5 oct. 2012

LES TAXIS DE CALCUTTA


Promenade en terres indiennes (5)
Calcutta, c’est New York. Mais le New York des origines, primaire et violent. La quintessence de la ville, à la fois mécanique et humaine, chaleureuse et chaotique.
A l’appui de son propos, elle montra le pont métallique, qui enjambait le fleuve, et était tapissé du jaune du trafic des taxis. Quelques tâches grises, noires ou marron, surnageaient comme autant d’erreurs et de malentendus. Conscientes de leur vulnérabilité et de l’incongruité de leur présence, de voyager en terre étrangère et facilement hostile, de n’être que tolérées, elles se faisaient discrètes, tentant de se faire oublier et glissant plutôt que de rouler. Les taxis, forts de leur supériorité numérique, insolents comme des enfants se sachant en terre conquise, avançaient comme bon leur semblait. Le code de la route, à supposer qu’il y en eut eu un, ne s’appliquait pas à eux. Les sens uniques étaient au mieux des indications de tendance.
Au cœur de cette hémorragie jaune, émergeaient aléatoirement des policiers qui, au milieu des carrefours, tentaient de réguler le flux compact, joyeux et aléatoire. Certains multipliaient des gestes, qui dessinaient des courbes dans l’espace, ceci selon un tempo et une forme propres et sans liens avec ceux du trafic. Ils n’étaient que des chefs d’orchestre impuissants, face à des musiciens déterminés à jouer chacun le morceau qui lui plaisait.
D’autres plus lucides bougeaient avec parcimonie, et pour ainsi dire presque pas du tout. Ils se contentaient d’être là, virgules censées représenter l’autorité, mais en fait seulement symboles depuis longtemps dénués de toute puissance. Ils étaient des statues représentant des dieux ou des déesses du temps jadis, et que plus personne ne venait adorer. On les visitait pour les regarder, mais sans tenir aucun compte du sens que pouvaient avoir leurs présences. Ils n’étaient que des décorations venant ponctuer la jungle goudronnée de Calcutta.

4 oct. 2012

« INTERNET POUSSE LES MURS ET ENLÈVE LES PLANCHERS ! »

Sommes-nous égaux face à Internet ? (Démocratie 7)
Le 10 mars 2010, Dominique Cardon, sociologue, est intervenu dans le cadre du cours de Pierre Rosanvallon au Collège de France. Sa conférence1 est un tour d’horizon complet et facile d’accès sur les rapports en Internet et la démocratie.
Il y aborde les points suivants :
- Le flou entre les mondes de l’information privée et publique : on passe progressivement de l’un à l’autre. Ainsi sur un profil Facebook, on va trouver aussi bien des commentaires d’ordre strictement privé (comme une fête de famille ou des troubles de santé récent) que des prises de position sur des faits de société. Selon Dominique Cardon, c’est l’internaute qui fait le tri, s’abstenant de commenter ce qui appartient à la sphère privée s’il n’en fait pas partie, ou intervenant dans un propos portant sur un débat plus large.
- L’idéalisation de l’égalité présupposée : sur Internet, personne n’est jugé ni à partir de ce qu’il est, ni de son statut, mais en fonction de ce qu’il dit et fait dans ce nouveau monde. C’est le cas de Wikipédia où ce n’est pas la position sociale qui apporte de l’autorité, mais son degré d’implication dans cette encyclopédie en ligne. Dominique Cardon relève que ceci ne va pas sans une forme d’injonction à participer, créant une nouvelle forme d’inégalité : la démocratie participative promeut les hyperactifs et nie de fait ceux qui ne s’impliquent pas.
- L’auto-organisation : la publication se fait « par le bas », il n’y a pas de plan a priori. Tout est assemblage, impossible à prévoir. Les conversations privées et les commentaires généraux sont entremêlés, et leur statut même est évolutif. Les périmètres sont flous, et les niveaux d’engagements très variables, les plus actifs étant à l’origine de la majeure partie de l’information.
- La hiérarchisation a posteriori par la foule : aucun système ne définit a priori ce qui est important de ce qui ne l’est pas. C’est la multiplication des liens, l’abondance des lectures qui font apparaître en haut des moteurs de recherche certaines informations plutôt que d’autres. C’est le fait d’être choisi par le plus grand nombre qui fait que l’on est vu encore davantage. 
- La force des coopérations faibles : on commence en disant un peu de soi-même, et en précisant ce que l’on aime et ce à quoi l’on croît. Ceci amène certains à se connecter par affinité. La coopération et le partage se renforcent ensuite, et des communautés se créent. Ainsi à la différence du monde physique, le collectif n’existe pas au départ, mais émerge à partir de dynamiques individuelles et autonomes.
Il a une belle formule, « Internet pousse les murs et enlève les planchers » : quiconque peut parler, il y a une porosité entre conversations publiques et privées, on ne fait plus confiance à des professionnels, mais à la force de l’agora publique pour faire émerger les propos intéressants.
Reste à se demander ce qu’il va advenir suite à la massification d’Internet : toutes ces règles et ces habitudes sont nées avec une communauté limitée et un peu élitiste.
Que va devenir demain Internet, pris entre quelques individus extrêmement entraînés et sans scrupules qui ont appris à en manipuler  les règles à leur profit, et une masse qui ne se rend pas compte que chacun est constamment soumis au regard de tous les autres et qu’il propage sans réfléchir un effet viral qui le dépasse ?

