Pour avoir une chance de sentir ce qui se passe ou ce qui risque de se
passer, il nous faut désapprendre ce qui s’est passé, et voir le monde non plus
seulement depuis l’endroit où nous nous trouvons (1)
Centré
sur le développement de son système d’exploitation et de sa suite office,
Microsoft n’a pas vu initialement la montée en puissance d’Internet; bon nombre
d’opérateurs historiques de télécommunications ont sous-estimé la portée de la
téléphonie mobile, laissant le champ libre à de nouveaux acteurs ; des
transporteurs aériens trop focalisés sur le développement des segments de
clients à forte contribution ont été déstabilisés par l’apparition d’opérateurs
à bas coût… La liste est longue des entreprises qui, centrées sur elle-même,
n’ont pas vu ou compris ce qui se passait.
En
introduction de l’Atlas des Atlas, Christine Chameau et Philippe Thureau-Dangin
écrivent : « Cet atlas ne cherche pas à
donner une vision cohérente, européo-centrée du globe. Il invite au contraire à
décentrer le regard, en prenant d’autres points de fuite et d’autres angles.»
Dans ce livre, selon le continent auquel on appartient, le planisphère tourne
et chacun se voit toujours au cœur du monde. Chaque rotation modifie la
compréhension, et masque ou révèle des proximités : ainsi notre vue depuis
l’Europe nous masque la proximité entre la Californie et l’Asie.
Tant
que nous ne prenons pas le temps de nous décentrer, nous ne pouvons pas
comprendre la réalité d’une situation. Il faut désapprendre pour apprendre, il
faut sortir de nos habitudes. Michel Serres écrit : « En traversant la rivière, en se livrant tout nu à l’appartenance du
rivage d’en face, il vient d’apprendre une tierce chose. L’autre côté, de
nouvelles mœurs, une langue étrangère certes. (…) Car il n’y a pas
d’apprentissage sans exposition, souvent dangereuse, à l’autre. Je ne saurai
jamais plus qui je suis, d’où je viens, où je vais, par où passer. Je m’expose
à autrui, aux étrangetés. »
François
Jullien passe lui par la Chine pour mieux nous comprendre : « Passant par la Chine, j’y trouve là un point
d’écart, ou de recul, pour remettre en perspective la pensée qui est la nôtre,
en Europe. Car, vous le savez, une des choses les plus difficiles à faire, dans
la vie, est de prendre du recul dans son esprit. Or la Chine nous permet ainsi
de remettre à distance la pensée d’où nous venons, de rompre avec ses
filiations et de l’interroger du dehors (…), éclairer de biais, à partir du
dehors chinois, les choix implicites, enfouis, qui ont porté la raison
européenne. »
(à suivre)
(Extrait
du livre "Les Mers de l'incertitude")