13 mars 2013

WHAT YOU SEE IS ALL THERE IS !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (3)
Premier défaut important de notre Système 1 : comme il va au plus pressé (1), il se laisse facilement tromper par ce qui vient de se passer, par les apparences ou par ce qui l’entoure, même si ce n’est pas réellement pertinent pour la situation à analyser.
Ainsi si nous marchons lentement comme une personne âgée, nous reconnaîtrons plus vite des mots comme oubli, vieux ou solitaire ; et si un bureau de vote est situé dans une école, nous aurons plus tendance à voter favorablement en faveur d’une augmentation du financement des écoles. Ainsi si nous marchons lentement comme une personne âgée, nous reconnaîtrons plus vite des mots comme oubli, vieux ou solitaire ; et si un bureau de vote est situé dans une école, nous aurons plus tendance à voter favorablement en faveur d’une augmentation du financement des écoles. Inquiétant non ? (2)
Mais ceci n’est pas non plus sans intérêt : le plus souvent le contexte est pertinent et ces solutions ultrarapides sont efficaces et nous permettent de mieux nous adapter à notre environnement : « L'exposition répétée à un stimulus est profitable à l'organisme dans ses relations avec son environnement animé et inanimé immédiat. Elle permet à l'organisme de distinguer les objets et les habitats qui sont sûrs de ceux qui ne le sont pas, et elle constitue la base la plus primitive des liens sociaux. Par conséquent, elle est à la base de l'organisation et de la cohésion sociale –  elle est la source fondamentale de la stabilité psychologique et sociale. »
Ce pari tiré du contexte nous amène à faire des choix sans que nous nous en rendions compte.
Ainsi dans cet exemple donné dans son livre (voir l’image ci-jointe), selon que les mêmes signes sont entourés par un A et C ou un 12 et 13, nous lisons spontanément un B ou 13…
Ou la phrase « Ann approached the bank » nous fera penser à une femme se rapprochant soit d’une banque, soit de la bordure d’une rivière selon le contexte de la phrase.
Ces biais cognitifs seraient sans problèmes, si nous en étions conscients, et si nous avions pu vérifier l’adéquation du choix fait. Or ce n’est pas le cas : notre Système 1 a choisi pour nous… et sans nous prévenir. Et comme notre Système 2 est paresseux, c’est-à-dire qu’il s’arrête dès qu’une solution cohérente lui est proposée, ne comptons pas trop sur lui…
Ainsi Daniel Kahneman écrit : « Dans l’incertitude, le Système 1 parie sur une réponse, et les paris sont guidés par l’expérience. (…) Une seule interprétation vous est venue à l'esprit et vous n'avez jamais eu conscience de l'ambiguïté. (…) La combinaison d'un Système 1 en quête de cohérence et d'un Système 2 paresseux implique que le Système 2 approuvera beaucoup de convictions intuitives qui reflètent étroitement les impressions engendrées par le Système 1. (…) Pour qu'une histoire paraisse solide, ce qui importe, c'est la cohérence de l'information, non son exhaustivité. »
Il résume ce risque constant en une expression simple et choc : « WYSIATI = What You See Is All There Is » (3)!  Vers la fin de son livre, il nous expliquera que, sachant que nous sommes victimes des histoires simples et faciles, il a essayé d’en créer tout au long de son propos…
(Paru le 15 novembre 2012)

(1) Je simplifie ici la pensé de Daniel Kahneman
(2) Cette influence d’une information, – même si elle est erronée –, sur une décision est appelée par Daniel Kahneman, un effet d’ancrage : « La même maison vous paraîtra d'une plus grande valeur avec un prix élevé plutôt qu'avec un prix plus bas, même si vous êtes décidé à résister à l’influence du chiffre. (…) Le jugement des gens était influencé par un nombre qui n'avait manifestement aucune valeur informative. »
(3) Traduite par « COVERA = Ce qu'On Voit Et Rien d'Autre » dans la version française

