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14 août 2014

CONFIANCE ET CONFRONTATION, LES DEUX PILIERS DE L’ACTION COLLECTIVE DANS L’INCERTITUDE

Pour une ergonomie des actions émergentes (8) - Best of (16-17/3/14)

La confrontation est la sœur de la confiance
À la confiance, il est nécessaire d’adjoindre sa sœur, la confrontation, c’est-à-dire la mise en commun et en débat des interprétations et des points de vue, internes comme externes.
Pourquoi ? Parce que tout est trop mouvant, trop complexe, trop multiforme pour être compris par un individu isolé ; parce que chacun d’entre nous est trop prisonnier de son expertise, de son passé, de l’endroit où il se trouve, pour avoir une vue complète et absolue ; parce que l’objectivité n’est pas de ce monde, que tout est contextuel, que seules les interprétations existent, et les faits restent cachés et obscurs ; parce que, sans confrontation avec le dehors, l’entreprise se sent, petit à petit, invulnérable, dérive, et se réveille, un jour, tel un dinosaure, déconnectée de son marché, de ses clients et de ses concurrents. (…)
Qu’est-ce donc que la confrontation ? Elle est le chemin étroit entre nos deux tendances naturelles, qui sont le conflit et l’évitement. Mus par nos réflexes inconscients, ceux qui viennent des tréfonds de la jungle que nous avons quittée il n’y a pas si longtemps, nous voyons d’abord un point de vue différent, comme une menace et une remise en cause : si nous nous sentons suffisamment forts, nous chercherons le conflit, pensant le gagner ; si c’est le sentiment d’infériorité qui domine, comme une gazelle face à un lion, nous fuirons.
La confrontation est une troisième voie : elle est ouverture aux autres, mise en débat de ses convictions et ses interprétations, recherche des hypothèses implicites, souvent inconscientes, qui ont conduit chacun, à sa vision du monde, et à recommander telle solution, plutôt que telle autre. Le but de la confrontation est d’ajuster les interprétations, de construire une conviction collective, de prendre ensemble une décision, et de définir les modalités d’actions. (…)
Finalement, c’est l’absence de confrontation qui est un signal d’alerte, car, pour tout projet complexe, il n’est pas normal que tout le monde soit spontanément d’accord. Cela signifie soit que l’analyse a été trop superficielle, soit que certaines parties prenantes ont évité la discussion. Quand un projet avance trop vite, quand aucun arbitrage n’est nécessaire, c’est qu’une partie du champ de contraintes n’a pas été pris en compte. On constate alors a posteriori les dégâts : l’objectif n’est pas atteint, ou les délais ne sont pas respectés, ou les coûts ont dérapé… ou les trois.
La confiance est le moteur implicite de nos sociétés
« Mes parents étaient la protection, la confiance, la chaleur… C’était une armure magique qui, une fois posée sur vos épaules, peut être transportée à travers votre existence entière.… De là mon audace… Je courais pour aller à la rencontre de tout ce qui était visible et de tout ce qui ne l’était pas encore. J’allais de confiance en confiance, comme dans une course de relais. » (1)
Pour avancer dans le brouillard de l’incertitude, pour agir dans le calme quand le monde environnant tourbillonne et se précipite, pour avoir la lucidité de trouver le geste facile, celui qui prend appui sur les courants de fonds, il y a un préalable indispensable : avoir confiance. Sans confiance, on imagine des tigres derrière le moindre bruit dans les feuilles, on croit qu’un nouvel obstacle est caché dans la brume qui nous précède, on pense que celui qui court va nous doubler, on se voit déjà emporté par le courant qui nous entoure… (…)
Yves Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, dans leur ouvrage collectif, La fabrique de la défiance, mettent, l’accent sur la corrélation directe entre croissance, performance économique et confiance : « Kenneth Arrow : « Virtuellement tout échange commercial contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de développement économique d’une société est due à l’absence de confiance réciproque entre ses citoyens. » (…) Ce constat n’est pas surprenant, car la confiance favorise l’efficacité des entreprises. (…) Ils sont plus réactifs, mieux à même de s’adapter à l’environnement et d’innover. Ils facilitent l’adoption de méthodes efficaces : décentralisation des décisions, organisation horizontale des relations de travail, travail en équipe, valorisation de l’esprit d’initiative et d’innovation. »
De fait, la confiance est le moteur implicite et souvent caché du capitalisme : sans elle, rien ne serait advenu, et les entreprises n’existeraient pas. Elle est le ciment de la coopération, elle est pré-requise pour la création de toute société. Selon l’économiste Stephen Knack, c’est même la confiance entre étrangers qui est la plus importante, c’est-à-dire entre deux personnes prises au hasard au sein de vastes populations mobiles. Comme une transposition sociale de la gravitation qui permet à des objets distants d’agir l’un sur l’autre.
Pas de doute donc, s’il y a bien une certitude à avoir en milieu incertain, c’est l’importance de la confiance ! C’est le préalable à l’émergence de comportements efficaces. La développer est une priorité pour le Direction générale. Inutile d’insister sur la nécessité qu’elle a d’être exemplaire, car comme le dit le proverbe chinois, « le poisson pourrit par la tête »…
(1) Jacques Lusseyran, Et la lumière fut
(extrait des Radeaux de feu)

