29 oct. 2012

LE « JE » SUR DES SABLES MOUVANTS

La mémoire, le transport des armoires et internet (5)
Or sans mémoire, il n’y a ni identité, ni personnalité, ni responsabilité. Comment me sentirais-je comptable de ce que j’ai fait si je ne m’en souvenais pas ? Mais comme ma mémoire est changeante et fluctuante, comme elle se déforme et se constitue sans cesse, comme elle est aussi peu solide que ne le sont des sables mouvants, comment puis-je dire « je » ?
De plus, ce « je » conscient, ce « je » qui s’exprime et qui est capable de revendiquer une identité, ce « je » qui sait qu’il est ici et qu’il était aussi celui qui écrivait, il y a un an, ce « je » qui est connu et reconnu par ses proches, ce « je » donc n’est que la partie émergée de mon cerveau. L’essentiel de ce qui se passe en moi me reste inaccessible, et je suis pour toujours largement mû par des processus inconscients. C’est ce que Jung appelait le Soi, ce qui recouvre la totalité de ce que nous sommes et va bien au-delà du moi que nous percevons.
Aussi, où commence et finit mon identité ? Doit-elle s’arrêter au « je » conscient ? Ou, puis-je être tenu pour responsable de tout ce que mon corps a fait, y compris en cachette de ma volonté effective ? Vastes questions auxquelles je ne sais pas personnellement, quelle réponse apporter. Quoi qu’il en soit nous devons admettre ne connaître que la partie émergée de notre iceberg. Nous sommes et serons toujours des inconnus pour nous-mêmes. Apprenons à vivre avec ces terres inaccessibles qui nous habitent. Il n’y a pas d’autre issue.

26 oct. 2012

UN DEUIL IMPOSSIBLE

Comment abandonner ce qui m'est nécessaire ?
Dans le creux d'une nuit, dans la torpeur d'un demi-sommeil, dans un moment d'entre-deux, des mots me sont venus...
Je ne peux pas faire le deuil de toi
Dans le vide du noir, dois-je faire le deuil de toi ?
Dois-je abandonner la chaleur de ta peau à la froideur de ma vie ?
Dois-je laisser ton sourire et tes yeux se poser sur un autre que moi ?
Tu étais encore ce soir, assis juste là,
Ma main pouvait se perdre dans la douceur de tes cheveux,
Mon cœur pouvait battre en écho du tien.

Dois-je donc me contenter de ces rares moments,
Où tu ne m’es que juxtaposé ?
Dois-je accepter que ce ne seront pas mes bras,
Qui t’enserreront la nuit, cette nuit et toutes les autres ?
Dois-je me résigner à reprendre ma course,
Pour trouver quelqu’un qui ne sera pas toi ?
Mais comment pourrais-je ne pas me battre,
Alors que je sais que tu es celui qui me manque ?
Mais comment courir sur des rives nouvelles,
Alors que mes jambes ne savent pas me porter ailleurs ?

J’ai cherché les mots pour te faire le quitter,
J’ai creusé un lit pour que tu viennes t’y coucher,
J’ai inventé des images pour te donner envie de t’y perdre,
J’ai été présent tous ces jours malgré tous tes refus.
Tu es ces ailes que je sais pouvoir me faire voler,
Tu es ces épaules qui pourront me porter,
Tu es ces doigts dans lesquels je peux me plier,
Tu es cette peau où je ne veux plus pleurer.
Laisse-moi être celui avec qui tu vas avancer,
Fais le choix de ne pas me faire souffrir,
Apporte la douleur à celui que tu vas quitter,
Rejoins mon cœur qui bat déjà pour toi.

Je peux marcher dans ma vie sans ailes,
Car jamais je n’ai pensé voler.
Je peux parler demain sans certitude,
Car jamais je n’ai su le futur.
Je peux rire des coups que je reçois,
Car ce ne sont que des accidents.
Mais je ne veux plus vivre sans toi,
Car je t’attends depuis trop longtemps,
Car ensemble nous avons déjà été,
Car tu me montres que tu m’aimes encore.

Alors, jetant au loin le vide et le noir,
Non, je ne fais pas le deuil de toi,
Ni ne suicide ce qui a commencé,
Ni ne tue ce qui tu n’as pas oublié,
Ni ne laisse notre amour avorter par le choix d’un autre.
Oui, je suis devant cette porte que tu vas pousser.