(1) Elle est accessible en ligne sur le site du Collège de France

3 oct. 2012

NI NÉO-LIBÉRALISME, NI ÉGALITARISME, ALORS QUOI ?

Entre Charybde et Scylla (Démocratie 6)
Faut-il aller vers la société de concurrence généralisée ou vers l’égalité radicale des  chances ?
Pierre Rosanvallon analyse chacune des options :
1. La société de concurrence généralisée
Le néo-libéralisme contemporain veut que la concurrence établisse un vrai rapport entre les hommes. C’est une forme de retour aux fondements du 18ème siècle qui ne voyait pas le libéralisme que comme un marché, mais aussi comme un fondement social.
Il repose sur une anthropologie du risque et de l’autonomie comme norme : comme le risque est la vraie nature de l’homme, être égaux c’est accepter le jeu, participer à la compétition. L’autonomie devient une norme d’action, c’est une injonction, ce n’est plus un projet. Elle s’oppose à la vision de Marx : la surpersonnalisation en réponse à la réification, se dépasser pour se réaliser et ne plus être exploité.
Dans cette vision, le consommateur est la figure et la mesure de l’intérêt général à la place du producteur : le consommateur devient l’individu en économie, et non plus le travailleur ou le citoyen. Les rentes sont détruites par la machine de la concurrence. La concurrence est la forme sociale générale, elle est la procédure institutrice du rapport social. Les seules institutions nécessaires sont celles qui la garantissent, celles qui définissent et mettent en place la juste concurrence.
Trois obstacles :
- Elle n’apporte pas de réponses aux écarts de revenus : La rémunération des 200 plus grands PDG américains représentait 35 fois celle de l’ouvrier de production en 1974, et 160 en 1990. Il n’y a pas de théorie de marché qui réponde à cet écart.1
- A cause des effets de marché, le gagnant prend tout : Lié à l’accès universel et au développement de la mondialisation, il y a une prime excessive aux premiers. Ceci se retrouve aussi bien dans le domaine sportif ou artistique, que pour les grands crus de Bordeaux.
- Les positions d’arbitrage et les edge funds polarisent les profits : avec 300 salariés ils font les profits d’une société de 30 000 personnes, et gagnent ce que perdent tout le reste de l’économie.
2. L’égalité radicale des chances
Si l’on veut donner à tous, les mêmes chances, que faut-il égaliser ?
Est-ce les biens primaires, les ressources, les conditions d’accès, … ? Faut-il le faire pour les conditions initiales ou de façon permanente et dynamique ?
Comment aussi ne pas faire disparaître toute responsabilité ? Comment inclure ce qui relève des choix, et non pas des circonstances ? Et comment séparer ce qui est hasard de ce qui est justement choix ? Est-ce que celui qui traverse une rue au feu rouge doit toujours être tenu pour responsable, alors que le fumeur doit être absous de sa responsabilité, parce que soumis à sa classe sociale et à ses habitudes ?
La famille étant un frein à cette égalité radicale, faudrait-il soustraire les enfants à l’influence des parents ? Et quid des successions ?
Bref, une telle vision, de proche en proche, en vient à développer une éthique de la défiance.
Seule n’est donc possible qu’une vision pragmatique qui ne cherche pas à tout régler… et qui, du coup, justifie les écarts que créent justement la société de concurrence généralisée…