11 août 2014

STRATÉGIE, MOTS ET CULTURE PARTAGÉE

Pour une ergonomie des actions émergentes (4) - Best of (5/3/14)
L’entreprise, en tant que structure collective émergente, ne voit et n’entend qu’au travers des hommes qui la composent, ne connaît ni les faits bruts, ni le réel, et est tissée des interprétations qui la parcourent.
Ainsi, ce n’est pas parce que la stratégie est clairement définie et stable, qu’elle est comprise et partagée. La diffuser dans toute l’entreprise suppose un effort constamment renouvelé, ne serait-ce qu’à cause des nouvelles recrues. C’est une raison de plus pour ne jamais en changer, et ne procéder qu’à de lentes inflexions, sinon sa diffusion et son intégration en profondeur dans l’entreprise ne seront jamais effectives. C’est la permanence des efforts et leur sédimentation qui donnent naissance à la culture de l’entreprise, c’est-à-dire à des repères communs. Celle-ci est le guide qui oriente les actions individuelles, et facilite la communication.
Pour que la stratégie devienne culture, et soit vécue et partagée, elle doit se retrouver dans les mots de l’entreprise, et être portée avec continuité par ses dirigeants successifs. Ainsi L’Oréal définit encore aujourd’hui ses valeurs et principes éthiques comme : « Nos valeurs sont inscrites dans le code génétique de L’Oréal. Aujourd’hui encore, elles s’expriment dans le quotidien de toutes les équipes à travers le monde. Portrait des six valeurs fondatrices du groupe. (…) Si depuis plus d’un siècle L’Oréal se consacre à un seul métier, la beauté, c’est avant tout par Passion. Passion pour ce que la cosmétique apporte aux femmes et aux hommes. (…) L’Innovation est aussi une de nos valeurs fondatrices. Nous n’oublierons jamais que notre société a été créée par un chercheur. (…) Parce qu’il n’y a pas d’innovation sans audace, sans prise d’initiatives, L’Oréal a de tout temps donné la primauté à l’homme sur les structures. (…) Synonyme d’autonomie, de challenge, d’aventure, le goût d’Entreprendre a toujours été stimulé et élevé en mode de management. (…) Ces quatre valeurs sont indissociables d’une cinquième, la quête de l’Excellence. (…) Enfin, qu’il s’agisse d’innover ou d’entreprendre, le groupe l’a toujours fait avec Responsabilité. »
Ce texte peut sembler banal, mais ce qui fait qu’il ne l’est pas, c’est qu’il correspond à la réalité de l’entreprise et qu’il est stable dans le temps. Je me souviens de mes trois années passées chez L’Oréal, il y a presque trente ans, et déjà alors un tel texte aurait pu être écrit, et était vécu au quotidien. L’essentiel s’y trouve : le fait que le développement des marques doit reposer non pas sur des promesses marketing sans fondements, mais sur des innovations et des performances, ce qui suppose la mise en avant de la recherche-développement ; la remise en cause permanente et la poursuite de l’excellence qui interdisent l’autosatisfaction et l’arrogance ; l’intégrité vis à vis de ses clients et de ses partenaires…

(extrait des Radeaux de feu)

7 août 2014

APPRENDRE ET AUTORISER LE LÂCHER-PRISE

Pour une ergonomie des actions émergentes (1) - Best of (19/2/14)
Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, dresse un tableau de la campagne de Russie de Napoléon, bien éloigné de ce que j’avais retenu de mes cours d’histoire : le déroulement y est d’abord le fruit de hasards, de malentendus, de chances et malheurs. Selon lui, Napoléon se croyait, aux commandes, alors que, dans la réalité, sa Grande Armée agissait largement d’elle-même : « A la suite de ces rapports, faux par la force même des circonstances, Napoléon faisait des dispositions qui, si elles n’avaient pas déjà été prises par d’autres d’une manière plus opportune, auraient été inexécutables. Les maréchaux et les généraux, plus rapprochés que lui du champ de bataille et ne s’exposant aux balles que de temps à autre, prenaient leurs mesures sans en référer à Napoléon, dirigeaient le feu, faisaient avancer la cavalerie d’un côté et courir l’infanterie d’un autre. Mais leurs ordres n’étaient le plus souvent exécutés qu’à moitié, de travers ou pas du tout. »
Pourquoi diable certains dirigeants d’entreprises se croient-il plus forts que Napoléon et que les plus grands chefs de guerre ? Pourquoi n’admettent-ils pas que l’art du management est souvent, certes d’aller vers l’objectif que l’on s’est fixé, vers cette mer qui, à l’horizon, attire le cours du fleuve de l’entreprise, mais sans suivre des plans détaillés, des business plans ciselés, ou des tableurs Excel prétendant modéliser le futur ?
Il est temps qu’ils comprennent que, s‘ils élaborent une pensée théorique détaillée et se raidissent dans la volonté de la mettre en œuvre telle quelle, alors, puisque rien ne se passera comme prévu, la réalité de ce qui advient n’aura pas de lien avec cette théorie, et rien ne sera, de fait, piloté.
Comprenons que l’incertitude donne tout son poids et sa noblesse au rôle de ceux qui sont en première ligne. Comme l’exprime le prince André Bolkonsky, héros de Guerre et Paix : « Le rapport des forces de deux armées, reste toujours inconnu. Crois-moi : si le résultat dépendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j’y serais resté, et j’aurais donné des ordres tout comme les autres; mais, au lieu de cela, tu le vois, j’ai l’honneur de servir avec ces messieurs, de commander un régiment, et je suis persuadé que la journée de demain dépendra plutôt de nous que d’eux ! ».
L’art du management est de faire de l’entreprise un corps vivant, réactif alliant souplesse et cohésion. Les matriochkas stratégiques, – une mer visée dans un cadre stratégique et des principes d’actions qui se traduisent par des chemins stratégiques –, autorisent le lâcher-prise, car elles apportent la direction et la stabilité qui fédèrent les initiatives et construisent dans la durée. Les actes quotidiens et concrets mettent en œuvre effectivement la stratégie, développent des produits et des services, et les amènent jusqu’aux clients.
Mais pour cela, il ne suffit pas de ces matriochkas, il faut aussi qu’un certain nombre de conditions soient réunies : de réelles marges de manœuvre pour tout un chacun, un cadre stratégique compris, vécu et partagé, la confiance en soi et en les autres.
Ceci suppose une ergonomie des actions émergentes.
(extrait des Radeaux de feu)

