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17 janv. 2014

JEUX DE COULEURS

Des murs (1)
Dénuement du mur de ma chambre.
Une peau orangée me fait face. Derrière, Hampi, le jeu des pierres superposées, des ruines désenfouies, des présents démantelés.
Tout vibre en moi, mais rien ne pénètre cette pièce. Seuls témoins, un short, et deux tee-shirts imprégnés de sueur.
Sans raison explicite, le jeu des couleurs, le contraste des formes, le dessin des lignes, tout me ramène en ce lieu magique…
Autres murs, autres couleurs, mais toujours la même simplicité et le même dépouillement.
Quelques lignes brutes, raides et anguleuses. Du vert qui court autour d’elles et les souligne, et recouvre aussi portes ou volets.
Aucune volonté de faire beau, aucune prétention, aucune œuvre d’art décidée.
Et pourtant un équilibre et une justesse d’où émanent calme et beauté…
Encore des murs.
Le bleu y quitte le ciel pour devenir aplat. Le vert s’est nourri de jaune, et se fait végétal. Un peu de rouge s’est inséré comme subrepticement.
La vie n’est pas loin. Abritée derrière ces paravents de briques, elle a laissé des indices. Un vélo, un peu de linge.

Parfois ainsi, l’Inde sait ne pas se faire bouillonnante, et permettre à l’esprit de vagabonder tranquillement…

22 nov. 2013

RÊVERIES…

Rencontres indiennes (8)
Voilà ce que voyaient les femmes prisonnières du harem du palais de Amber. Cachées derrière la dentelle de pierre, elles ne pouvaient apercevoir que de loin l’effervescence de la cour.
La vie y devenait tableau, mise à distance, théorique et fictive. Deux mondes parallèles que des escaliers rejoignaient.
Aujourd’hui, Amber a dû abandonner ses prérogatives, et n’est plus qu’un musée que l’on visite. Aujourd’hui, tout un chacun peut passer de l’un à l’autre impunément. Nul besoin de se draper en femme pour y déambuler, ni d’être un prince.
Au loin, à une dizaine de kilomètres, bruisse la ville de Jaipur. Mais ici, rien de tel. Juste le calme, le passé perdu, et la rêverie…
Je suis resté de longues minutes à observer ces vaches qui dorment paisiblement sur la route.
Rien n’arrive à perturber leur immobilité. Elles se savent sacrées, et en profitent. Les vélos, les mobylettes ou les voitures doivent les éviter.
Mais tout à coup, arrive un camion qui fonce droit sur elles.
Alors, placidement, comme à regret, elles déplacent pour lui offrir un passage.
Est-ce un camion sacré ? Ou alors, lors de longues veillées nocturnes, les vaches se sont-elles racontées des histoires de camion fou, venant percuter leurs congénères ?...

15 nov. 2013

DES PIERRES ET DES HOMMES

Rencontres indiennes (7)
A Hampi, des masses rocailleuses trônent sans ordre, posées de ci de là, par un architecte inconnu. Impossible de voir d’où elles ont surgi. Aucune montagne à proximité dont elles auraient pu se détacher.
Ces pierres n’attendent qu’à être saisies et taillées pour venir compléter ce qui est déjà en place. La brutalité du paysage naturel est un chantier en plein air, une immense zone de stockage dans laquelle il faut piocher la bonne ressource.
Quel est le rôle de la rivière qui court au milieu de la carrière naturelle ? Est-ce la sève nourricière qui donne l’énergie aux arbres et à la nature environnante pour permettre à davantage de roches de surgir ? Mais comment imaginer que les herbes et les rares arbustes aient la force suffisante pour un tel travail ? Non, ce n’est certainement pas lui qui avait pu extirper de telles masses.
Alors qui ?...
Dans l’étendue des zones désertiques du Rajasthan, d’étranges murs en pierres sèches jalonnent la route.
Rien à voir avec nos murs provençaux, massifs, et dénués d’ouverture.
Ici, le mur devient léger et aérien. Il prend des airs de portique. Comme un travail en réduction. Un peu comme les chefs d’œuvre construits par les compagnons. Bien sûr ici, pas le même sens du détail…
Les pierres du dessus viennent contredire l’effort accompli pour construire la base : autant celle-ci est élaborée, autant elles sont comme jetées, sans plan, ni ordre.
J’aime ce mur, mélange de labeur et de désinvolture, de rigueur et de flou…
A une centaine de kilomètres de ce mur, règne la cité de Jaisalmer, citadelle clé du désert.
Quand je revois cette photo prise de loin, les remparts deviennent nature et roc, et perdent leur caractère construit et artificiel.
Comme un pont avec les jardins Zen de Hampi. A Jaisalmer, l’homme a su retrouver les rythmes de la nature et fondre ses créations dans le paysage…

