6 févr. 2013

LE FLOU DES CONSÉQUENCES : COMMENT PRÉVOIR ?

Toute décision est faussée (5)
Donc pour qu’une décision ait une chance d’être exacte, il faut que le sujet qui prend la décision soit défini, que l’objectif soit clair et mobilisable dans un délai compatible avec la vitesse d’évolution de la situation, et que cette dernière puisse être correctement interprétée. Pour parler trivialement, « C’est pas gagné »… mais possible.
Oui mais pour que la décision soit exacte, il faut que les conséquences issues de celle-ci soient conformes avec l’objectif visé et l’analyse faite. Or, comme l’a indiqué le Général Vincent Desportes dans son livre, Agir dans l’incertitude, en reprenant les propos de Clausewitz, et son « brouillard de la guerre » : « la guerre est le royaume de l'incertitude, trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l'action restant dans les brumes d'une plus ou moins grande incertitude. » (1)
C’est la même chose pour toute entreprise, et encore pire : comment pouvoir prétendre modéliser tout ce qui va se passer ? Comment prévoir les conséquences de ses actes ? Comment anticiper les mouvements de la concurrence ? Comment savoir qu’elles seront les comportements des clients ? Comment avoir une vision mondiale de tous ces enchevêtrements ?
Impossible.
Voici donc ce qu’est, de fait, la situation idéale d’une prise de décision :
- Le ou les décideurs sont clairement identifiés, et savent que leurs processus conscients ne sont que la partie émergée de l’iceberg de leurs identités,
- L’objectif est connu et clair, c’est-à-dire que le ou les décideurs savent ce qu’ils visent, et l’ont dynamiquement à l’esprit
- La situation est aussi bien que possible analysée, tout en sachant que cette analyse repose sur des lacunes multiples et des a priori non moins multiples
- Les conséquences des choix éventuels sont évalués, sans se perdre inutilement dans les détails, puisque la seule certitude, c’est que l’on n’a aucune chance d’anticiper réellement ce qui va se passer.
Bref tout prise de décision est un pari sur le futur, et donc c’est en cela que j’ai dit au départ de cette série d’articles, qu’elle était faussée, car l’une ou l’autre des hypothèses, et très certainement un grand nombre, se révéleront inexactes.
Est-ce à dire qu’il est illusoire et dangereux de décider, et qu’il ne faut se confier qu’au hasard ? Non, ce n’est pas du tout ce que je pense, mais il faut être conscient de ces limites, et en tirer toutes les conséquences.
C’est là-dessus que je vais revenir prochainement…

(1) Voir l’article que j’ai consacré à son livre : Être discipliné ne veut dire ni se taire, ni éviter les responsabilités    

5 févr. 2013

LE FLOU DE LA VISION : QUE VOIT-ON ?

Toute décision est faussée (4)
Un décideur qui n’est pas toujours aussi clairement défini, des options qui sont parfois fictives, qu’en est-il maintenant de l’objectif et de la vision de la situation ?
Une autre façon de se poser la question de la clarté de l’objectif est de se demander si l’on est en capacité de relier cet objectif avec la situation présente, c’est-à-dire la décision à prendre, et surtout dans un délai de temps compatible avec la vitesse d’évolution de la situation présente. En effet, si ce délai est largement supérieur au temps disponible avant le moment où il faut décider, cela revient à dire que l’on n’a pas d’objectif. La disponibilité effective de cette connaissance et la capacité pour le sujet qui doit décider à l’intégrer à temps sont essentiels.
Notamment avoir des piles d’études détaillées, des prévisions multiples et complexes, ou des armoires de simulations diverses sont de bien peu d’utilité. L’objectif doit être mobilisable, donc simple, clair et présent dans la conscience de tous ceux qui participent à la décision.
Un objectif est une chose, mais faut-il aussi pouvoir lire la situation actuelle. Or cette lecture est, ainsi que je l’ai indiqué à de multiples occasions dans mes différents articles, une affaire d’interprétation : même si rien ne nous est caché, nous n’avons pas accès directement à ce qui se passe autour de nous, car les informations brutes n’accèdent jamais telles quelles à notre conscience ; dans tous les cas, elles sont enrichies de notre connaissance passée, de nos émotions, et des inférences faites par nos processus inconscients (1). Certes cet enrichissement est source de connaissance et d’accélération, mais il est aussi source d’erreurs, ce singulièrement dès qu’une rupture surgit.
Souvent en plus, nous ne voyons que partiellement la situation. Une partie nous est cachée par des obstacles, ou déformée par le brouillard de la distance. En effet le ou les décideurs ne sont pas en prise directe sur la totalité des faits, mais uniquement au travers d’autres personnes, donc en étant dépendants de leurs interprétations personnelles, et au travers de systèmes, donc avec le filtre de ce qui a été programmé dans les systèmes en question.
Mais certaines personnes ont un sens aigu du diagnostic, et avec peu d’informations, sont capables de procéder aux bonnes inférences. Pour peu alors que l’objectif visé soit accessible, elles sont donc à même de décider en connaissance de cause. Mais est-ce si certain, car il reste à examiner la quatrième et dernière composante : l’analyse des options…
(à suivre)