Pierre Rosanvallon conclut son cours en rejetant donc ces deux options dominantes, tant la société de concurrence généralisée que l’égalité des chances, comme étant des réponses pertinentes à la crise de l’égalité.
Il en appelle à un retour aux sources de la Révolution, avec une égalité focalisée sur celle des relations autour de la singularité, de la réciprocité et de la communalité, propos qu’il devrait développer dans un prochain livre…
(1) C’est une coalition sociale entre les conseils d’administration et les directions qui aurait permis cela (livre de Palomino – Cepremap - Éditions de la rue d’Ulm - Comment faut-il payer les patrons)

2 oct. 2012

100% DES GAGNANTS ONT TENTÉ LEUR CHANCE

Vers un monde de la compétition et du jeu ? (Démocratie 5)
Dans ce monde de la singularité, Pierre Rosanvallon évoque trois croyances clés :
- Le mérite : « J’ai gagné, mais je le méritais ». Les différences sont justifiées au nom d’un écart objectif. Mais comment peut-on le mesurer ? Ce n’est facile à définir que négativement.
- Le hasard : « J’ai gagné, parce que j’ai eu de la chance. ». Les différences sont justifiées au nom de la chance et du hasard.
- La responsabilité : « J’ai gagné, mais je vais aider les autres. ». Les différences sont explicables, mais doivent être compensées. Elle revient en ce moment et fait le rapport entre action et volonté. Elle se traduit par le besoin de réparation d’un nombre croissant de sinistres et d’indemnisation.
Pour aller plus en avant, Pierre Rosanvallon évoque alors Roger Caillois qui classe les jeux en quatre catégories1 :
- La compétition : le sport, les examens,
- L’aléa ou la chance : les loteries, la spéculation boursière,
- Le simulacre : le spectacle, le carnaval, le cinéma, la reconstruction de la réalité,
- Le vertige : la griserie, le test de ses limites, l’alpinisme, la vitesse, la drogue
Le monde du simulacre est celui des artistes. Ce sont des êtres singuliers, intrinsèquement liés à la singularité. Ils ont tous les autres comme public, et ont l’écho de tous. Les inégalités sont spectaculaires (les écarts de revenus), mais elles sont acceptées, car il y a une légitimation particulière, et une concurrence par l’originalité : on peut mépriser ceux qui vendent beaucoup de livres, on peut être reconnu en n’étant apprécié que par un. On a alors le sentiment d’appartenir à une aristocratie, et si le succès est incertain, il peut dépendre à la fois du mérite et de la chance.
Le monde du vertige n’est pas celui du social, il est juste celui des extrêmes, de ceux qui sont à la marge du monde.
Restent donc les deux premiers qui sont essentiels dans les sociétés modernes, et sont de plus en plus liés : on parie sur le sport. La compétition sportive qui est récente, représente la concurrence salutaire, l’apprentissage du « struggle for life », le respect du gagnant et du perdant, la justification des inégalités. Dans la compétition, comme dans l’aléa, ce sont les règles qui ont importantes pour l’égalité des chances. Apparaissent aussi les courses à handicap.
Faut-il alors aller vers une société de concurrence généralisée, en faisant de l’idée de compétition la forme sociale généralisée, ou vers une égalité radicale des chances avec la constitution d’un anti-hasard, avec des individus débarrassés de leurs conditionnements sociaux ?
(à suivre)
(1) Voir son livre « Les jeux et les Hommes »