4 août 2014

COMMENT L’ORÉAL EST STRUCTURELLEMENT STABLE, ET CONSTAMMENT CHANGEANTE À L’INTÉRIEUR

Les Matriochkas d’une stratégie résiliente (6) - Best of (11/2/14)
Suffit-il d’avoir une vision claire à long terme, d’avoir trouvé un point fixe que l’on visera pour toujours (comme je l’explicitais dans mon dernier article) pour qu’il devienne effectivement l’ADN de l’entreprise ?
Non bien sûr ! En rester là, serait croire que l’on peut diriger par incantation : il ne suffit pas d’affirmer une vision ou une méta-stratégie pour que, par miracle, elle devienne réalité. En rester là, c’est à coup sûr la condamner à rester lettre morte, un vœu pieux issu des pensées d’un comité stratégique : affirmer n’est pas réussir, imaginer n’est pas agir. Si on se contente de laisser cohabiter ce point fixe avec les aléas de la vie, chacun continuera à agir comme si de rien n’était, et jamais l’entreprise n’avancera vers cette mer. Elle restera à tout jamais une utopie lointaine et inaccessible.
Si les actions réalisées ne sont pas effectivement mises en cohérence avec la méta-stratégie, si rien n’est fait pour se rapprocher, ne serait-ce que de quelques mètres, de sa mer, elle restera une vision théorique et fictive : elle doit s’incarner dans le réel, car une entreprise ne se nourrit pas ni d’utopies, ni d’idéaux, mais bien de chiffre d’affaires tangible !
Pour qu’une méta-stratégie en soit une, elle doit cesser d’être « méta », et devenir stratégie, c’est-à-dire servir de guide au quotidien de l’entreprise. Ceci ne peut pas se faire d’un seul coup, car il y a trop de distance entre la stabilité immuable de la mer et le chaos des actions immédiates : il faut une succession d’étapes, une série de poupées russes emboîtées, les matriochkas d’une stratégie résiliente.
Pour être plus explicite, poursuivons l’exemple de L’Oréal. Comme indiqué précédemment, sa méta-stratégie, sa mer, est la beauté.
À partir de là, L’Oréal a créé un cadre stratégique, avec trois niveaux de traduction et d’explicitation :
1. Elle a décidé de s’intéresser non pas à la beauté en général, mais à la beauté de la femme au travers des cheveux, de la peau et du parfum. Concernant la peau, il a été considéré que seuls les produits de soin en faisaient partie, excluant tout ce qui est savon. Ceci permet de définir les familles de produits auxquelles s’intéresser : coloration, shampooing, laque, gel, cosmétique, maquillage, parfums…
2. Afin d’assurer sa résilience face aux aléas liés aux canaux de distribution, L’Oréal veut être présent dans tous les circuits : grand public (hypermarchés, supermarchés, magasins populaires, grands magasins), salons de coiffure, pharmacie, parfumerie, vente à distance…
3. Pour chaque circuit de distribution, la présence se fera au travers d’au moins une marque mondiale, celle-ci s’appuyant sur une promesse spécifique, cohérente avec le circuit de distribution où on la trouve. Ceci repose sur la conviction qu’un circuit de distribution donné correspond à un certain type de client, ou plus précisément, puisqu’un même client peut, selon les moments, aller dans l’un ou l’autre circuit, à un certain type d’attente. La volonté d’avoir des marques mondiales est associée à la vision de l’importance de la communication, de la nécessité d’amortir les coûts de conception, et enfin de la progressive globalisation de la consommation. (…)
À côté du cadre stratégique, figurent les principes d’actions, c’est-à-dire ce qui définit des éléments de culture qui le complètent, aident à choisir les actions à entreprendre, et matérialisent des convictions managériales. Dans le cas de L’Oréal, j’en vois deux essentiels qui sous-tendent « refus de l’obsolescence ». Explicitons-les.
Le déterminisme du succès peut être formulé ainsi : ce qui a réussi quelque part n’a aucune raison de ne pas réussir ailleurs. Ceci ne signifie pas qu’un produit ou une idée doivent nécessairement rencontrer le même succès en un endroit quelconque du monde, mais que les fondamentaux qui les sous-tendent, oui : au marketing et aux équipes locales, de trouver la bonne adaptation. (…)
Le deuxième point a trait au refus d’abandonner un produit une fois qu’il a été lancé et a rencontré le succès : Elnett la laque star a été lancée en 1960, Mixa Bébé en 1969… et Ambre Solaire en 1936 au moment des congés payés ! Bien sûr ces produits ont évolué et ont fait l’objet de liftings réguliers, mais ils sont toujours là. (…)
Voilà donc l’entreprise dotée d’une méta-stratégie – la beauté –, d’un cadre qui précise les familles de produits auxquelles elle s’intéresse, et affirme la volonté de disposer d’un portefeuille de marques mondiales couvrant tous les circuits de distribution, chacune spécialisée dans un circuit donné, et de deux principes d’action.
Le troisième niveau, celui des chemins stratégiques, est la mise en œuvre du cadre : quelles sont exactement les marques et les marques-ombrelle que L’Oréal veut lancer et entretenir ? Pour chacune, quels sont sa promesse, son circuit de distribution, et la famille de produits qu’elle recouvre ? (…)
On a ainsi la constitution de matriochkas stratégiques très stables à l’extérieur, et de plus en plus malléables au cœur : des marques ombrelle dans des marques qui occupent un circuit de distribution et matérialisent le cadre stratégique, tout en respectant les principes d’action.
(extrait des Radeaux de feu)

31 juil. 2014

DANS L'INCERTITUDE, LE DÉFI N'EST PAS L'AGILITÉ, MAIS LA STABILITÉ !

