculture. La distinction entre flux linéaire et circulaire est majeure.
- Il faut savoir résister à la maladie collective de l’urgence, et, au contraire, décider le plus tard possible, car toute décision est la fermeture d’options. L’anticipation peut être souvent non seulement contre-productive, mais dangereuse.
- L’art de la décision est aussi celle du choix du moment où l’on prend la décision. Il n’y a en la matière aucune règle, à part celle d’avoir compris que ce choix était critique, et devait être réfléchi, et non pas simplement le résultat des courants et des événements.
L'illusion du contrôle par la centralisation : Croire piloter parce que l'on décide ou le "Decido, ergo sum" !
Plus celui qui décide est face à la situation réelle, plus il a entre les mains non seulement les données du problème, mais aussi les voies et moyens d’action, et plus l’action entreprise a des chances d’être efficace. C’est ce qui milite en faveur de la décentralisation, et à ne décider qu’a minima, au niveau central. Tel est bien la logique actuelle qui prévaut dans l’art militaire : donner de plus en plus d’autonomie aux forces de terrain, tout en veillant à ce qu’elles connaissent bien quel est le but visé.
Mais cette tendance est bien théorique dans les entreprises, et dans les faits, rarement mise en œuvre.
Pourquoi diable ? Ceci est dû souvent par une conjonction de causes :
– Le déficit de confiance : celui qui détient les rênes du pouvoir se croit souvent supérieur, et pense que les abandonner aux autres est une prise de risque. Il ne voit pas combien sa compréhension de la situation peut être faussée par la distance, et combien la vraie prise de risque et décider lui-même les modalités de l’action.
– L’illusion de la connaissance, notamment grâce aux systèmes d’information : grâce aux technologies de l’information, le centre est connecté en temps réel avec tout ce qui se passe, et imagine qu’il peut voir et comprendre tout ce qui advient, mieux que ceux qui sont sous l’épreuve des balles. Mais ces informations ne sont toujours que partielles, froides, et paradoxalement surabondantes : comment faire la synthèse de ces tableaux de chiffres qui défilent continûment ?
– La globalisation des médias, et la vulnérabilité du centre : plus rien n’est loin du centre, et tout peut l’atteindre immédiatement. Une erreur même mineure, commise dans une filiale lointaine, peut avoir des effets catastrophiques, par exemple en terme d’image pour l’entreprise.
– La judiciarisation du monde : Le dirigeant sait qu’il peut être juridiquement responsable de tout ce qui advient dans son entreprise, y compris pour des actes qu’il n’a pas personnellement décidés. Ce n’est vraiment de nature ni à la détendre, ni à faciliter la décentralisation.
Malgré tous ces obstacles réels, je reste convaincu que la pire des décisions est de vouloir décider de tout et de ne pas décentraliser… mais cela ne veut pas dire qu’il faut le faire sans en définir les règles et les modalités !
Sous-traiter les calculs, pas la pensée : vers des dirigeants visionnaires, philosophes et historiens
Quelles sont donc les qualités requises pour être un dirigeant dans l'incertitude, et savoir en tirer parti :
– Il sait que, quels que soient ses efforts, ses décisions et ses actes seront conduits majoritairement par ses processus inconscients : il doit l’avoir intégré, et donc se méfier des situations où son expérience et son passé pourraient l’amener à avoir des intuitions fausses. Ceci milite à ne pas vouloir diriger des entreprises dans lesquelles il n’a pas grandi, ou qui sont trop éloignées des précédentes où il a travaillé.
– Il a compris que l’incertitude n’est pas le témoin d’un déficit de connaissance ou une anomalie, mais le fruit du développement du monde, et croît inévitablement avec le vivant : s’il lutte contre l’incertitude, et croit qu’il la réduit par le contrôle et la prévision, il fait fausse route. Renforcer son entreprise, c’est accroître l’incertitude, tout en développant une capacité collective à en tirer parti.
– Les mots et le langage qu’ils emploient, ne sont pas seulement ce avec quoi il communique, mais d’abord ce au travers de quoi il pense : comme il est important d’affûter un couteau pour découper efficacement une viande et savoir utiliser le bon tranchant, l’art du langage est celui de la précision. Tout dirigeant doit prêter attention aux mots qu’il utilise, et comment ils conditionnent sa pensée et la compréhension de ceux qui l’entourent. L’art des mots est souvent plus important que celui de l’art de la règle de trois, car les calculs peuvent être sous-traités, la pensée non.
– Il recherche la confrontation comme moyen d’ajuster les interprétations : il sait que les points de vue de chacun dépendent de l’endroit où l’on se trouve et de sa propre expérience. Il est donc normal de ne pas être d’accord avant toute discussion, c’est l’inverse qui est surprenant et preuve d’évitement.
– Il inspire confiance et la diffuse dans toute l’entreprise : sans confiance, il est impossible de vivre dans l’incertitude et de développer une confrontation positive. C’est donc une qualité majeure du dirigeant, et doit être un de ses objectifs quotidiens : comment accroître la confiance collective et individuelle au sein de son entreprise.
En conclusion de ce panorama rapide des qualités qui me semblent requises pour diriger, je dirais que je le vois d’abord comme un visionnaire philosophe et historien, c’est-à-dire quelqu’un capable de voir où sont les mers qui attirent le cours des fleuves, de se préoccuper du sens des actes de son entreprise, et de comprendre l’importance et la vulnérabilité des interprétations.
(Article paru dans le Cercles Les Echos le 13 février 2013, et sur le blog en 3 parties)
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