(1) Voir la série d’articles que j’ai consacré aux travaux de Stanislas Dehaene, et singulièrement les derniers portant sur le cerveau bayésien : Tout décision suppose une inférence bayésienneNous imaginons le monde avant de le vivre et Nous ne voyons pas ce que regardent nos yeux

4 févr. 2013

LE FLOU DES OPTIONS : EXISTENT-ELLES TOUTES RÉELLEMENT ?

Toute décision est faussée (3)
Donc le sujet qui décide est incertain et flou. Son image est brouillée par la puissance des processus inconscients, et par la complexité des organisations.
Qu’en est-il du premier objet de sa décision, à savoir l’existence de plusieurs options ?
Un souvenir lointain me revient. Il date d’un peu plus de vingt ans. J’étais en charge d’une mission de conseil pour le compte d’une grande entreprise française, appartenant alors au secteur public. L’objet de la mission était de bâtir la stratégie de ses activités de distribution : cette entreprise commercialisait elle-même ses services au travers d’un réseau d’agences, et se posait la question légitime de leur devenir.
Au lancement de la mission, une réunion avec mon interlocuteur au sein de l’entreprise, eut pour but de préciser le champ de l’étude, et les différentes variables à prendre en compte. Au milieu de la réunion, il me dit : « Robert, il est important que vous étudiez un scénario où nous n’aurions plus aucune agence en propre. »
Je l’ai regardé, interloqué, et lui ai demandé : « Certes, mais avez-vous une quelconque chance de mettre en œuvre un tel scénario ? Est-ce que les contraintes s’imposant à vous ne le rendent pas impossible ?
- Effectivement, me répondit-il.
- Alors pourquoi vouloir étudier ce qui ne pourra jamais être appliqué ? »
Il me regarda en souriant, et conclut qu’effectivement, il ne servait à rien d’étudier une telle variante.
Pourquoi est-ce que je raconte maintenant cette anecdote ? Parce qu’elle illustre une tendance que j’ai souvent constatée : nous nous inventons des options qui n’existent pas vraiment, et par là nous créons des décisions fictives. Il peut en effet être rassurant de croire que l’on a plus de marges de manœuvre que la réalité ne nous accorde. Qu’il est bon d’avoir l’illusion de choisir ce que les circonstances nous ont en fait imposé ! (1)
Un sujet qui décide flou, des options qui n’existent peut-être pas… Décidément la clarté de la décision commence à se brouiller de plus en plus. Mais je sens que vous pensez que ceci reste marginal et secondaire : le plus souvent, vous savez qui décide, et les options sont réelles.
Oui probablement, mais il reste encore deux composantes à examiner : le couple objectif/vision et l’analyse de la situation
(à suivre)

(1) Par exemple, une étude a soumis deux équipes travaillant en atelier, à des bruits aléatoires et pénibles. Dans la première équipe, personne ne pouvait rien faire pour lutter contre ce bruit ; dans la deuxième, chacun était doté d’un bouton avec lequel il pouvait arrêter le bruit. Les résultats ont été les suivants : les membres de la première équipe ont été fortement perturbés par ces bruits, alors que ceux de la deuxième pas du tout… et pourtant aucun d’eux n’avait appuyé sur les boutons de contrôle. Comme quoi, nous supportons ce sur quoi nous pouvons agir, beaucoup mieux que ce qui nous est imposé.