Les Matriochkas d’une stratégie résiliante (3) - Best of (6/2/14)

L’agilité est le mot à la mode du management contemporain. Mais, dans le Neuromonde incertain et tourbillonnant, est-ce, à la moindre brise, changer de cap plus vite que les autres ? Qui peut croire que la création de valeur naîtra de tels mouvements erratiques ?
Au contraire, la performance est dans la stabilité, et la capacité à maintenir son cap : arriver à construire dans la durée, sans être désarçonné par tout ce que l’on n’a pas pu prévoir. Tel un fleuve, modifier son cours en fonction des mouvements de terrain, du volume des pluies, des barrages imprévus, mais sans changer de destination.
Aussi si toutes les entreprises sont nées par hasard, intuition ou volonté, celles qui sont devenues des leaders mondiaux durables ont pris, à un moment, le temps de trouver leur mer : elles sont les fleuves qui attirent et structurent le cours des autres.
Ainsi L’Oréal ne cesse jamais de viser la beauté, reste centrée sur les cheveux, la peau et le parfum, développe des marques mondiales dédiées toujours aux mêmes circuits de distribution, tout en en allongeant sans cesse la liste, ne renonce pas à ses principes d’action, … avec au cœur, une réactivité extraordinaire, celle de l’énergie de la vie : les actes élaborent des produits, produits qui construisent des marques, marques qui rapprochent l’entreprise chaque jour un peu plus de sa mer.
L’entreprise est structurellement stable et changeante au quotidien : le chaos des initiatives apporte la résilience globale.
Attention enfin à s’être préparé au pire et organisé sur les scénarios les plus défavorables, car, dans les tourbillons du Neuromonde, seuls les paranoïaques optimistes survivent !
(extrait des Radeaux de feu)

28 juil. 2014

COMMENT LES ENTREPRISES POURRAIENT-ELLES DIRIGÉES COMME ON RÉSOUT UNE ÉQUATION MATHÉMATIQUE ?

Le management par émergence - Best of (22/1/2014)
« Comment existerait-il une théorie et une science là où les conditions et les circonstances restent inconnues et où les forces agissantes ne sauraient être déterminées avec précision ? Quelqu’un peut-il deviner quelle sera la position de notre armée et celle de l’ennemi dans vingt-quatre heures d’ici ? (…) Où peut donc être la science là où tout est vague, où tout dépend de circonstances innombrables, dont la valeur ne saurait être calculée en vue d’une certaine minute, puisque l’instant précis de cette minute est inconnu ? » (1)
Notre monde est habité d’experts de tous poils qui, doctement, nous assènent des prévisions qui sont sans cesse démenties. Si certaines se révèlent exactes, ce n’est que le fruit de leur grand nombre : à force de tout dire et son contraire, certaines se trouvent a posteriori valides, mais comment les repérer a priori, noyées qu’elles sont dans la horde des projections de ces cartomanciens modernes.
Je vois aussi des dirigeants qui imaginent que l’incertitude qui les environnent, peut être réduite, que les erreurs faites dans les business plan témoignent de l’incurie de leurs collaborateurs, et que, face aux aléas et aux exigences sans fin croissantes des financiers, c’est dans le renforcement du contrôle et de leur pouvoir qu’ils trouveront le salut.
Voilà donc les deux soi-disant sauveurs de l’économie contemporaine et mondiale, d’un côté les gourous de la macro-économie qui, du sommet de leurs tours d’ivoire, sauraient ce qui va arriver, de l’autre, les capitaines d’industrie qui, cabrant leur monture et jouant des muscles, pourraient dompter l’immensité de leur entreprise. Comment le croire sérieusement, quand notre monde est tissé d’emboîtements se propageant sans cesse, d’incertitudes accélérant continûment, et d’émergences de propriétés nouvelles, jugées la veille inimaginables ?
Comment les entreprises pourraient-elles dirigées comme on résout une équation mathématique, alors que les mailles du Neuromonde vibrent de plus en plus globalement sous les chocs imprévus des aléas locaux, que les hommes et les femmes qui les peuplent ont des capacités élargies, et que chacun devient tête d’un réseau et générateur d’ondes nouvelles se propageant immédiatement sur toute la planète ?
Comment ne pas être pris de vertige devant les dimensions infinies de la bibliothèque de Babel qui nous fait face ? Comment ne pas se voir de plus en plus comme des fourmis de feu dépassées par la puissance de ce qu’elles ont construit, et qui, tout en les renforçant, les emporte vers des horizons inconnus ?
Aussi plutôt que de vouloir modéliser ce qui émerge, acceptons-le et apprenons à tirer parti de ces radeaux qui se construisent sans que nous sachions bien comment. Comprenons que l’ambition suppose d’abord un regard réaliste sur nos capacités, et donc la modestie d’admettre que la solution n’est ni dans la crispation, ni dans la mathématisation de ce qui ne peut pas l’être.
Voilà le défi moderne du management : dans un monde en création et transformation perpétuelles, où de nouvelles propriétés s’inventent continûment, il faut passer au management par émergence, et donner un sens au collectif en mélangeant anticipation et acceptation, leadership et lâcher-prise, soutien et découverte.

