Une trop grande primauté accordée à l'ordre conduit à déstabiliser en profondeur l'équilibre d'un système
Dans son livre « Introduction à la pensée complexe », Edgar Morin aborde notamment la question du fonctionnement des organisations et leur capacité à « vivre et traiter avec le désordre » :
« Le facteur « Jeu » est un facteur de désordre mais aussi de souplesse : la volonté d'imposer à l'intérieur d'une entreprise un ordre implacable est non efficiente…
Autrement dit, l'économie de l'URSS a fonctionné grâce à cette réponse de l'anarchie spontanée de chacun aux ordres anonymes d'en haut et, bien entendu, il faut qu'il y ait des éléments de coercition pour que cela marche. Mais ça ne marche pas seulement parce qu'il y a la police, etc. ça marche aussi parce qu'il y a une tolérance de fait à ce qui se passe à la base et cette tolérance de fait assure à la marche d'une machine absurde qui, autrement, ne pourrait pas fonctionner…
C'est la résistance à l'intérieur de la machine qui a fait marcher la machine…
On peut dire grossièrement que plus une organisation est complexe, plus elle tolère le désordre…
A la limite, une organisation qui n'aurait que des libertés, et très peu d'ordre, se désintégrerait à moins qu'il y ait en complément de cette liberté une solidarité profonde entre ses membres. La solidarité vécue est la seule chose qui permette l'accroissement de complexité. »
Ce texte vient pour moi comme en résonance avec le fonctionnement actuel de notre démocratie et de pas mal de débats d'aujourd'hui.
Par exemple, c'est un des thèmes abordés par le film Welcome et les discussions qui en ont suivi : Est-ce que l'application brutale et sans faille de la loi ne conduit pas à une attitude inhumaine face à la détresse des sans-papiers en transit à Calais ? Est-ce que l'humanité ne vient de ce facteur de désordre local où des individus vont décider d'enfreindre la loi pour apporter assistance ? Est-ce que, si l'on refuse d'accepter ce « désordre » local, on ne va pas aboutir à un rejet complet de la loi et donc à l'éclatement de tout le système ?
Plus généralement, la volonté de Sarkozy de contrôler au maximum la mise en œuvre et de viser à une stricte application revient à ramener au minimum tout désordre. Or, pour reprendre l'expression d'Edgar Morin, le désordre est le « facteur jeu » qui apporte la souplesse nécessaire. Du coup, Sarkozy déstabilise en profondeur tout le fonctionnement de notre démocratie : ne pouvant plus « jouer » dans le système, bon nombre d'acteurs sont poussés à s'y opposer globalement. Les tensions montent, au fur et à mesure que se réduisent les marges de manœuvre.
Est-ce parce que Sarkozy pense que la solidarité entre français – quelle que soient leurs origines et leurs positions – n'est pas assez profonde pour une organisation avec beaucoup de libertés, qu'il développe une organisation fondée sur l'ordre ? Je ne suis pas sûr que ce soit le fruit d'une réflexion consciente, mais c'est une réalité.
On voit que la question de l'accroissement des solidarités est au centre de toute réflexion sur la mise en place d'une nouvelle politique plus ouverte et plus désordonnée…