8 nov. 2013

À HAMPI, ON DÉTRUIT LE PRÉSENT ET LA VIE POUR RETROUVER LE PASSÉ

 Rencontres indiennes (6)
Sous les coups répétés des bulldozers, les murs s’effondraient. De nouvelles perspectives se dégageaient, des colonnades anciennes réapparaissaient, le vieux bazar renaissait de la destruction du nouveau. Hampi remontait le temps. On enlevait méthodiquement les peaux successivement accumulées pendant plus de cinq siècles. Comme un oignon, on le pelait. A la différence essentielle, que les peaux desséchées étaient à l’intérieur, et que c’était la vie qui était retirée. Petit à petit, la mort apparaissait. Les briques tombaient, les fresques étaient arrachées, le sang refluait. In fine, ressurgissait l’ossature du bazar depuis longtemps disparue : des colonnes brutes, des dalles à vif, des bouts de sculptures. Le travail de dizaines de générations était ôté sans considération.
Année après année, décennie après décennie, siècle après siècle, la sueur des commerçants avait fait vivre le village et le marché. Certes, on était loin de la splendeur des années quinze-cents, pourtant ils s’étaient tenus droit : contre toutes les adversités, malgré l’effondrement de leur royaume, ils avaient fait front et vécu debout. Avec honneur et détermination, tout au long des années, Hampi avait fait de la résistance : le bazar en était resté un. Chaque matin, il riait des cris des marchands, il hurlait des enfants tentant d’arrêter les chalands, il vibrait de discussions infinies. Tel coin était connu pour ses épices, tel autre pour ses tissus. Les étalages de légumes et fruits rivalisaient entre eux. Les yeux ne savaient pas sur quoi se poser.
C’était cette histoire et cette lutte qui se trouvaient balayées d’un revers de bulldozer. Chacune des maisons détruites était imprégnée d’une sueur légitime, aujourd’hui bafouée et méprisée. Chaque mur abattu était un membre arraché. Chaque portique retrouvé l’était au prix du sang et du meurtre.
Demain que verrait-on ? Une galerie froide et esthétique mimant un passé révolu. Des allées redevenues anciennes, et à ce titre perçues authentiques, réservées à des touristes en mal de photographies. Une beauté théorique, probablement sublime, mais glaciale comme les couloirs d’un musée.
Les habitants regardaient, figés, leur vie disparaître. Pour eux, ce n’était pas leur passé que l’on retrouvait, c’était leur présent et leurs racines que l’on détruisait. Ils n’avaient cure de voir revenir les fantômes d’ancêtres trop lointains pour être aimés et connus. Non, le retour au bazar des origines ne signifiait rien pour eux, à part souffrance et douleur.
Le bulldozer voisin réussit à ébranler le toit, qui s’affaissa dans un nuage de poussières. Sur le côté, des Indiens s’affairaient à récupérer ce qui pouvait l’être : les uns empilaient dans une remorque, des briques ; d’autres s’étaient spécialisés dans le tri des pierres ; plus loin, on en voyait qui finissaient de détruire à la masse des armatures en béton pour en extraire les ferrures.
Le soleil baissait à l’horizon, donnant à la scène des allures de fin du monde. Tels les rats d’un festin abandonné, ils cherchaient à en extirper un morceau suffisant pour survivre, ne serait-ce qu’un moment de plus. Sauf qu’il ne s’agissait pas de rats, mais d’hommes, et que de festin, il n’en avait jamais été question, juste de la démolition de leurs vies et de leurs modestes richesses.
(Ces photos ont été prises à Hampi en août 2012)

25 oct. 2013

DÉCALAGES

Rencontres indiennes (5)
Pris dans la chaleur étouffante du désert de Jaisalmer, je suis à la recherche d’un endroit pour me rafraichir et m’asseoir un moment.
Mon regard se promène alentour, et est soudain arrêté par une proposition surprenante : comment imaginer trouver ici un restaurant OM ?
Est-ce la création d’un supporter nostalgique et perdu aux fins fonds du Rajasthan ? Dois-je m’attendre à voir surgir quelques footballeurs, et rebondir un ballon ?
Ou cet « Om » n’est-il que le rappel du son lancinant souvent répété dans les prières des Yogi ?
A tout prendre, je préfère en rester à l’idée d’un Marseillais, d’origine ou de cœur, perché parmi les pierres de Jaisalmer…
Le site de Hampi est une succession sans cesse renouvelée de colonnes, de frontons, d’escaliers taillés dans la roche, de superpositions aléatoires de rocs, de sentes cheminant sans but…
Tout y est nature, brut, intact… sauf de temps en temps, paradoxalement, des citernes tatouées « world heritage site ».
Est-ce pour montrer la maladresse de nos interventions, et notre incapacité à ne pas dénaturer ce que l’on touche ?
Comme l’a écrit Michel Serres, les hommes « marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu’ils le deviennent ». Et cela même quand nous intervenons pour protéger et entretenir…
Avant de l’avoir constaté dans un champ à Udaipur, je n’aurais jamais pensé que deux oiseaux de taille modeste puissent être les gardes du corps d’une vache sacrée.
Pourtant la pose est claire, et la photo en témoigne : de part et d’autre de leur maîtresse, l’œil aux aguets, ils surveillent, prêts à intervenir.
Elle, du coup, broute paisiblement, l’esprit au repos.
Belle et sereine complémentarité.
(Ces trois photos ont été prises à Jaisalmer, Hampi, et Udaipur)

