L’insoutenable nécessité de réfléchir
Il y a plus de trente ans, Milan Kundera, dans l’Insoutenable légèreté de l’être, donnait sa vision cynique de la politique et notamment de celle de gauche. Une vision noire nourrie dans le sang et la douleur du printemps de Prague et de l’invasion de son pays par l’URSS qui s’ensuivit.
Relire ses propos et passer un peu de temps à s’en imprégner me semblent une œuvre utile en ces temps troublés où tant de propos rapides sont assenés sur ce qui serait ou pas de gauche, et où l’on aime frapper d’anathème les intellectuels qui sortent du rang pour réfléchir un peu…
Le Kitsch comme refus de l’imperfection de la Création, et donc de l’homme
« Derrière toutes les croyances européennes, qu'elles soient religieuses ou politiques, il y a le premier chapitre de la Genèse, d'où il découle que le monde a été créé comme il fallait qu'il fut, que l'être est bon et que c'est donc une bonne chose de procréer. Appelons cette croyance fondamentale accord catégorique de l'être. (…)
L'instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la Création. De deux choses l'une : ou bien la merde est acceptable, ou bien la manière dont on nous a créés est inadmissible. Il s'ensuit que l'accord catégorique de l'être a pour idéal esthétique un monde où la merde est niée et où chacun se comporte comme si elle n'existait pas. Cet idéal esthétique s'appelle le kitsch. (…)
Le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable. »
La politique repose sur des représentations, et la gauche sur celle de la Grande Marche en avant
« Mais quel est le fondement de l'être ? Dieu ? L'humanité ? La lutte ? L'amour ? La femme ?
Il y a là-dessus toutes sortes d'opinions, si bien qu'il y a toutes sortes de kitsch : le kitsch catholique, protestant, juif, communiste, fasciste, démocratique, féministe, européen, américain, national, international.
Depuis la Révolution française une moitié de l'Europe s'intitule la gauche et l'autre moitié a reçu l'appellation de droite. Il est pratiquement impossible de définir l'une ou l'autre de ces notions par des principes théoriques quelconques sur lesquels elles s'appuieraient. Ça n'a rien de surprenant : les mouvements politiques ne reposent pas sur des attitudes rationnelles mais sur des représentations, des images, des mots, des archétypes dont l'ensemble constituent tel ou tel kitsch politique.
L'idée de la Grande Marche, dont Franz aime à s'enivrer, est le kitsch politique qui unit les gens de gauche de tous les temps et de toutes les tendances. La Grande Marche, c'est ce superbe cheminement en avant, le cheminement vers la fraternité, l'égalité, la justice, le bonheur, et plus loin encore, malgré tous les obstacles, car il faut qu'il y ait des obstacles pour que la marche puisse être la Grande Marche.
La dictature du prolétariat ou la démocratie ? Le refus de la société de consommation ou l'augmentation de la production ? La guillotine ou l'abolition de la peine de mort ? Ça n'a pas d'importance. Ce qui fait d'un homme de gauche un homme de gauche ce n'est pas telle ou telle théorie, mais sa capacité à intégrer n'importe quelle théorie dans le kitsch de la Grande Marche. »
La fin de la Grande Marche ?
« Franz eut l'impression que la Grande Marche touchait à sa fin. Les frontières du silence se resserraient sur l'Europe, et l'espace où s'accomplissait la Grande Marche n'était plus qu'une petite estrade au centre de la planète. Les foules qui se pressaient jadis au pied de l'estrade avaient depuis longtemps détourné la tête, et la Grande Marche continuait dans la solitude et sans spectateurs. (…)
Oui, songeait Franz, la Grande Marche continue, malgré l'indifférence du monde, mais elle devient nerveuse, fébrile, hier contre l'occupation américaine au Vietnam, aujourd'hui contre l'occupation vietnamienne au Cambodge, hier pour Israël, aujourd'hui pour les Palestiniens, hier pour Cuba, demain contre Cuba, et toujours contre l'Amérique, chaque fois contre les massacres et chaque fois pour soutenir d'autres massacres, l'Europe défile et pour pouvoir suivre le rythme des évènements sans en manquer un seul, son pas s'accélère de plus en plus, si bien que la Grande Marche est un cortège de gens pressés défilant au galop, et la scène rétrécit de plus en plus, jusqu'au jour où elle ne sera qu'un point sans dimensions. »