1 févr. 2013

POUR SAVOIR CHANTER DANS LE VENT GLACÉ

A Pékin (3)
Sur la muraille de Chine en novembre 2003.
L’air est glacial, environ une dizaine de degrés en dessous de zéro. Le vent vif vient en souligner les morsures. Le neige, tombée il y a quelques jours, recouvre le paysage et fournit un miroir aux rayons du soleil.
Tout autour de moi, un paysage de montagnes qui se chevauchent à l’infini. Pékin, qui n’est pourtant qu’à un peu plus de cent kilomètres, est bien loin. Aucun bruit, aucune pollution, et Dieu merci comme c’est l’hiver et que la température n’est pas clémente, il n’y a quasiment personne à part nous deux.
Sur le sommet de la montagne, une énorme chenille dort, immensément immobile. Caméléon de l’histoire, elle a su, pour se dissimuler, s’habiller des tons des pierres sur lesquelles elle repose. Un regard rapide ne prêterait pas attention à ses aspérités. Elle est pourtant bien là, sentinelle qui veille depuis deux mille ans, sur la tranquillité de l’Empire céleste.
Doucement, nous montons sur son dos, en prenant garde à ne pas la réveiller. La glace recouvre toutes ses aspérités qui se font marches. La progression est lente et difficile.
Au bout de quelques minutes, je me retourne pour m’apercevoir de la perspective qui se dégage. Dessous, glisse le dos de la chenille, pente vertigineuse. Au loin les montagnes se poursuivent. Sur certaines, je la vois qui se poursuit, animal mythique et infini. Les autres, nues, boudent, en regardant jalousement leurs sœurs habillées de la ceinture impériale.
Hai s'est tourné vers moi, et, levant les bras, me regarde suspendu. Fort de sa sinitude, il sait qu'il n'a rien à craindre de ce qui, depuis presque toujours, protège les siens. 
Me reviennent les mots de Dominique A : « On imagine pourtant très bien voir un jour les raisons d'aimer, perdues quelque part dans le temps. Mille tristesses découlent de l'instant. Alors, qui sait ce qui nous passe en tête ? Peut-être finissons-nous par nous lasser ? Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé ! »1

(1) Dominique A, Le Courage des Oiseaux

31 janv. 2013

LE FLOU DU DÉCIDEUR : QUI DÉCIDE ?

Toute décision est faussée (2)
Nous avons vu (ou plutôt lu !) hier que tout décision supposait : un sujet qui décide, la présence de plusieurs options, l’existence d’un objectif et d’une vision de la situation, et l’analyse de ces options par rapport à cet objectif et cette vision. Alors pourquoi puis-je affirmer que toute décision est faussée ?
Pour cela, je vais reprendre chacune des quatre composantes de la décision.
A tout seigneur, tout honneur, commençons par le sujet, celui qui décide… ou qui croît décider.
Comme je l’ai notamment expliqué, il y a une dizaine de jours, dans ma série d’articles, L’iceberg de l’inconscient (1), nous ne percevons que la surface de nos processus mentaux, et notre identité est beaucoup plus complexe qu’elle ne nous apparaît. Ainsi ce « je » qui est sujet de la décision, qui est-il ? Est-il réellement le même que celui qui a fait les analyses, a fixé les objectifs ? Sait-il pourquoi il préfère ceci ou cela ? Difficile de répondre brutalement par l’affirmative. Au mieux, je dirais : oui, peut-être et probablement… mais comment en être sûr ? Et même si les modifications sont mineures, peut-on affirmer qu’elles ne sont pas suffisantes pour engendrer des différences importantes ?
Or souvent, en entreprise, le sujet n’est pas unique, mais est un groupe, un comité, ou un tandem. Occasion d’indéterminations supplémentaires. Et parfois ces comités ne sont que des chambres d’enregistrement, où l’on apporte un cachet officiel à des décisions prises dans d’autres cénacles…
Mais je vous l’accorde, ce flou sur l’identité du sujet qui décide, n’est pas de nature à lui seul à entacher le processus de décision, et c’est insuffisant pour pouvoir affirmer que la décision est fausse. Disons que son attribution à un sujet donné est moins nette qu’il n’y paraît.
Il reste à examiner les trois autres composantes de la décision.