11 mars 2013

100% DES GAGNANTS ONT TENTÉ LEUR CHANCE

Vers un monde de la compétition et du jeu ? (Démocratie 5)
Dans ce monde de la singularité, Pierre Rosanvallon évoque trois croyances clés :
- Le mérite : « J’ai gagné, mais je le méritais ». Les différences sont justifiées au nom d’un écart objectif. Mais comment peut-on le mesurer ? Ce n’est facile à définir que négativement.
- Le hasard : « J’ai gagné, parce que j’ai eu de la chance. ». Les différences sont justifiées au nom de la chance et du hasard.
- La responsabilité : « J’ai gagné, mais je vais aider les autres. ». Les différences sont explicables, mais doivent être compensées. Elle revient en ce moment et fait le rapport entre action et volonté. Elle se traduit par le besoin de réparation d’un nombre croissant de sinistres et d’indemnisation.
Pour aller plus en avant, Pierre Rosanvallon évoque alors Roger Caillois qui classe les jeux en quatre catégories1 :
- La compétition : le sport, les examens,
- L’aléa ou la chance : les loteries, la spéculation boursière,
- Le simulacre : le spectacle, le carnaval, le cinéma, la reconstruction de la réalité,
- Le vertige : la griserie, le test de ses limites, l’alpinisme, la vitesse, la drogue
Le monde du simulacre est celui des artistes. Ce sont des êtres singuliers, intrinsèquement liés à la singularité. Ils ont tous les autres comme public, et ont l’écho de tous. Les inégalités sont spectaculaires (les écarts de revenus), mais elles sont acceptées, car il y a une légitimation particulière, et une concurrence par l’originalité : on peut mépriser ceux qui vendent beaucoup de livres, on peut être reconnu en n’étant apprécié que par un. On a alors le sentiment d’appartenir à une aristocratie, et si le succès est incertain, il peut dépendre à la fois du mérite et de la chance.
Le monde du vertige n’est pas celui du social, il est juste celui des extrêmes, de ceux qui sont à la marge du monde.
Restent donc les deux premiers qui sont essentiels dans les sociétés modernes, et sont de plus en plus liés : on parie sur le sport. La compétition sportive qui est récente, représente la concurrence salutaire, l’apprentissage du « struggle for life », le respect du gagnant et du perdant, la justification des inégalités. Dans la compétition, comme dans l’aléa, ce sont les règles qui ont importantes pour l’égalité des chances. Apparaissent aussi les courses à handicap.
Faut-il alors aller vers une société de concurrence généralisée, en faisant de l’idée de compétition la forme sociale généralisée, ou vers une égalité radicale des chances avec la constitution d’un anti-hasard, avec des individus débarrassés de leurs conditionnements sociaux ?
(Article paru le 2 octobre 2012)
(1) Voir son livre « Les jeux et les Hommes »

8 mars 2013

DES MOTS SUR UNE ABSENCE

Parti…
Des mots pour une promenade mélancolique…
Attendre
Attendre,
Immobile et hanté
Par le manque d’un ailleurs,
De ce qui s’est échappé,
De ce qui ne sera plus.
Dans le trou de ma mémoire,
Sourire à ton absence,
Tendre vers rien,
Vers toi qui est parti.
Attendre et rester là,
Face à ce vide,
Jusqu’à la fin de mon amour perdu.

Hallelujah
Un visage et une voix,
Sans cesse renouvelés,
Un cri arrêté,
Comment survivre après ?
Hallelujah, hallelujah…
Avant,
Avant toi,
Avant je vivais,
Avant, avant…
Mais j’ai bougé en toi,
Mais j’ai cru en toi,
Mais…
Hallelujah, hallelujah…
Faut-il que je crie aussi ?
Faut-il que je meure aussi,
D’un trop plein de souvenirs,
D’une douleur immergée ?
Hallelujah, hallelujah…
Comment poursuivre,
Blessé, meurtri,
Enrichi de ta perte ?
Hallelujah, hallelujah…
Tout ce que j’ai appris,
Vient de ton absence,
Tout ce que j’ai appris,
Vient de ta voix…
Qui me déchire.
Hallelujah, hallelujah…

(Poème paru le 6 avril 2012)

6 mars 2013

« ON A EMMENÉ LES MATHÉMATIQUES À DES ENDROITS OÙ ELLES N’ONT RIEN À Y FAIRE »

Pensons le futur pour vivre l’incertitude au présent
Le 1er juin dernier, je participais à la table ronde "Agir dans l'urgence" du colloque "Agir dans l'incertitude", coorganisé conjointement par l'École de Guerre, HEC et l'ENA.
La table ronde était animée par Arnaud Ardoin, et comprenait aussi : Stéphane Fouks, Johannes Kindler, le général de brigade François Lecointre, et Laurence Paganini.
Les points clés de ses interventions - voir la vidéo ci-dessous (1) - ont été les suivants : 
 - Sans incertitude, pas de création de valeur et pas de liberté, 
- L'économie est une pseudo-science rationnelle : la multiplication des crises à répétition en est la preuve, 
- Les décisions reposent massivement sur des processus inconscients et non maitrisés, 
- L'art du management est l'art de la contingence, 
- Nous sommes des "rationalisateurs" a posteriori, 
- L'incertitude est devenue globale, par la synchronisation et la propagation immédiate, 
- Anticiper pour se préparer à l'incertitude, en se préparant "au pire", et non pas au plus probable, 
- Le développement de l'anorexie manageriale rend les entreprises cassantes, 
- L'ajustement au réel suppose une culture de la confrontation, 
- L'enseignement de l'histoire devrait mise au coeur de la formation au management