18 oct. 2013

INSOLITE

Rencontres indiennes (4)
Parfois, en Inde, les vaches sacrées ne le sont plus vraiment, et apprennent à filer doux sous l’autorité des enfants.
Mais qui pourrait résister à l’avancée déterminée de cette petite fille ? Sa robe d’apparat, son pas décidé, le bâton qu’elle arbore fièrement, tout concourt à son autorité naturelle.
Comme quoi, rien n’est affaire de taille, mais tout de volonté. David l’avait démontré en son temps aux dépends de Goliath.
Est-ce que le mur effondré et le tas de débris qui s’y trouve sont le fruit d’une colère ancienne ? A-t-elle eu besoin de montrer autrefois sa toute-puissance ? Allez donc savoir…
Deux Indiens face à la mer sur le port de Bombay, avec un seau à la main. Que regardent-ils ? Que vont-ils faire ?
Veulent-ils écoper l’immensité salée ? Est-ce qu’ils croient qu’ils peuvent en venir à bout ? Non, probablement pas…
Mais alors pourquoi sont-ils là ? Rien à voir avec la piété religieuse face à l’eau du Gange. Nous ne sommes pas à Bénarès, et l’eau est ici impie. Pas de prière, pas d’ablution mystique.
Peut-être veulent-ils seulement y pêcher ? Mais comment imaginer un poisson suffisamment stupide pour sauter dans leur seau.
Non décidément, cela restera un mystère…
Après ces deux Indiens en mal de vider la mer avec leur seau, en voilà un autre qui s’attaque, lui, au sable de la plage. Avec une pelle, il remplit méthodiquement deux corbeilles qu’il ira ensuite vider un peu plus loin.
Chez nous, le sable des plages est source de jeu, et ce sont des châteaux que l’on y construit. Ou alors il sert de matelas à ceux qui sont en mal de bronzage.
Ici, le sable est ressource. Ni jeu, ni confort. Juste un matériau abondant et gratuit. Et la transpiration ne sera pas seulement produite par la puissance des rayons du soleil, mais surtout par l’effort lentement répété.
(Ces trois photos ont été prises à Hampi, Bombay, et dans le Kerala)

11 oct. 2013

SEULE LA MAGIE EST RÉELLE

Rencontres indiennes (3)
L’Inde est un pays magique. Il suffit de s’y promener pour en être persuadé. Vous en doutez ? Vous croyez que, comme chez nous, tout doit y être logique, rectiligne et rationnel…
Voilà trois témoignages piochés au hasard de mes promenades indiennes.
Tout d’abord, observez comme cette statue de Jésus a été capable de courber cet arbre. Aucun truquage. La photo est représentative de la réalité. Elle a été prise à Old Goa, cette cité construite en leur temps par les Espagnols, quand Goa était un de leurs comptoirs.
Avez déjà rencontré chez nous une telle prouesse ? En Inde, même les végétaux s’inclinent devant la puissance divine. Peut-être que prochainement, cet arbre fera une génuflexion complète…

Regardez ensuite cet enfant qui marche devant le Taj Mahal, la merveilleuse sépulture faite de marbre blanc. Voyez comme il est grand, et comme sa silhouette, loin d’être écrasée par l’immensité de l’arrière-plan, domine le monument.
En Inde, les enfants savent se jouer de la mort. La vie leur est suffisamment âpre et difficile, pour qu’ils sentent grandis devant elle…

Et que dire du mage qui psalmodie devant les eaux du Gange ? Nous sommes ici à Bénarès, ville magique s’il en est. Lali Baba – c’est son nom – en appelle à des puissances pour qui, ni le temps, ni l’espace, ne comptent.
Vision fantomatique. Sa blancheur habille la nuit, et sa voix lancinante la déchire. 

Dans quelques instants, pris par la tourmente de ce qui s’est saisi de moi, je plongerai dans le Gange…

4 oct. 2013

UN DOUBLE-DECKER, DES JEANS ET DES SERPENTS...

Rencontres indiennes (2)

Déjà je ne m'attendais pas à rencontrer un authentique bus anglais dans les rues de Bombay, mais encore moins à le voir être utilisé comme une arme terroriste. Dans un remake au ralenti de l'attaque des tours du World Trade Center, il vise manifestement la gare centrale.
Que faire ? Intervenir, oui mais comment ? Et personne n'a l'air de voir l'imminence de la catastrophe...


Est-ce une nouvelle publicité pour une marque de jean ? Levis a-t-il voulu changer de dimension, et trouve-t-il les laveries des spots précédents, trop étriquées ?
Mais je ne vois aucune caméra alentour. Aucun top model non plus.
Juste des indiens accroupis qui frottent sans relâche des piles de linge, sans cesse renouvelées...


L'imaginaire du cinéma transforme parfois les habitants des bidonvilles en vedette de jeux télévisés, magie d'un "Slumdog millionaire". Mais la réalité est plus sinistre, et le futur de ceux qui s'y trouvent est moins glamour.
Dans le noir presque absolu qui y règne, des câbles, tels des serpents venimeux, courent sur les murs. Aucun fakir n'est là pour les dresser. Le seul chant que l'on y entend, est celui de la démarche lourde des porteurs d'eau. Même les enfants semblent être absents.
Pourtant à quelques minutes de là, trônent la fameuse Indian Gate, et le Taj Mahal Palace...