Telles les fourmis de feu qui, ayant construit un radeau qu’elles n’ont pas modélisé, ne sont pas arrêtées par les inondations, et acceptent que leur survie passe par une dérive temporaire avant de pouvoir reprendre leur marche en avant, apprenons à nous appuyer sur ce que nous ne comprenons pas, mais peut nous sauver.
(1) Léon Tolstoï, La Guerre et La Paix, Tome II, Chapitre IV, XI
(extrait des Radeaux de feu)

24 juil. 2014

PRIS DANS LES MAILLES DE NOS INTERDÉPENDANCES

Notre monde : le Neuromonde - Best of (19/12/13)
Au printemps 2010, une nouvelle défraya la chronique et fit la une de tous les journaux : un volcan au nom quasiment imprononçable – du moins pour ceux qui n’étaient pas islandais –, l'Eyjafjöll était entré en éruption. Était-ce à cause du nombre de morts qu’il avait provoqué ? Non, rien de tel. Juste des coulées de lave dans une zone quasiment désertique. Était-ce parce que cette éruption présentait des caractéristiques exceptionnelles ? Non plus, juste une éruption volcanique banale dans son déroulement.
Simplement ensuite un enchaînement malheureux et lourd de conséquences : un peu de fonte des glaces, quelques gaz volcaniques, et beaucoup de cendres expédiées dans les cieux. Là, ces dernières, poussées par des vents malicieux, deviennent un nuage qui dérive vers l’Europe continentale et se met juste sur le chemin des vols aériens internationaux. Résultat : une congestion massive du transport aérien au cœur du commerce mondial. Nous avons frisé l’embolie économique à cause de ce caillot volcanique.
Cet accident est dans son déroulement un bel exemple de l’aspect devenu réticulaire de notre monde : nous sommes pris dans nos interdépendances collectives. Le moindre phénomène peut avoir des répercussions d’un bout à l’autre de la planète. Un peu comme si nous étions pris dans une immense toile d’araignée : une vibration sur l’une des parties de la toile se propage de partout.
Interdépendance, toile, connexions. Jamais le collectif n’avait atteint cette dimension. Cette propagation peut être physique comme dans le cas du nuage de cendres islandais, mais le plus souvent, elle est informationnelle. Alors, la transmission est instantanée, car elle s’effectue à la vitesse de la lumière.
À croire que la planète est dotée d’un réseau de neurones qui soudent tous les pays. Finalement, l’image qui me vient est celle d’un Neuromonde, c’est-à-dire d’un monde parcouru constamment par des impulsions se propageant sans cesse dans ce réseau.
À côté de celui-ci, les fourmilières ne représentent rien : quelle est la puissance de trois cents millions de fourmis occupant leur super-colonie à Hokkaido au Japon, face aux milliards d’hommes en train d’être connectés ?
Au cœur de l’explosion de ces réseaux, les entreprises. À la fois moteurs de cette évolution et portées par elles, elles sont en pleine mutation : nées au temps où le monde était partitionné, où, au-delà d’une certaine taille, les coûts de pilotage et de gestion administrative étaient supérieurs aux gains, elles deviennent globales, et sont parcourues par les courants du Neuromonde. D’une certaine façon, elles en constituent l’ossature.
Avec cette intrication entre Neuromonde et méga-entreprises, les mailles des émergences, des matriochkas et de l’accroissement de l’incertitude se tricotent de plus en plus vite, de plus en plus finement, et nos radeaux de feu deviennent d’immenses vaisseaux numériques …
(extrait des Radeaux de feu)

21 juil. 2014

LES MOTS DE LA DEUXIÈME FRANCE

Kery James, un chanteur enterré vivant - Best of (15/4/14)
Hier c’étaient les mots de Georges Brassens qui m’étaient revenus pour évoquer la situation d’aujourd’hui et la montée des peurs au nom de nos racines.
Un autre poète contemporain nous parle de ces mêmes peurs. Lui n’est pas mort, et bien vivant. C’est Kery James, mais vous ne le trouverez quasiment jamais à la télévision, ni ne l’entendrez sur les ondes de la radio. A croire que, comme Brassens, il n’est plus des nôtres. Pourtant il parle de notre société et de notre difficulté à vivre ensemble. J’ai déjà évoqué sur mon blog à de multiples reprises la portée de ses mots…
En voici à nouveau quelques uns piochés dans trois de ces chansons - Lettre à la républiqueBanlieusardsÀ l’ombre du show business :
« Ce passé colonial, c'est le vôtre,
C'est vous qui avez choisi de lier votre histoire à la nôtre,
Maintenant vous devez assumer.
L'odeur du sang vous poursuit, même si vous vous parfumez,
Nous les arabes et les noirs, On n'est pas là par hasard,
Toute arrivée à son départ.
(…)
On ne s'intègre pas dans le rejet,
On ne s'intègre pas dans des ghettos français.
Parqués entre immigrés, faut être sensé,
Comment pointer du doigt le repli communautaire,
Que vous avez initié depuis les bidonvilles de Nanterre ? »
« Le 2, ce sera pour ceux qui rêvent d'une France unifiée.
Parce qu'à ce jour y'a deux France, qui peut le nier ?
Et moi je serai de la 2ème France, celle de l'insécurité, des terroristes potentiels, des assistés.
C'est c'qu'ils attendent de nous, mais j'ai d'autres projets qu'ils retiennent ça.
Je ne suis pas une victime mais un soldat.
Regarde-moi, j'suis noir et fier de l'être.
J'manie la langue de Molière, j'en maîtrise les lettres.
Français parce que la France a colonisé mes ancêtres …
Banlieusard et fier de l'être. On n'est pas condamné à l'échec !
On est condamné à réussir, à franchir les barrières, construire des carrières »
« Issu de la 2ème France j'attends encore ma 1ère chance.
Pardonne mon arrogance mais ils condamnent mon art en silence.
Pendant que je pleure, mes potes ont terminé leur dernière danse.
Alors oui, je suis poète dans le cercle des disparus. A l'ombre du show business, mon art vient de la rue …
Oh que j'aime la langue de Molière.
J'suis à fleur de mots, tu sais y'a une âme derrière ma couleur de peau,
Et si je pratique un art triste, c'est que mon cœur est une éponge. »