(Article paru le 24 septembre 2012)

4 mars 2013

TOUTE DÉCISION IMPLIQUE UNE INFÉRENCE BAYÉSIENNE

Nos neurones codent et manipulent des distributions de probabilités (Neurosciences 27)
Le long périple au sein des cours de Stanislas Dehaene, commencé le 19 juin, interrompu pendant six semaines, touche à sa fin. Ces deux derniers articles vont se centrer sur la conclusion de son cours 2012. Ils portent sur la prise de décision et l’élaboration de la vision du monde que nous nous faisons.
Comment prenons-nous de décisions ?
Pour répondre à cette question, Stanislas Dehaene part de la constatation suivante : pour choisir une action donnée, il ne suffit pas d’avoir une perception du monde qui nous entoure, il faut aussi être capable de pondérer la valeur des différentes actions possibles. En effet, sans cette capacité à bâtir des préférences nous resterions immobiles, face au monde… sauf à supposer que nous ayons une loterie interne qui choisirait au hasard !
Donc la boucle perception-action serait la suivante :
-        Lecture de l’environnement par nos sens perceptifs,
-        Interprétation de cette lecture et élaboration d’une perception du monde (ce qui implique une série d’inférences bayésiennes),
-    Élaboration de scénarios d’actions et évaluation de leurs conséquences, ce en mobilisant nos connaissances passées, conscientes et non-conscientes,
-        Attribution d’une valeur à ces différents scénarios, qui peut être une perte ou un gain,
-        Choix de l’action individuelle qui maximise le gain et mise en œuvre.
En cas d’inclusion dans un groupe, une deuxième boucle peut alors intervenir, cherchant à maximiser une fonction de gain collectif : chacun apporte sa perception de la situation, son niveau de confiance dans cette perception, les différents options d’actions possibles et leurs valeur associées, puis est recherchée une maximisation de la valeur collective.
Les tests réalisés et les modélisations mathématiques associées montrent qu’effectivement, c’est bien ainsi que procède notre cerveau, en réalisant dynamiquement des calculs d’inférence Bayésienne.
On a pu même montrer que les circuits neuronaux des primates (et sans doute d’autres espèces) doivent permettre :
1. La représentation de plusieurs distributions de probabilité qui correspondent aux indices sensoriels,
2. Le calcul avec ces distributions(1) pour combiner ces fragments d’évidence, ce au fil du temps,
3. L’ incorporation d’un a priori, qui représente les informations connues
4. L’identification du maximum d’une distribution a posteriori pour pouvoir faire un choix
Quand je vous disais au début de la présentation du cours 2012 que nous étions des Monsieur Jourdain du calcul Bayésien !
Pour ceux qui veulent en savoir plus, et qui n’ont pas peur des calculs mathématiques, je leur conseille de se plonger dans le détail du cours.
Voilà donc comment nous décidons.
Mais cette tendance à nous appuyer constamment sur le passé, et à maximiser la vraisemblance, est-ce que cela ne nous prépare à constamment avoir à faire face à des surprises ?
(Article paru le 12 septembre 2012)
(1) Le produit de deux distributions ou ce qui est équivalent l’addition de leur logarithme

1 mars 2013

AU MILIEU D’UNE NUIT

Pour ne pas perdre ce qui n’est pas
Il est des mots que l’on lance quand rien n’a eu lieu, que tout est possible et qu’il est encore temps d’y croire… un peu
A toi de jouer
J’ai rêvé d’un chemin que tu ne connais pas,
J’ai posé ma main là où tu n’étais pas,
J’ai regardé ce lit que tu n’occupais pas.
Il est quatre heures et je ne peux plus dormir.

Fallait-il que je saisisse ta main qui n’était qu’à deux doigts ?
Aurais-je dû embrasser tes lèvres qui me parlaient de toi ?
Suis-je stupide d’être resté immobile face à toi ?
Il est quatre heures et je parle de moi.