(Les trois photos ont été prises à Bombay en juillet 2012)

27 sept. 2013

DRÔLE DE MONDE !

Rencontres indiennes (1)

Les rues indiennes sont l'occasion de rencontres multiples, inattendues, issues du capharnaüm des télescopages multiples qui s'y produisent.

Parfois c'est un singe qui, juché sur un toit, affirme sa supériorité. Conscient d'être le roi de l'eau, celui qui décide qui va boire ou dépérir, celui qui donnera la vie ou la mort, imperturbable à ce qui l'entoure, il s'abreuve.

Un peu plus loin, ce sont des oiseaux, comme issus d'un film d'Hitchcock, qui ont pris possession des lieux. Les uns guettent les passants, qui se font furtifs et accélèrent leur pas,  craignant de devenir à leur tour, victimes. Les autres mangent, et se repaissent de cette offrande des hommes.

Et les terrasses des palaces ne sont pas en reste. Ce ne sont ni des businessmen affairés que l'on y rencontre, ni des couples improvisés qui y balbutient en se découvrant mutuellement,  ni des touristes qui s'y ressourcent avant de repartir vers de nouvelles découvertes.
Non, c'est un brouillard d'insecticide qui squatte la terrasse ! J'imagine la tête des clients qui, tout à l'heure, occuperont ces chaises, si jamais je leur montrais cette photo. Comment rester sereinement à deviser, sans craindre quelque retombée néfaste pour sa propre santé ?

(Les deux premières photos ont été prises à Bombay en juillet 2012. la troisième est la terrasse de l'hôtel Imperial à Delhi en juillet 2008.)

12 juil. 2013

JUSTE DES MOMENTS

Sur le sable de Puri (2010) (3)
La petite ville de Puri s’articule le long d’une route qui avance parallèlement à la mer.
D’un côté, se trouvent les hôtels, les restaurants et la plage. De l’autre, des ruelles  qui abritent les habitants, ceux qui ne sont ni touristes, ni pêcheurs.
Sagement rangées sur une place, où domine un arbre probablement centenaire, des carrioles attendent leurs propriétaires. Harnachées comme des taureaux pour une corrida, elles iront tout à l’heure se plonger dans le trafic, à la recherche d’un passant paresseux ou pressé.
Propulsées par les mollets de leurs conducteurs, elles procureront à ces derniers, les quelques roupies nécessaires à sa survie.
Sont-ils les parents de ces enfants qui se regroupent pour poser devant moi ? Est-ce une fratrie ou un assemblage improvisé ?
Leurs sourires et la joie calme qui les anime viennent s’inscrire en creux de la pauvreté et du dénuement qui les entourent. Suis-je victime du romantisme de la scène, ou sont-ils vraiment aussi heureux qu’ils le montrent à mon objectif ?
En tout cas, au moment de ma déambulation, tout est paisible et serein.
Protégé au sein d’une des rares constructions en ciment, un groupe de jeunes hommes et d’adolescents poussent des pions sur un immense damier. Quelles sont donc les règles de leur jeu ?
Absorbés, ils ne prêtent guère attention à l’étranger qui les regarde, et les photographie. Il est beaucoup plus important de suivre le jeu des autres, de comprendre les risques et les opportunités, de se préparer soi-même à réaliser quelque mouvement essentiel, que de se soucier de celui qui n’est que de passage.
Bizarrement, je me sens bien plus chez moi dans cette Inde que je ne fais que traverser, dans ces moments que je regarde sans les comprendre, que dans ces palaces ou ces restaurants où souvent je perds mon temps, si ce n’est mon âme…

5 juil. 2013

RENCONTRES INSOLITES

Sur le sable de Puri (2010) (2)
Laissons donc la plage et son sable à sa juxtaposition sociale, faisons confiance aux life guards pour assurer l’ordre du côté des touristes, et à la cosmogonie des divinités indiennes pour garantir la survie des pêcheurs, et partons à l’exploration des rues de Puri.
Au pied d’un temple interdit à tous les étrangers, se trouve un marchand de couleurs. Devant lui, une palette d’ocres et de rouges. Son regard est absent. Tourné vers le sol, plongé dans une catalepsie méditative, il est la statue qui ponctue de blanc ce damier or et pourpre.
Aucun pinceau, aucune toile ne sont nécessaires. C’est la peau même qui sert de support. Travestissement sacré ou plaisir du déguisement ? Pourquoi donc répondre à cette question inutile ? Pourquoi s’enfermer dans un choix artificiel ? Ici les oppositions s’effacent, et les réalités cohabitent.
A une autre extrémité de la ville, se trouve une guinguette insolite : un chinese fast food, le Maa Dakhinakali. Serait-ce la succursale d’une franchise aux implantations multiples ? Le concept est-il à ce point rodé qu’aucun chinois n’est nécessaire à sa réalisation ?
Car enfin, j’ai beau chercher de toutes parts, je n’aperçois que des indiens tout autour. Je n’ai jamais vu, et ne verrai jamais plus depuis lors, un endroit moins chinois que ce fast food en plein air.
Je devrais m’arrêter pour goûter la cuisine et tester si elle correspond bien à la promesse. Mais inconsistant dans mon immersion locale, je décide de poursuivre mon chemin, et laisse à d’autres faire la vérification.
A quelques pas de là, des chiens dorment sur la chaussée. Insensibles au trafic qui les environne, ignorant des deux roues motorisés ou non qui les approchent, ils restent inertes. Se prennent-ils pour des vaches sacrées ? Sont-ils une réincarnation canine de ces bovins déifiés ? Comment savoir ?
Je reste longuement à les observer, j’avance doucement et respectueusement vers eux, j’essaie d’amorcer un échange avec leur puissance immobile. Rien n’y fait. Comme pour le reste du monde, ils méprisent ma présence. Enfouis au plus profond de leur être, conscients de la vacuité du monde, ils sont.
Plus tard, assis sur le sable, seul, la nuit tombée, je repenserai à eux. J’essaierai à mon tour de m’abstraire de ce qui m’environne, et d’atteindre le calme de leur abstraction. En vain. Je ne suis et ne serai à tout jamais qu’un pauvre être humain, et, qui plus est, un occidental.