30 janv. 2013

QU’EST CE QUE DÉCIDER ?

Toute décision est faussée (1)
L’art de la décision est un art paradoxal, car, à y bien réfléchir toute décision est faussée. Vous ne me croyez pas, vous pensez que j’exagère… Laissez- moi donc m’expliquer avant de conclure trop vite.
Qu’est-ce que décider ? C’est parmi un ensemble de choix possibles, choisir l’un au nom d’un objectif ou d’une vision que l’on a en tête, implicitement ou explicitement, et ce parce que l’on pense que ce choix est celui qui est le plus en cohérence avec cet objectif, ou, a minima, à égalité avec d’autres options possibles.
Arrêtons-nous d’abord sur cette proposition de définition.
Pourquoi faut-il qu’il y ait plusieurs choix possibles ? La réponse est évidente : car sinon, il n’y aurait aucune décision à prendre. Remarquons toutefois que certains parlent de décisions, alors que, en fait, ils n’ont fait que choisir la seule option possible. Mais qui en viendrait à dire qu’un morceau de bois qui suit le cours d’un fleuve, et est ballotté au gré du courant, décide ?
Ensuite l’objectif et la vision. Pourquoi faut-il qu’il y ait un objectif ou une vision pour qu’il y ait décision ? La réponse est là aussi, me semble-t-il, assez évidente : si ni je ne vise un objectif, ni je n’ai une vision de la situation, comment pourrais-je parler de décision, alors que je n’ai fait que choisir au hasard une option parmi d’autres ?  Attention choisir volontairement de se laisser guider par le hasard, est bien une décision. En effet, on fait ce choix au nom d’une vision de la situation qui est que tous les choix se valent, ou que l’on n’a pas assez d’informations pour pouvoir faire un choix, ce qui revient au même ; c’est donc bien au nom d’une vision que l’on décide de choisir au hasard (1). Notons aussi que, derrière une absence de décision consciente, il y a peut-être une décision inconsciente : même si je ne sais consciemment que j’ai un objectif ou ai construit une vision du monde, mes processus inconscients en ont et ont orienté mes choix. Mais, ce n’est pas une décision au sens conscient du terme.
Enfin l’analyse des options et le choix de celle qui est la plus adéquate. Cette dernière étape est elle aussi nécessaire : même si, dans les cas simples, elle est très rapide et quasi immédiate, c’est bien cette analyse qui conduit au choix, et fait la décision. Car si cette analyse n’existait pas, ce serait de fait comme n’avoir ni objectif, ni vision, et nous serions ramené au cas du paragraphe précédent.
Dernière remarque préalable : pour qu’il y ait décision, il faut qu’existe un sujet qui décide, sujet qui peut être selon les cas, soit une personne seule, soit un groupe de personnes. C’est ce sujet qui est confronté aux trois étapes indiquées ci-dessus : il fait face à plusieurs options, il poursuit un objectif et a une vision de la situation, il choisit l’option la plus adéquate.
Mais alors pourquoi ce sujet qui décide serait-il condamné à nécessairement se tromper ?
(à suivre)

(1) C’est ce que font bon nombre de joueurs de loto qui laissent le système générer pour eux le ticket de loto. Il s’agit bien d’une décision, car ils auraient pu le remplir eux-mêmes en s’inspirant d’une date de naissance, d’une plaque d’immatriculation, ou d’une séquence de chiffres quelconque.

29 janv. 2013

POURQUOI L’ART DU MANAGEMENT SERAIT-IL PLUS FORT QUE L’ART DE LA GUERRE ?