25 sept. 2013

LA CONFIANCE DOIT REMPLACER LE CONTRÔLE

Pourquoi faire payer un café si le temps pour trouver l’argent coûte plus cher en temps d’arrêt machine ?
Le 22 novembre, l’École de Paris du Management a donné la parole à Jean-François Zobrist, patron atypique, qui a fait de la fonderie Favi, un leader mondial dans son domaine. Dans cette entreprise de plusieurs de centaines de personnes, Jean-François Zobrist a remis en cause bon nombre des règles habituelles de l’organisation et du management.
Son approche repose sur quelques convictions simples :
- C’est l’homme, et lui seul, qui est capable de manager l’incertain : ayant grandi dans la jungle, ayant appris à lire les traces incertaines des proies potentielles ou à réussir la culture dans les aléas de la météo, nos systèmes inconscients se sont construits pour y faire face.
- L’homme est bon : il ne vole pas, il est intelligent, il n'est pas paresseux, il n'a pas besoin d'objectif ou de prime individuels, il ne fait pas exprès d'arriver en retard, il sait s'organiser, il est hyper réactif, il a une conscience innée de la qualité…
- La confiance doit remplacer le contrôle : quand on fait confiance, on le fait totalement et sans réserve,
- Il n’y a pas de performance sans bonheur,
- L’amour du client
Le plus étonnant dans son approche n’est pas tant ce discours que l’on peut rencontrer auprès d’autres personnes (malheureusement trop rares…), mais dans le fait qu’il l’a mis en œuvre pendant de longues années et a démontré son efficacité :
- il a effectivement supprimé les fonctions de contrôle, en confiant ce dernier directement aux ouvriers qu’il a mis au cœur de tous les processus,
- il a constitué des mini-usines de quelques dizaines de personnes organisées autour d’un client ou d’une famille produits, et regroupant ouvriers et commerciaux autour d’un chef élu par eux,
- il a suivi en permanence le cash-flow, qui, selon sa métaphore, est l’oxygène de l’entreprise, c’est-à-dire ce flux indispensable à la vie,
- il a accéléré tous les processus, en développant l’auto-organisation,
Pour en savoir plus sur ce qu’il a mis en œuvre de nombreuses vidéos de ses différentes interventions sont disponibles sur YouTube. Voir aussi la page présentant le management et le système Favi.

23 sept. 2013

LA CONFIANCE NE SE DÉCRÈTE PAS, ELLE SE CONSTRUIT

Sans confiance, rien n’est possible
Cette semaine, j’ai abordé successivement le thème du temps, de la nécessaire décentralisation et des forces qui luttent contre elles, et hier le profil souhaité du dirigeant. Je vais la clore en revenant une fois de plus sur l’importance de la confiance.
En effet, la confiance n’est pas une valeur seconde, car :
- Elle est le socle du management dans l’incertitude : comment accepter l’incertitude, et comprendre qu’elle est source d’opportunités, si l’on a peur pour soi à court terme, et si l’on n’est pas convaincu que, en cas de problèmes, tous ceux qui m’entourent seront solidaires et source de support et de réconfort ?
- Elle est le ciment de l’action collective : travailler avec les autres, c’est ne pas avoir peur de se mettre à nu, être prêt à parler de ses doutes, savoir s’opposer quand on pense le contraire. Pensez à l’action des commandos : si les membres qui le composent ne sont pas soudés, rien n’est possible.
La confiance ne se décrète pas, elle se crée, et ce à quelques conditions :
- Chacun doit être convaincu que le chef n’est pas seulement compétent, mais juste et légitime. Il est le premier responsable du climat général dans l’entreprise. Un proverbe chinois dit : « Le poisson pourrit par la tête ».
- Le but poursuivi doit être fédérateur et vu comme lui aussi juste et légitime. Les armées se battent pour leur pays, une entreprise ne peut pas se battre collectivement pour un cash-flow.
- Chacun doit comprendre son rôle et comment il se relie au but poursuivi. La confiance ne naît pas de l’obéissance aveugle et subie.

(Article paru le 14 février 2013)

18 sept. 2013

QUELLE COULEUR UN CAMÉLÉON PREND-IL FACE À UN MIROIR ?