28 juin 2013

JEUX D’EAU

Sur le sable de Puri (2010) (1)
Abandonnez donc Calcutta avec son effervescence et son bruit, glissez-vous le temps d’une nuit dans les draps incertains d’une couchette d’un train indien, et partez plus au Sud, un peu plus, pour Puri, petite ville de bord de mer.
Laissez-vous bercer par le déhanchement des wagons, et vous devriez arriver à dormir… un peu. N’oubliez quand même pas de vous réveiller à temps pour ne pas manquer la gare de votre destination. Extirpez le bagage que vous aviez caché sous votre siège, hélez un de ces deux-roues improbables qui pullulent tout autour et laissez-vous emmener jusqu’au bord de mer. Marchez alors à la recherche d’un endroit où vous arrêtez…
En ce mois d’août 2010, c’est ainsi que j’échoue dans une immense chambre d’un hôtel bon marché, habillée de la vue panoramique sur la mer, la plage et le spectacle quotidien qui l’anime sans cesse.
Tout bon spectacle se doit d’avoir un maître de cérémonie. Ici c’est un life guard qui trône sur une pyramide de chaises en plastique. Il toise les passants, à défaut de surveiller vraiment ce que se passe. Qui pourrait le rendre responsable d’une quelconque catastrophe, et qui aurait l’idée absurde de venir mettre en ses mains sa survie personnelle ?
De toutes façons, il a sa troupe et, comme tout bon souverain, n’a pas à travailler lui-même. Un peu plus loin en effet, je vois deux autres life guards qui sont, eux, en pleine action, c’est-à-dire debout et équipés d’une bouée… au cas où. Savent-ils nager ? J’en doute un peu…
Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas grand chose à faire, à part, tels des Pierrot des sables, de marcher sur la plage. En effet il ne viendrait pas à l’esprit d’un des nombreux indiens présents de s’aventurer dans l’eau. Les plus kamikazes marchent jusqu’à l’avoir à hauteur du genou. Immédiatement, conscients du risque insensé qu’ils viennent de prendre, ils rebroussent chemin en riant. Un peu plus tard, ils me regarderont, effarés, nager dans les vagues…
Les seuls à aller affronter Neptune sont les pêcheurs. C’est un autre monde, une autre plage, située à une centaine de mètres sur la gauche de la précédente. Eux n’ont peur de rien, et même quand les vagues devraient les amener à rester à terre, ils partent sur leurs quilles de bois. Pas d’autre choix.  Sinon comment faire vivre leur famille ?
Le plus périlleux n’est pas le départ, mais le retour. A l’aller, ils arrivent sans trop de difficultés à partir perpendiculairement au rouleau marin. Mais quand la barque est lestée de poissons, quand le vent s’en mêle et que la mer se creuse, revenir sans chavirer est une gageure. Il suffit de partir un peu de côté, pour ne plus pouvoir la redresser, et rapidement être retourné.
Comme ils savent que ce renversement est plus que probable, tout est attaché, et si possible mis sous un filet. Ainsi seuls les hommes se trouveront à l’eau.
N’imaginez pas alors que l’un des life guards viendra à leur secours. Non, eux ne s’intéressent qu’aux baigneurs, ces indiens privilégiés qui ne sont là que pour un bain de pied festif. Les pêcheurs, ce n’est pas leur affaire.
Le logique des castes et des classes s’incarne tous les jours dans le sable de Puri.