Il y a un découplage de fait entre pensée théorique et action sur le terrain
Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, dresse un tableau de la campagne de Russie de Napoléon, bien loin de ce que j’avais retenu de mes cours d’histoire. Le déroulement est d’abord le fruit de hasards, de malentendus, de chances et malheurs. Napoléon se croyait, selon lui, aux commandes, alors que, dans la réalité, sa Grande Armée agissait d’elle-même : « A la suite de ces rapports, faux par la force même des circonstances, Napoléon faisait des dispositions qui, si elles n’avaient pas déjà été prises par d’autres d’une manière plus opportune, auraient été inexécutables. Les maréchaux et les généraux, plus rapprochés que lui du champ de bataille et ne s’exposant aux balles que de temps à autre, prenaient leurs mesures sans en référer à Napoléon, dirigeaient le feu, faisaient avancer la cavalerie d’un côté et courir l’infanterie d’un autre. Mais leurs ordres n’étaient le plus souvent exécutés qu’à moitié, de travers ou pas du tout. »
Ce découplage entre la réalité du terrain et la théorie pensée dans les états-majors, est d’ailleurs ce qui fait choisir au prince André Bolkonsky le champ de bataille : « Le rapport de forces de deux armées reste toujours inconnu. Crois-moi : si le résultat dépendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j’y serais resté, et j’aurais donné des ordres comme les autres. » 
Pourquoi diable le management d’entreprises se croit-il trop souvent plus fort que Napoléon et que les plus grands chefs de guerre ? Pourquoi n’admet-il pas que l’art du management est souvent, certes d’aller vers l’objectif que l’on s’est fixé, vers cette mer qui, à l’horizon, attire le cours du fleuve de l’entreprise, mais non pas à partir de plans détaillés, de business plans ciselés, de tableurs excel prétendant modéliser le futur ?
Il est temps d’admettre qu’il y a nécessairement un découplage entre la pensée théorique et la volonté d’une Direction Générale, et la réalité de ce qui advient et l’action de tous ceux qui composent l’entreprise.
Aussi l’art du management est comme l’art militaire de savoir réellement tirer parti de l’énergie locale, et de la compréhension dynamique et décentralisée, c’est-à-dire de faire de l’entreprise un corps vivant, réactif et alliant souplesse et cohésion. Et comprenons comme le prince André Bolkonsky, que c’est cette incertitude qui donne tout son poids et son intérêt à ceux qui sont en première ligne !

28 janv. 2013

L’ÉCOLE DE GUERRE, L’ÉCOLE EN POINTE SUR L’ACTION DANS L’INCERTITUDE

Du gruyère de la participation à l’anorexie managériale
Le 21 janvier, j’ai assisté à une intervention du général Vincent Desportes à l’occasion d’une conférence organisée par l’École de Paris du Management. Occasion de poursuivre mes échanges avec lui, échanges commencés il y a maintenant environ une année, lors d’une intervention conjointe pour une conférence sur l’action dans l’incertitude auprès du Medef bordelais. Confirmation que, décidément, le management des entreprises a beaucoup à apprendre du management des armées.
En effet comme je l’ai déjà souligné, les militaires ont depuis longtemps accepté l’incertitude et développé des approches très pertinentes pour faire face au « brouillard de la guerre ».
Voilà ainsi ce général qui affirme que « l’homme est le plus adapté à l’incertitude », car lui seul peut travailler dans le flou, que « le vivant est chaotique par essence », et que donc, il ne faut pas tout prescrire, tout définir.
En écho à ses propos, me revient ce que, du temps de Bossard Consultants, ce cabinet où je me trouvais il y a maintenant plus de quinze ans et malheureusement disparu, nous appelions, le « gruyère de la participation » : si tout est défini, personne ne peut s’engager, et exprimer son potentiel. Ce sont les trous laissés qui permettent à tout un chacun, de s’investir et d’ajuster le cadre général à la situation concrète, locale et circonstancielle.
Vincent Desportes parle lui de « bulle de liberté d’action », mais c’est manifestement exactement la même idée. Il insiste aussi sur l’importance des réserves : « Quand un chef n’a plus de réserves, il a perdu la bataille », et « pour affaiblir l’adversaire, le plus efficace est d’attaquer ses réserves, car ce sont la source de sa puissance ».
Dans le bandeau de mon livre, Les mers de l’incertitude, j’écrivais : « Une entreprise anorexique ne peut pas faire face aux aléas ». Anorexie, volonté d’avoir des organisations le plus « lean » possible, c’est-à-dire sans réserves disponibles, telle est bien une de nos maladies modernes, et un des effets potentiellement dévastateur de la financiarisation du monde des entreprises.
Va-t-il falloir faire passer tous les dirigeants d’entreprises par l’École de Guerre pour que la relation à l’incertitude soit comprise et acceptée ?