Est-il encore temps pour être plus qu’amis ?
Suis-je fou de t’envoyer ces mots ?
Devrais me contenter de ce qui n’est pas ?
Il est quatre heures et je rêve de nous.

Prends un clavier et dis-moi que tu regrettes,
Saute dans un taxi et jette-toi dans mes bras,
Arrête de ne rester que loin de moi.
Il est quatre heures et je manque de toi.

Je ne veux plus te regarder sans te toucher,
Je ne peux plus t’entendre sans t’embrasser,
Je ne serai plus celui à qui tu manques.
Il est quatre heures et je n’en peux plus.

Alors arrêtons de parler de ce qui n’est pas,
Alors oublions d’imaginer ce qui ne sera pas,
Alors mettons au passé ce futur irréel.
Il est quatre heures et je n’y crois plus.

Et pourtant il est encore temps,
Mais plus pour longtemps…

28 févr. 2013

AVOIR UNE DIRECTION GÉNÉRALE QUI DÉCIDE DE LA STRATÉGIE, CE N’EST PAS LIMITER LA LIBERTÉ… BIEN AU CONTRAIRE !

La pensée stratégique en univers incertain (8)
Donc décider la méta-stratégie et les chemins stratégiques relève de la Direction Générale, et inutile de chercher à associer beaucoup de monde autour d’elle, car ce serait une perte de temps et une dilution de l’efficacité : on ne peut pas fixer le cap en étant une multitude à réfléchir. Ceci ne veut évidemment pas dire que la Direction Générale doit être coupée de son entreprise. Surtout pas ! Elle doit être nourrie par elle, et, si possible, y avoir grandi pour la connaître de l’intérieur.
Ma conviction et mon expérience m’ont montré que ce que attendent ceux qui composent l’entreprise, ce n’est pas d’être associé à la décision de ces objectifs ultimes, mais que ces choix soient faits, qu’ils soient clairs, et que chacun sente que la Direction Générale est unie et convaincue de leur bien-fondé.
Mais alors qu’en est-il du 3ème niveau, celui des actes stratégiques, ne relève-t-il pas lui aussi de la Direction Générale ?
Non car, dans les grandes entreprises, c’est-à-dire celles qui opèrent mondialement et sont composés de filiales et divisions multiples, c’est la responsabilité des patrons d’unités : c’est à eux de réfléchir, à partir de ce qu’ils connaissent de leur division, filiale ou groupe de filiales, comment traduire la stratégie globale en stratégie locale, ce que j’appelle actes stratégiques.
Revenons une fois de plus sur le cas de L’Oréal : vu le nombre de marques et de pays, comment la Direction Générale pourrait décider de la stratégie de chaque marque ? Cela n’aurait aucun sens, serait dangereux et contre-productif. Non, son rôle est de s’assurer que chaque patron de marque ou de pays a convenablement compris la stratégie globale, puis de challenger leurs propositions pour les obliger à approfondir leurs réflexions. La Directeur Général se mue en une forme de coach stratégique qui explique, forme, soutient, conteste… et in fine, valide ou non. Alors la stratégie des marques émergera des situations réelles, venant en quelque sorte à la rencontre de la pensée théorique de la Direction Générale qui avait, elle, imaginé la stratégie globale.
Quant au 4ème niveau, c’est celui des opérations. Et ne nous trompons pas, il est riche et difficile.
Je me souviens encore de ce matin de printemps 2006 où le Directeur Général de la filiale dans laquelle je me trouvais, est venu, accompagné du Directeur marketing, me dire : « Robert, nous avons décidé de lancer un nouveau shampooing au sein de la filiale. Il doit être positionné autour de la vitalité. A vous de jouer ! »
Je ne me suis pas senti frustré de ne pas avoir participé à la décision de lancer un tel shampooing, car comment aurais-je pu apporter quoi que ce soit, moi qui n’étais qu’un chef de groupe marketing débutant.
Je ne suis pas non plus senti bridé, car il me fallait traduire cette idée en réalité : trouver la marque, la formule, le packaging, le niveau de prix, la communication… Le champ était vaste et passionnant, et j’avais quasiment carte blanche et le soutien du groupe pour le faire. Bien sûr chacun élément a été validé, chaque option a été discutée, mais c’est bien moi qui proposait.
Cette expérience reste, aujourd’hui encore, un de mes meilleurs souvenirs.
Voilà ma vision de la stratégie et de son articulation avec les opérations.