21 juin 2013

ÉTRANGE CALCUTTA

Dans l’effervescence de Calcutta (2010) (2)
Que fait donc cette poupée qui gît, abandonnée, dans une des sentes qui sillonnent les à-côtés du Maiden, ce grand parc au cœur de Calcutta ?
A-t-elle été perdue par un enfant ? Mais pourquoi ? Pris par les turbulences d’une course effrénée, l’a-t-il laissée choir sans s’en rendre compte ? La pleure-t-il depuis lors, ne sachant où elle se trouve ?
Ou est-elle une de ces poupées maléfiques, que l’on torture pour faire souffrir ses ennemis ? Un vaudou indien en est-il le propriétaire ? L’a-t-il jetée là, volontairement, pour soumettre sa victime aux assauts aléatoires de la chaleur, de la pluie et du vent ?
Je la regarde longuement. Puis, dans le doute, jugeant plus prudent de ne pas prendre parti, je me contente de prendre cette photo, et rebrousse chemin, discrètement, laissant glisser mes pas avec le moins de bruit possible. Je ne passe pas à proximité. Surtout pas…
A Calcutta, les arbres ne se contentent pas de meubler les parcs, ou d’abriter les poupées abandonnées, ils partent aussi à l’assaut des façades des immeubles.
Soyons clairs, il ne s’agit pas comme chez nous, d’arbres domestiqués qui grandissent dans des pots amenés à cet effet, ou sur des terrasses où ils miment des jardins perdus.
Non, ils sont sauvages, et s’insinuent dans les anfractuosités des pierres, telle des lierres. Sont-ils là pour consolider des murs qui, sans eux, s’effondreraient, ou mangent-ils le peu de liant qui a survécu au déroulement du temps ?
Sont-ce des cadeaux empoisonnés laissés par les Britanniques, qui, furieux d’avoir dû abandonner leur capitale impériale, ont tenus à miner de l’intérieur, ce qui venait de les rejeter ? Sont-ce une version occidentale de la lutte non-violente qui avait si bien réussi aux Indiens ?
Y a-t-il un parallèle à faire entre eux et la poupée qui dort à quelques kilomètres de là ?
Au Sud de Calcutta, se trouve une immense réserve de 10 000 km2 où se mêlent la terre et l’eau, les Sunderbans. C’est une mangrove, c’est-à-dire un écosystème de marais maritime dans lequel se développent des arbres qui vivent dans cet univers où le sel est omniprésent.
Ils y déploient des racines qui sont comme des jambes sur lesquelles ils semblent se déplacer. Mais est-ce une illusion, ou se sont-ils figés le temps de notre passage ? Posent-ils pour éviter d’être flous dans le crépitement des appareils de photographie, qui se déchaînent tout autour de moi ?
A l’instar des jouets de Toy Story, ne sont-ils animés que pour ceux qui les comprennent, et les acceptent tels qu’ils sont ? Vont-ils dans un instant, pour les habitants des Sunderbans, reprendre leur ballet ?
J’aimerais pouvoir sauter du bateau, quitter le club des touristes, et aller me cacher dans la forêt voisine. Mais ce serait sans compter sur les tigres qui guettent ceux qui viendraient s’y aventurer.
Alors comme pour la poupée du parc Maiden, comme pour les arbres qui habillent les façades, je ne dis rien, et me laisse glisser doucement dans l’eau du marais.
(Sunderban Tiger Camp)

14 juin 2013

SHOOTÉ À L’ADRÉNALINE

Dans l’effervescence de Calcutta (2010) (1)
Mon séjour à Calcutta a eu lieu avant et après le cocon de Darjeeling (voir les billets publiés les vendredis précédents). En tout, j’ai passé une douzaine de jours dans la folie de l’ancienne capitale des Indes britanniques.
Impossible de résumer tout ce que j’y ai vécu et ressenti. Ce billet, ainsi que celui qui suivra, ne sont que des flashes pour évoquer, bien maladroitement, les émotions d’alors… ou plutôt la trace qu’il m’en reste.
La rue, tout d’abord, y est folie. Les voitures envahissent l’espace, et les quelques policiers perdus au milieu des carrefours, ne sont que les témoins impuissants d’une jungle urbaine.
Mais, autant, à Pékin, j’ai toujours ressenti le flux automobile comme une agression, autant, bizarrement, à Calcutta, je l’ai vu comme une injection d’adrénaline.
J’y ai marché sans fin au hasard de mes bifurcations. Un peu comme à New-York. Calcutta est le New-York du nouveau nouveau monde. Nouveau nouveau monde qui est d’abord la résurgence d’un ancien perdu…
A Darjeeling, je m’endors et plonge au plus profond de mes méandres mentaux. A Calcutta, je vibre et me réveille dans le magma des énergies collectives.
J’aime ces deux photos prises alors.
Ce drive inn, qui mélange vente de voitures d’occasion et restaurant. Vivante concrétisation du double sens du mot restauration… Jeu de mots aussi entre le drive in et le drive inn. Suis-je ici en un endroit dédié à la voiture, où la nourriture des corps n’est que l’accessoire ? Ou l’inverse ? Ou les deux, dans une acceptation, toute bouddhiste des contradictions apparentes ?
Ces forts des halles qui transportent sur leurs têtes ce qui approvisionne le marché de détail voisin. Ils semblent s’être maquillés et vêtus pour être à la hauteur de leur fonction. Suis-je dans un film ou dans la réalité ?  Dans la réalité bien sûr, et il faut mon mental d’occidental repu pour y voir un spectacle… alors qu’ils ne cherchent qu’à gagner les quelques roupies qui leur permettront de faire vivre leur famille…