Out of Control – Patchwork (2)
Sur la décentralisation et le contrôle par l’environnement
 Il n’y a pas de communication explicite entre les agents. Toute la communication se produit en observant les effets des actions des autres agents sur le monde extérieur.
Contrairement à ce que l’on raconte dans les affaires, ce n’est pas en tenant informé tout le monde de tout, que l’on fait naître l’intelligence.
C’est une bonne idée de penser que le monde est plutôt une bonne représentation de lui-même. Sans représentation centralisée imposée, personne n’a à réconcilier des idées contraires : elles n’ont simplement pas à être réconciliées. A la place, des signaux différents génèrent des comportements différents.
C’est le monde lui-même qui devient le contrôleur « central » : l’environnement non prédéfini devient la carte. Cela économise beaucoup de calcul.
Il relève cinq règles pour construire des mobots :
- une construction incrémentale : la complexité se développe, elle ne s’installe pas
- un couplage étroit entre ce qui mesure et ce qui agit : réagir plutôt que réfléchir
- des niveaux modulaires et indépendants : un système composé de sous-ensembles viables
- un contrôle décentralisé : pas de planification centrale
- une communication dispersée : observer les résultats dans le monde, et non pas à l’intérieur du système
Sur l’évolution et la coévolution
Depuis le premier jour de la genèse, il a fallu des milliards d’années pour atteindre le stade du végétal, et un milliard d’années et demi de plus pour qu’un poisson soit apparu. Encore cent millions d’années, et les insectes entrent en scène. « Puis tout s’accélère », dit Brooks. Reptiles, dinosaures, et mammifères apparaissent dans les cent millions d’années suivantes. Les grands singes dotés de cerveaux, en incluant l’homme, arrivent dans les vingt derniers millions d’années. La complexification relativement rapide de l’histoire géologique récente suggère à Brooks que « la capacité à résoudre les problèmes, le langage, la connaissance experte et la raison sont tout simplement là une fois que l’essence de l’être et de la réaction sont disponibles ». Puisqu’il a fallu à l’évolution trois milliards d’années pour passer de la simple cellule aux insectes, et seulement un demi-milliard d’années de ceux-ci aux humains, « ceci indique la nature non-triviale de l’intelligence de l’insecte ».
Quelle couleur un caméléon prend-il face à un miroir ?
Le mélange des gaz de l’atmosphère terrestre est nettement en dehors de toutes les équations théoriques. Et Ils le sont, ainsi que Lovelock l’a montré, à cause des effets cumulatifs de la coévolution.
La codépendance et la théorie de « l’œuf »
Sur ordre du facilitateur, chacune des personnes en cercle plie ses jambes et s’assoit sur les genoux de son prédécesseur. Si c’est fait à l’unisson, le cercle des gens qui s’abaissent en s’asseyant, se transforme soudainement en une chaise collective autoporteuse. Si une seule personne manque le genou derrière elle, tout le cercle s’effondre.
Dans un mode circulaire, toutes les causes sont des résultats, comme tous les genoux sont des sièges. Contrairement au sens commun, toutes les existences dépendent de l’existence consensuelle de toutes les autres. Comme la réalité du jeu des genoux le prouve, toutefois, une causalité circulaire n’est pas impossible.
Les fonctions se créent mutuellement les unes les autres… Kauffman appela un tel ensemble autocatalytique, un « œuf ». Il dit : « Un œuf est un ensemble de règles ayant la propriété que les règles qu’elles établissent sont précisément celles qu’elles créent... J’espère montrer que l’autoreproduction et l’homéostasie, les caractéristiques de bases des organismes, sont les expressions collectives naturelles de la chimie des polymères. On peut s’attendre à ce que tout ensemble suffisamment complexe de polymères catalytiques soit collectivement autocatalytique ».
J’ai mentionné à Kauffman l’idée controversée que, dans tout société avec un niveau suffisant de communication et de circulation de l’information, la démocratie devient inévitable. Là où les idées sont libres de circuler et de générer de nouvelles idées, l’organisation politique conduira éventuellement à la démocratie comme une attracteur fort, inévitable et auto-organisateur. 
(Article paru le 30 avril 2013)

16 sept. 2013

CE QUI EST MERVEILLEUX AVEC « L’ESPRIT DE LA RUCHE », C’EST QUE PERSONNE NE LE CONTRÔLE

Out of Control – Patchwork (1)
Mes dernières lectures pour préparer la version finale de mon prochain livre, m’ont amené à m’intéresser au livre de Kevin Kelly, Out of Control, paru en 1994, sous-titré « The new biology of machines, social systems, and the economic world ».
De ce parcours un brin encyclopédique au pays des émergences, de l’auto-organisation et de la biologie, j’en ai extrait un patchwork dont voici la première partie1
Le « Je » des ruches
Comme une cellule ou une personne, (la ruche) se comporte tel un tout, maintenant son identité dans l’espace, résistant à la dissolution… Ni une chose, ni un concept, mais un flux continu ou un processus… Ce qui est merveilleux avec « l’esprit de la ruche », c’est que personne ne le contrôle, et que pourtant une main invisible le dirige, une main qui émerge de la stupidité de ses membres.
Minsky voit l’intelligence comme créée par « une association lâchement tricotée entre des entités quasiment séparées et poursuivant des objectifs quasiment indépendants »
Il n’y a pas de « Je » pour une personne, une ruche, une entreprise, un animal, une nation ou tout être vivant. Le « Je » d’un système vivant est un fantôme, un voile éphémère. C’est comme la forme transitoire d’un tourbillon généré par un million d’atomes d’eau en rotation.
Pour le meilleur ou le pire, en réalité, nous ne sommes pas centrés dans notre tête. Nous ne sommes pas non plus centrés dans notre esprit. Même si nous l’étions, notre esprit n’a lui pas de centre, pas de « Je ». Nos corps n’ont pas non plus de centralités. Corps et esprits brouillent et dépassent les supposées frontières. Corps et esprits ne sont pas si différent les uns des autres. Ils sont tout deux composés d’un essaim de choses élémentaires.
Laissé à lui-même, sans lien direct avec « l’extérieur », le réseau cérébral prend ses propres machinations pour la réalité. Un esprit ne peut en aucun cas considérer quoi que ce soit au-delà de ce qu’il mesure ou calcule. Sans corps, il ne peut que se considérer lui-même.
Sur l’émergence de nouvelles propriétés collectives
C’est une loi universelle des systèmes vivants : la complexité d’un niveau supérieur ne peut pas être inférée à partir de ce qui existe aux niveaux inférieurs. Impossible de révéler la propriété émergence dissoute au sein des composantes, tant qu’elle ne s’est pas effectivement produite… Y a-t-il donc de nouvelles capacités potentielles encore cachées au sein des abeilles ?... Et qu’est-ce qui pourrait naître des hommes quand nous serons tous interconnectés par des réseaux et des systèmes ? Le plus inattendu des futurs infusera alors dans le super-cerveau de notre quasi-ruche bionique.
Les petites abeilles de ma ruche sont plus ou moins conscientes de leur colonie. Par définition, le cerveau collectif de la ruche doit transcender leurs cerveaux limités.
Comme nous sommes nous-mêmes reliés dans le réseau d’une ruche, beaucoup de choses émergerons que, nous, simples neurones du réseau, ni n’attendrons, ni ne comprendrons, ni ne pourrons contrôler, ou même percevoir. C’est le prix à payer pour tout cerveau émergent d’une ruche.
Sur la complexité ascendante
La complexité doit être bâtie à partir de systèmes simples qui marchent déjà.
Il est très facile d’arriver à un écosystème stable, si vous ne vous souciez pas auquel arriver.
Des machines complexes peuvent être élaborés de façon incrémentale, et souvent indirectement. N’essayez pas de faire fonctionner un système mécanique d’un coup, dans un acte glorieux d’assemblage.
Les écologies et les organismes ont toujours grandi. Aujourd’hui les réseaux informatiques et les circuits imprimés emboîtés grandissent aussi.
(à suivre)
 (1) J’en ai assuré la traduction… au risque donc de quelques approximations
(Article paru le 29 avril 2013)