25 oct. 2012

LA MÉMOIRE EST AUSSI UNE AFFAIRE DE DÉMONTAGE ET DE REMONTAGE

La mémoire, le transport des armoires et internet (4)
Le cerveau, le vôtre, le mien, celui aussi de votre chien ou de votre chat, ou même celui de votre poisson rouge si jamais vous en avez un, fait pareil : il n’arrête pas de démonter et remonter, de stocker et rechercher, d’attendre ce qu’il ne trouve plus, de faire avec ce qu’il a, et d’être perdu sans plan ou si trop de morceaux sont manquants.
Car aucun souvenir n’est stocké en un seul bloc. Il est fait d’une somme d’informations : son, couleur, image, odeur, sensation, émotion, relation avec l’avant et l’après, … La liste est longue. Comme pour l’armoire, comme pour internet, il est décomposé en petits éléments, ce n’est évidemment qu’une image, et chacun se loge au sein de notre cerveau en fonction de sa nature.
C’est ce qui lui donne à la fois sa puissance et de sa fragilité.
(à suivre)

24 oct. 2012

SUR INTERNET, ON DÉMONTE L’INFORMATION COMME LES ARMOIRES

La mémoire, le transport des armoires et internet (3)
Quel est le lien entre les armoires, le démontage et la mémoire ? Il est direct, comme vous allez bientôt le voir. Mais avant, faisons un détour supplémentaire, et intéressons-nous au cas de l’internet.
Quelles sont les astuces qui ont permis le développement de ce réseau mondial ? L’une d’elles est que l’information n’y circule pas dans son état initial, mais découpée en petits morceaux. Ceux-ci ne voyagent pas tous ensemble, chacun prenant le chemin qu’il veut, celui qui se présente à lui, et qui lui semble le meilleur. Circule aussi le plan, car, comme pour l’armoire, au moment où l’information est désagrégée, chaque bribe est numérotée, et un schéma élaboré.
A l’arrivée, l’information est reconstituée. Comme elle a été éclatée en un très grand nombre d’éléments, si jamais quelques-uns manquent, ce n’est pas très grave, le sens n’est pas perdu. Au fur et à mesure de leur arrivée, les pièces du puzzle s’assemblent. A partir d’un moment, l’information initiale émerge. D’où deux notions essentielles : la limite des pertes et la vitesse de récupération. Dans les débuts de l’internet, le réseau pêchait beaucoup sur cette deuxième dimension, et le célèbre www était traduit en « world wide waiting » : « tout le monde attend » !
C’est pourtant bien la désagrégation des données qui a permis le développement de l’internet : on est capable de déplacer de très grandes quantités d’information dans des tuyaux de capacité moindre. De plus, le réseau est moins vulnérable, puisque les chemins sont multiples et changeants. On peut parler d’une forme de plasticité du système. Il sait s’adapter à des crises.
(à suivre)

23 oct. 2012

PEUT-ON RECONSTRUIRE SANS PLAN ?

La mémoire, le transport des armoires et internet (2)
Les restaurateurs du temple Baphuon à Angkor en ont fait l’amère expérience, reprit-il. Compte-tenu de l’état de délabrement du monument, ils avaient choisi une technique qui passait par un démontage complet. En 1971, le chantier a dû être arrêté à cause de la guerre sévissant au Cambodge. A leur retour, ils ont fait la constatation de la disparition de la totalité des archives. Depuis lors, gisent, sagement alignées sur le sol et consciencieusement numérotées, trois cent mille pierres. Un gigantesque puzzle insoluble. Ainsi a été détruite, avec les meilleures intentions du monde, une des merveilles d’Angkor.
Si jamais, un jour, votre grand-mère vous demande de déplacer son armoire, attention à ne pas lui jouer le même tour. Elle risquerait de vous en vouloir. Heureusement, comme vous êtes attentionnés, vous ne perdez pas le plan, et, à l’arrivée, vous la remontez, et votre grand-mère est contente.
Est-ce à dire qu’elle est toujours la même ? Je parle bien sûr de l’armoire, et pas de votre grand-mère ! Globalement oui, mais dans le détail pas forcément. Un morceau peut avoir été endommagé, un taquet manquer, un emboîtement être imparfait… Bref, après un déménagement, elle n’est plus tout à fait elle-même. D’ailleurs chacun sait que déplacer souvent des meubles n’est pas bon pour eux.
(à suivre)