31 mai 2013

TEA TIME

Dans les brumes de Darjeeling (2010) (3)
Dernière évocation de mon séjour 2010 dans les brumes de Darjeeling. Après avoir paressé plus d’une semaine dans la chambre du Seven Seventeen (voir mon billet de vendredi dernier), je me suis décidé à bouger un peu pour me rendre à Kurseong. Trente kilomètres parcourus avec le train à vapeur.
A Kurseong, je m’écarte rapidement du brouhaha et de l’effervescence de la route centrale, pour me glisser parmi les plantations de thé. Là, lové en leur cœur, se trouve l’hôtel Cochrane Place.
Une vieille bâtisse avec de grandes chambres confortables, une allure de musée, habillée de bois et de meubles anciens. De ma fenêtre, si jamais les brumes se dispersent, les feuilles de thé se reproduisent à l’infini.
A côté de la salle de restaurant, un bar à cocktail propose une carte surprenante : ce ne sont que des cocktails de thé, mélangeant les saveurs et les rapprochements étonnants.
Mais à Kurseong, il n’y a pas que les humains qui apprécient le thé, les animaux aussi. Comme vous pouvez le voir sur ces photos que j’ai prises alors, pour les vaches et les chèvres, c’est aussi tea time ! Mais il est vrai qu’ils le mangent, et ne le dégustent pas infusé. Les anglais pourtant passés par ces terres, n’ont pas dû avoir le temps de leur inculquer les bonnes manières.
Autre surprise découverte entre l’hôtel et le centre de Kurseong : le Darjeeling Polytechnic. Ma chère école d’origine me poursuivrait-elle jusque dans ces brumes ?
Rapidement, je suis rassuré, ce n’est qu’une amusante coïncidence. Je peux donc continuer sans crainte ma douce déambulation dans les terres de l’Inde du Nord.
Un peu plus tard, un taxi collectif me remmènera jusqu’à la gare de Siliguri, où je prendrai un train pour Calcutta…

(Cochrane Place, 132 Pankhabari Road, Fatak, West Bengal, Kurseong 734203, Inde)

24 mai 2013

TÉLESCOPAGES INSOLITES : DES CHIENS, UN CAFÉ ET UN TRAIN

Dans les brumes de Darjeeling (2010) (2)
Parfois péniblement, j’arrive à sortir de ma torpeur immobile et à déambuler dans les rues de Darjeeling.
Parmi ceux qui me regardent passer, figurent les chiens qui hantent les rues. En fait, de jour, plutôt que de se trouver sur les rues, dont ils peuvent être chassés à tout moment d’un jet de pierres par un Indien mécontent, ils dorment paresseusement sur les toits des maisons.
C’est la nuit qu’ils sont actifs. La ville est alors à eux, et ils se poursuivent sans cesse dans des jeux qui n’en sont peut-être pas. Groupés en meute, ils partent à l’assaut les uns des autres, mimant ces guerres tribales que nous savons si bien faire. Souvent je suis réveillé par leurs cris, et passe alors de longues minutes, appuyé au rebord de ma fenêtre à les regarder courir de toutes parts.
Rien à voir avec nos chiens qui sont eux artificiels, reconstruits, recoiffés, coupés de leurs racines, transplantés dans nos habitudes. Ici, les chiens sont bruts, et vivent entre eux. Aux côtés des hommes, mais s’en s’immiscer dans leurs habitudes. C’est probablement pour cela que, de jour, ils se gardent de bouger. Par peur de nous rencontrer…
Un jour, pris par une poussée pédestre, je me suis aventuré plus loin, et suis sorti du bourg principal. Au détour d’une sente, un café au nom improbable, le Woodstock Corner. Impossible de passer devant sans m’y arrêter.
Je n’y trouve ni la foule de ce concert mythique, ni les décibels déchaînés d’un rock band, mais juste une ambiance reggae, entretenue par un patron nostalgique. Étrange tasse de thé bue dans ces tôles décalées. Quelques minutes plus tard, le laissant là dans son présent suspendu, je rejoins les brumes de mon hôtel.
Comme je l’ai fait à mon arrivée, on peut arriver à Darjeeling en voiture. C’est l’option la plus rapide et la plus courante. Mais il en existe une autre, infiniment plus pittoresque, et plus en adéquation avec la poésie du lieu : un train avec une locomotive fonctionnant encore à la vapeur.
Voyager dans ce train, c’est découvrir le plaisir d’un voyage quasiment immobile, car, dès que la route monte un peu, les piétons nous dépassent. En descente, il se lâche dans une course débridée, flirtant probablement avec les vingt km/h. Ivre de cette vitesse, il tremble de toutes parts.
Amoureux de ces wagons sans âge, je l’ai pris plusieurs fois. Occasions de longues lectures, face à des bancs de brumes qui, pour peu qu’il y ait un peu de vent, me doublaient…
La vidéo ci-dessous vous donne une idée de cette épopée ferroviaire.