11 sept. 2013

NOUS IMAGINONS LE MONDE AVANT DE LE VIVRE

Nos neurones sont organisés pour ne coder que les écarts (Neurosciences 28)
Nous ne voyons donc le monde non pas tel qu’il est – d’ailleurs que voudrait donc dire voir le monde tel qu’il est ? –, mais tel que nous l’avons connu, compris et mémorisé. Nos perceptions sont constamment enrichies, et donc déformées, par tout ce que nous avons déjà appris précédemment.
Est-ce vraiment tout ?
Non, car nous ne nous contentons pas de voir le monde tel que nous l’avons connu, nous dressons constamment des visions du futur : notre cerveau, et toutes nos neurones, sont un système prédictif.
En effet, à partir de nos données sensorielles et de notre expérience, nous anticipons, et nous n’arrêtons pas de rêver le monde avant de le vivre. Nous créons au plus profond de nous-mêmes, une vision de ce qui devrait ou pourrait arriver : notre savoir-faire bayésien ne nous sert pas seulement à comprendre le monde, mais aussi à penser ce qu’il pourrait devenir.
Alors quand nous regardons ce qui se passe, nous le comparons à ce futur que nous avions imaginé, à ce futur qui devrait être devenu notre présent.
Pourquoi l’évolution a-t-elle permis et encouragé l’apparition d’une telle compétence ?
Voici les réponses de Stanislas Dehaene sur les avantages d’une telle capacité à prévoir le futur :
-        Gagner du temps : anticiper, c’est avoir l’information à l’avance, parfois avant même qu’elle atteigne nos récepteurs sensoriels, et donc se tenir prêt à faire face,
-      Filtrer les entrées : utiliser le passé pour prédire le présent, c’est bénéficier d’un filtre optimal qui peut aider à interpréter une entrée bruitée, voire remplacer totalement un stimulus masqué, manqué ou absent.
-        Simplifier l’architecture et le traitement des données : il n’est pas la peine de représenter ou de transmettre ce que l’on peut prédire.
-     Tirer des inférences optimales : maximiser la vraisemblance d’un modèle des entrées sensorielles implique de minimiser l’erreur de prédiction sur ces entrées.
En reprenant la vision de Karl Friston, il termine en ajoutant un dernier bénéfice : selon ce dernier, ceci correspondrait à la logique de tout système auto-organisé, qui obéirait au principe de la minimisation de l’énergie libre, ce qui supposerait d’imaginer un ordre à venir, et chercher à « minimiser la moyenne à long terme de la surprise ».
Voilà donc nos cellules qui, nourries de cette vision d’un futur imaginé, ne codent plus le présent que comme un écart. Si le présent est tel qu’il a été prévu, rien n’est transmis. A quoi bon en effet, annoncer ce qui a déjà été anticipé !
Nous sommes donc organisés pour vivre l’incertitude comme une perturbation, et n’avoir à dépenser de l’énergie que quand le présent n’est pas tel que nous l’avons prévu.

Comme le présent est de moins en moins en ligne avec ce qui s’était passé avant, comme la logique du monde est de plus en plus l’incertitude, comme notre liberté est d’abord liée à ces ruptures imprévues, merci donc à Stanislas Dehaene de nous avoir aidés à comprendre le chemin qu’il nous reste à parcourir !

Nous ne percevons pas le monde, mais ce sont nos pensées que nous percevons : nous ne voyons, n’entendons, ne sentons, ne goûtons, et ne touchons que les images, les bruits, les odeurs, les saveurs et les formes de nos neurones. Et nous parcourons le monde, avec en nous, une idée de ce qu’il devrait être : nous l’imaginons avant de le vivre. Aussi sommes-nous en avance sur ce que nous vivons… au risque de nous retrouver dans un présent imaginaire, comme un voyageur dans le temps qui serait parti dans un futur irréel…
(Article paru le 13 septembre 2012)