Demain, comme tous les vendredis, vous trouverez une digression à partir de photographies témoignant de voyages passés. Puis pour le mois à venir, un « Best of » car je vais d’abord respirer l’air des montagnes, puis me centrer sur l’écriture de mon prochain livre. Retour au live donc début avril au plus tard !

27 févr. 2013

CHOISIR LA MER ET LES CHEMINS D’ACCÈS RELÈVE DE LA DIRECTION GÉNÉRALE

La pensée stratégique en univers incertain (7)
Dès le début de cette série d’articles sur la pensée stratégique, j’indiquais que la stratégie était l’apanage du dirigeant, et que c’était bien là le champ privilégié où il devait exercer son pouvoir, et surtout son talent de décideur. Mais il fallait d’abord avoir précisé ce que j’entendais par stratégie. C’est chose faite avec les 4 niveaux :
- la méta-stratégie qui fixe le cap, la mer que vise le fleuve : la beauté pour L’Oréal, la nutrition et la santé pour Nestlé, l’habitat pour Saint Gobain…
- les chemins stratégiques qui définissent comment l’on va se rapprocher de cette mer : les produits pour la peau, les cheveux et les parfums, portés dans des marques mondiales couvrant tous les circuits de distribution pour L’Oréal,
- les actes stratégiques qui précisent comment on avance sur ces chemins : le portefeuille de marques avec pour chacune son positionnement, toujours pour L’Oréal,
- les actions opérationnelles qui concrétisent les actes stratégiques : les produits effectivement lancés
Ma conviction est que le rôle majeur, et en fait unique, de la Direction Générale est de se centrer sur les deux premiers niveaux qui sont ceux qui définissent le cadre stratégique stable de l’entreprise : la méta-stratégie et les chemins stratégiques.
En effet d’abord ce sont eux qui engagent le long terme de l’entreprise et sont l’ossature et le ciment de tout le reste. Se tromper sur eux, c’est tout l’édifice qui s’effondre : viser une mer qui n’en est pas une, soit parce qu’elle n’est pas réellement un besoin stable et durable, soit parce qu’elle est inaccessible et incompatible avec ce qu’est l’entreprise, et tous les efforts seront vains. Choisir des chemins qui seront des impasses ou qui ne rapprocheront pas de la mer visée, et rien ne sera construit, les ressources seront dilapidées.
Ensuite, les trouver est un art difficile et complexe qui allie une qualité de visionnaire – être capable de s’abstraire des bruits ambiants et des idées reçues pour penser à partir du futur pour percevoir les points fixes, et imaginer ce qui n’existe pas encore –, et de réalisme – savoir s’assurer que cette vision n’est pas un rêve inaccessible, et qu’elle est compatible avec ce que peut faire l’entreprise –. Ce travail doit être mené par un noyau extrêmement restreint, et aux compétences adaptées à ces difficultés.
Enfin, ce choix n’est pas à faire souvent, au contraire : on choisit sa méta-stratégie et les chemins pour toujours… ou presque. Une fois le choix fait, ce n’est plus que d’inflexions et d’enrichissements qu’il s’agit. Aussi si la Direction Générale doit avoir toujours en tête ces deux premiers niveaux de la stratégie, cela ne va pas mobiliser beaucoup de son temps… une fois qu’ils auront été définis.
L’action quotidienne de la Direction Générale sera surtout alors de s’assurer de la bonne compréhension par tous de ces choix, et de valider tout ce qui émerge à partir de là, c’est-à-dire ce qui se passe pour les niveaux 3 et 4.
(à suivre)