17 mai 2013

CALÉ DANS DES COUSSINS D’OUATE OU D’UN FAUTEUIL…

Dans les brumes de Darjeeling (2010) (1)
Poursuite du rappel de mes voyages passés. Laissons donc un peu la Thaïlande et le cours du Mékong, pour nous plonger dans les brumes de Darjeeling.
Presqu’une journée de voyage pour les atteindre. De longues heures passées dans un train depuis Calcutta, où le sommeil a masqué les distances et la lenteur de notre avancée. Puis la chaleur collective et confinée d’un taxi collectif depuis la gare de Siliguri. Une montée longue et cahotante, à sillonner entre les trous de la chaussée.
Plus l’altitude s’élève, plus la température s’abaisse, laissant la moiteur derrière nous. Plus aussi nous pénétrons dans les nuages, comme si la brume était la condensation de l’humidité que nous abandonnions.
Finalement, tout disparaît, et il ne reste plus qu’une immensité blanche qui absorbe tout. Je devrais voir les sommets de l’Himalaya qui nous entourent, mais ils sont gommés.
Je me laisse glisser dans le confort de cette absence et de cette perte de perspective. Il est reposant de laisser mon regard rebondir sur cette ouate omniprésente. A quoi bon voir ce qui serait de toute façon inaccessible ?
Quelques heures plus tard, j’ai trouvé, perché au sommet, un hôtel tenu par des tibétains, le Seven Seventeen. Une grande chambre au confort sommaire, mais suffisant, depuis laquelle j’aperçois les toits de Darjeeling… à défaut de voir les sommets qui restent masqués.
Le temps s’écoule lentement, comme freiné par le brouillard. Je me sens confortablement adossé à l’absence de paysage, les coussins de la brume viennent soutenir les rêveries de mes pensées.
Je passe les après-midis dans le bar anglais du Elgin Hôtel, un hôtel chic de Darjeeling. Les chambres y sont chères et sans intérêt, mais l’ambiance décalée des canapés profonds et des boiseries est parfaite pour déguster des thés, évidemment issus de productions locales.
Tout en grignotant les gâteaux anglais qui accompagnent la précieuse infusion, mon regard allant du rouge d’un fauteuil aux montagnes absentes, mes doigts pianotent sur mon clavier. Sur l’écran, se dessinent des mots qui témoignent des émotions que je ressens, et serviront peut-être un jour à peupler les lignes d’un roman futur.
A d’autres moments, je déambule dans les rues, quand je ne me glisse pas dans le train à vapeur qui semble sorti d’un passé présent. Mais ceci est une autre histoire que je poursuivrai… la semaine prochaine…
(Hotel Seven Seventeen, HD Lama Road, West Bengal, Darjeeling, India / The Elgin Hotel, Darjeeling)

29 mars 2013

À HAMPI, ON ARRACHE LA VIE POUR RETROUVER UN PASSÉ DISPARU

Promenade en terres indiennes (7)
Voilà près d’une heure qu’ils regardaient fascinés la démolition en cours. Sous les coups répétés des bulldozers, les murs s’effondraient. De nouvelles perspectives se dégageaient, des colonnades anciennes réapparaissaient, le vieux bazar renaissait de la destruction du nouveau. Hampi remontait le temps. On enlevait méthodiquement les peaux successivement accumulées pendant plus de cinq siècles. Comme un oignon, on le pelait. A la différence essentielle, que les peaux desséchées étaient à l’intérieur, et que c’était la vie qui était retirée. Petit à petit, la mort apparaissait. Les briques s’effondraient, les fresques étaient arrachées, le sang refluait. In fine, ne restait plus que l’ossature du bazar depuis longtemps disparue. Des colonnes brutes, des dalles à vif, des restes de sculptures. Ils voyaient le travail de dizaines de générations être ôté sans considération.
Année après année, décennie après décennie, siècle après siècle, la sueur des marchands avait fait vivre le village et le marché. Certes, on était loin de la splendeur des années quinze-cents, mais ils s’étaient tenus droit : contre toutes les adversités, malgré l’effondrement de leur royaume, en butte à tous les conquérants, ils avaient fait front et maintenu debout la vie et le commerce. Avec honneur et détermination. Tout au long des années, Hampi avait fait de la résistance : le bazar en était resté un. Chaque matin, il riait des cris des marchands, il hurlait des enfants tentant d’arrêter les chalands, il vibrait de marchandages infinis. Tel coin était connu pour ses épices, tel autre pour ses tissus. Les étalages de légumes et fruits rivalisaient entre eux. Le regard ne savait pas sur quoi se poser.
C’était cette histoire et cette lutte qui se trouvaient balayés d’un revers de bulldozer. Chacune des maisons détruites étaient imprégnées d’une sueur légitime, aujourd’hui bafouée et méprisée. Chaque mur abattu était un membre arraché. Chaque colonnade retrouvée l’était au prix du sang et du meurtre.
Demain qu’allait-il en rester ? Une galerie froide et esthétique mimant un passé révolu. Des allées redevenues anciennes et à ce titre perçues comme authentiques, réservées à des touristes en mal de photographies. Une beauté théorique, probablement sublime, mais glaciale comme les couloirs d’un musée.
Les habitants regardaient, figés, leur vie disparaître. Pour eux, ce n’était pas leur passé que l’on retrouvait, c’était leur présent et leurs racines que l’on détruisait. Ils n’avaient cure de voir revenir les fantômes d’ancêtres trop lointains pour être aimés et connus. Non, le retour au bazar des origines ne signifiait rien pour eux, à part peine et douleur.