25 janv. 2013

DÉCALAGES...

A Pékin (2)
Deux autres images insolites issues de mon premier séjour à Pékin en novembre 2003.
La cité interdite ne l’est plus guère de nos jours, et est devenue surtout un grand parc d’attraction touristique clos. Continuellement peuplée d’une foule de Chinois et Chinoises partis à la recherche d’un passé révolu, elle est vide de cette cour qui n’y est plus. Dommage…
Aussi, plutôt que de suivre ce flux qui m’est doublement étranger, j’aime me laisser perdre non plus dans ce lieu ceint et clos, mais le long des murs qui le définissent. Tels des membranes figées et impénétrables, ils dessinent une cellule dans laquelle battait le cœur de l’empire.
Peints du rouge impérial, ils dressent des perspectives qui poussent le regard à l’infini. Presque aucun détail ne vient perturber ce mouvement, juste quelques pics qui surgissent inutilement.
Ici la cité redevient interdite, et je me trouve à rêver des bruissements anciens faits par les dizaines de milliers d’eunuques qui, en silence, se pressaient de toutes parts, et de cet empereur condamné à régner sur des terres immenses sans pouvoir quitter sa cellule de 9999 pièces…

Difficilement, j’arrive à m’extraire à ma rêverie pour rejoindre les abords du parc Beihai.
Là sur le vaste trottoir qui le cerne, un groupe de vieillards devise. L’un assis sur une chaise joue d’un instrument qui m’est inconnu, et dont il tire des sons qui viennent d’un autre monde.
Un autre, avec l’aide d’une sorte de grand pinceau, dessine avec de l’eau des idéogrammes. Son ballet est lent et méthodique. Comme religieusement, il écrit de l’éphémère, qui, grâce à l’absence de soleil, durera un peu plus longtemps.
Des années plus tard, je reprendrai ces idéogrammes comme illustration de mon premier roman, Double J, et demanderai alors à un ami chinois leur signification. Ils sont tirés d’un célèbre poème chinois : « Seul, celui qui ne cherche ni gloire ni richesse, peut avoir de grands idéaux ; seul, celui est en paix dans son cœur, peut penser et voir loin devant ». Joli, non ?

24 janv. 2013

POURQUOI ACCEPTER QUE LES PMI FINANCENT LA DISTRIBUTION ?