26 févr. 2013

LES MATRIOCHKAS DES ACTES DE L’ENTREPRISE

La pensée stratégique en univers incertain (6)
Résumons où nous en sommes :
- 1er niveau : l’entreprise a choisi la mer qu’elle vise, sa méta-stratégie, ce point fixe qui guide durablement ses efforts. Dans le cas de L’Oréal, cette méta-stratégie est la beauté.
- 2ème niveau : elle a défini les chemins qu’elle veut suivre pour atteindre cette méta-stratégie. L’Oréal a précisé qu’elle s’intéresse à la peau (cosmétique et maquillage), le parfum et les cheveux, en étant présente dans tous les canaux de distribution, ce au travers de marques mondiales, dédiées à un canal donné. Cette stratégie n’a pas vocation à évoluer, sauf événement majeur.(1)
- 3ème niveau : elle a précisé comment traduire ces chemins en actes stratégiques précis, c’est-à-dire comment transformer ces chemins théoriques en actes concrets. L’Oréal a défini la liste de ses marques, en indiquant pour chacune son positionnement, son canal, et les familles de produits qui la composent. Ce portefeuille évolue dynamiquement, ainsi que les familles de produits présentes, ce en fonction de l’avancée de l’entreprise et du contexte concurrentiel.
Reste maintenant à mettre en œuvre effectivement ces actions stratégiques, et à développer des produits jusqu’à les amener jusqu’aux clients : quelles sont les actions exactes à réaliser au cours de l’année en cours et des années suivantes en terme de fabrication, de commercialisation, de conception… Tel est le rôle du 4ème niveau.
Ainsi au sein du L’Oréal, pour chaque marque, les produits à développer et commercialiser sont précisés, par exemple : combien de shampooings, avec combien de références, et en réalisant tout ce qui est nécessaire pour que chaque shampooing soit effectivement accessible aux clients : film publicitaire, packaging, formule, prix, référencement dans la distribution… Ce quatrième niveau est sans cesse remis en cause et adapté : les produits existants sont revisités pour s’assurer que leur positionnement reste valable, les films publicitaires sont modernisés, des promotions et des animations ont lieu… En parallèle, sont mis en place les processus industriels assurant l’élaboration des produits au meilleur coût.
On a donc de la sorte un emboîtement en poupées russes, une fois de plus des matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ceci la rapprochant chaque jour un peu plus de sa mer, et donnant corps et réalité à sa méta-stratégie.
Telle est ma réponse à comment articuler stratégie et actions quotidiennes. Cette réponse étant donnée, je vais pouvoir revenir au rôle du dirigeant, et de ce sur quoi doit porter sa décision.
(à suivre)
(1) Une inflexion a été donnée à partir des années 80, avec l’adjonction de la notion de marque ombrelle qui, au sein d’une marque, regroupe une famille de produits. Ainsi les produits coiffants de la marque L’Oréal sont tous fédérés sous la marque ombrelle Studio Line, les shampooings sous celle d’Elsève. Ceci permet de consolider les investissements publicitaires, et assurer une stabilité de la marque ombrelle, alors que les produits qui la composent changent rapidement.

25 févr. 2013

LES ACTES STRATÉGIQUES DESSINENT LES CHEMINS QUI VONT À LA MER

La pensée stratégique en univers incertain (5)
En reprenant l’exemple de L’Oréal là où je l’avais laissé dans mon dernier article, voilà donc l’entreprise dotée non plus seulement d’une méta-stratégie, cette mer qu’elle vise, mais d’une stratégie qui précise les familles de produits auxquelles elle s’intéresse, et la volonté de disposer d’un portefeuille de marques mondiales couvrant tous les circuits de distribution, et spécialisées dans un circuit donné.
On arrive alors au troisième niveau, celui des actes stratégiques, ceux qui vont effectivement chercher à rendre concrète la stratégie : quelles sont les marques que L’Oréal veut lancer et entretenir ? Pour chacune, quels sont sa promesse, son circuit de distribution, et la famille de produits qu’elle recouvre ?
Autant les deux premiers niveaux sont extrêmement stables, autant ce troisième est dynamique et évolutif :
- Le positionnement d’une marque est figé dans ses grandes lignes, notamment quant au circuit de distribution et au niveau de prix, mais il évolue dynamiquement en fonction de la situation concurrentielle, ainsi que des autres marques se développant au sein du groupe L’Oréal. Ainsi, l’acquisition d’une nouvelle marque peut amener à lui rattacher une marque existante, comme cela a été le cas avec Gemey suite à l’acquisition de Maybelline.
- Les familles de produits inclus dans une marque sont susceptibles de changer, essentiellement par ajout : ainsi la marque L’Oréal comprend une ligne cosmétique seulement depuis le début des années 80, et une ligne de gels coiffants depuis le milieu des années 80.
- Au sein d’une famille de produits, les produits effectivement présents changent beaucoup plus fortement : par exemple les produits coiffants de L’Oréal sont regroupés sous la marque ombrelle Studio Line, et sont en perpétuelle évolution.
Mais avec cette dernière remarque, on passe au quatrième niveau, celui qui ne relève plus de la stratégie, mais de la mise en œuvre de celle-ci : une fois décidé le lancement ou l’élargissement d’une marque, comment faire en sorte que tel ou tel produit soit effectivement accessible au client, et ce dans les meilleures conditions concurrentielles ?
(à suivre)