"Pourquoi payer à un supermarché ce qu'il n'a pas payé lui-même ?" ou "Comment les grandes surfaces fleurissent dans des campagnes qui se vident de leur industrie"
Cette petite ville meurt doucement. Située au pied du Vercors, un peu plus de trois mille habitants, l’industrie y a été pendant longtemps florissante. Tirant parti de la possibilité de produire facilement de l’électricité, et de sa proximité avec la vallée du Rhône, notamment le textile s’y était développé. Forte de cette création de valeur réelle, elle rayonnait alors aux alentours, et était un centre local dynamique. Mais tout ceci est bien loin, et les dernières entreprises industrielles ont fermé.
Et pourtant, malgré cette perte de dynamisme et cet appauvrissement, à l’entrée de la ville, trône un Intermarché flambant neuf. Avec sa façade outrageusement moderne, son parking aux lignes bien dessinées, et son enseigne multicolore, il se moque bien de ce déclin, et vient, par son apparition, finir de sonner le glas du petit commerce du centre-ville.
Quel bel exemple de notre maladie collective, pensai-je, en y passant il y a quelques jours : la grande distribution, nourrie par le crédit inter-entreprises, capable de vendre des produits qu’elle n’a pas encore payés, tel un vampire moderne, grandit là où rien d ‘autre ne subsiste, s’abreuvant du peu d’énergie qu’il peut rester.
J’ai, ces derniers mois, écrit à plusieurs reprises, des articles (1) alertant sur cette maladie bien française, qui empêche nos entreprises de croître : comme le transfert de propriété a lieu à la livraison et non pas au paiement, le délai de paiement est le résultat du rapport de forces, et les factures des petites entreprises ne sont réglées que soixante, quatre-vingt dix, voire cent vingt jours après la livraison. Comment voulez-vous dans ces conditions qu’elles puissent financer leur croissance, puisqu’une part majeure de leur bénéfice sert à payer des intérêts aux banques, plutôt qu’à acheter de nouvelles machines, à embaucher des commerciaux, ou lancer une campagne de communication ?
Dans le même temps, la grande distribution prospère, riche d’une valeur qu’elle n’a pas créée : elle revend ce qui ne devrait pas lui appartenir. Les grandes entreprises ne sont pas non plus les perdantes à ce « jeu » du crédit inter-entreprises, puisqu’elles ne paient aussi que tardivement le travail de leurs sous-traitants. Certes la loi a encadré ces délais, mais quel dirigeant de PMI prendrait le risque de perdre ses marchés futurs, en se retournant contre ses clients ? Et comble de double discours, l’État qui s’affirme voulant promouvoir les PMI, est loin de donner l’exemple, notamment par le comportement des entreprises publiques.
C’est ainsi plus de cinq cents milliards d’euros qui sont prélevés aux PMI françaises pour financer la distribution et les positions dominantes des grandes entreprises.
Comment tous les gouvernements successifs n’ont-ils pas compris que c’était là l’origine essentielle de notre déficit en entreprises moyennes ? Sont-ils à ce point, dépendants des grandes entreprises et du monde financier ? Croient-ils que les dirigeants français de PMI sont moins créatifs, moins entreprenants, moins innovants que leurs homologues allemands ? Ne voient-ils pas que, simplement, ces patrons de PMI ne travaillent pas pour eux-mêmes ?
Pour s’en convaincre, il suffit de voir fleurir dans nos campagnes, ici des Intermarché, là des Leclerc, des Carrefour ou des Auchan. Pour ceux qui en doutent, qu’ils aillent donc demander aux notaires qui a fait fortune ses dernières années. Pour ceux qui pensent que les Français ont peur de l’international, qu’ils apprennent que la deuxième communauté étrangère à Shanghai après les américains, est la communauté française, devant les communautés anglaises, allemandes ou italiennes (2).
Alors quand allons-nous nous décider à mettre fin à cette injustice ? Faudrait-il organiser une manifestation collective, amenant tous les consommateurs à eux aussi ne payer ce qu’ils ont mis dans leur caddie qu’avec trois mois de retard ?
Réveillons-nous car, si nous n’y prenons pas garde, la France deviendra, comme cette commune du Vercors, un pays vide d’industrie et rempli de centres commerciaux flambants neufs. Je repense aussi à la chanson de Boris Vian, Le petit commerce, dans laquelle un vendeur d’armes se réveillait seul au monde après avoir « fait faire des affaires à tous les fabricants d'cimetières », et finissait en criant « Canons en solde » !
(1) voir notamment l’article écrit avec Stéphane Cossé et paru le 27 décembre 2012 dans le Figaro et le 31 décembre dans les Échos
(2) Selon le consulat de France : « 12.000 Français (et leurs familles) de Shanghai et sa région sont inscrits au Consulat, contre deux milliers environ au pic de l’ancienne Concession française, dans les années 1930, et 71 en 1985. Cela représente la première concentration de Français en Asie, et la première communauté européenne à Shanghai, en particulier si l’on prend en compte le fait que le chiffre réel pourrait atteindre 16.000 personnes. »