30 mai 2013

PRIVILÉGIER LA RÉGÉNÉRESCENCE DU TISSU INDUSTRIEL

Le Développement industriel et économique en France (4)
En fait, selon des analyses croisées et convergentes, la tendance lourde de baisse des activités industrielles en France se corrèle à trois phénomènes :
- Le premier spécifique à la France est notre déficit de confiance en nous, et les uns avec les autres (1). Or la confiance est le moteur essentiel du développement : tout investissement ou création est un pari vers l’avenir ; tout travail collectif est un abandon à l’autre. Ce point est lié directement avec le système éducatif français qui donne une part essentielle aux évaluations individuelles et sanctionne de fait tout travail collectif. 
- Le deuxième aussi spécifique est lié à la dérive excessive et constante des délais de paiement, qui se traduit par un transfert massif de ressources depuis les PMI/PME vers la grande distribution et les grandes entreprises. Il est d’ailleurs flagrant que le seul secteur où l’on ait vu fleurir de nouvelles grandes entreprises d’origine française est depuis trente ans, celui de la grande distribution. Les sommes en jeu sont considérables, puisqu’elles représentent plus de 500 milliards d’euros. Elles sont très probablement la raison majeure du déficit de la France en entreprises moyennes. Cet abus en matière de délai de paiement se corrèle directement avec une spécificité du droit français qui organise le transfert de propriété non pas au paiement, mais à la livraison. (2)
- Le troisième concerne tous les pays occidentaux : depuis le début des années 80, nous faisons face à un rattrapage des pays dits émergents – qu’il conviendrait d’ailleurs appelés émergés –, dont essentiellement la Chine, l’Inde et le Brésil. Le mouvement en cours est loin d’être terminé et devrait se prolonger encore pendant dix à vingt ans. (3)
C’est sur ce socle structurel, qu’est venu se rajouter l’excès des charges sociales. Il faut revenir dessus, mais faire seulement cela, serait inefficace…
Enfin, le développement du tissu industriel s’est fait au travers de la constitution d’un réseau de plus en plus complexe de relations intra et inter-entreprises, rendant difficile l’analyse réelle de la localisation de la création de la valeur ajoutée. Ce n’est pas parce qu’un produit est assemblé dans un pays donné, que les composants qui interviennent dans son élaboration le sont aussi. De plus, souvent une part importante de la valeur ajoutée est dans le processus industriel lui-même, et dans l’origine des machines-outils et des systèmes informatiques qui le pilotent. Il faut donc se garder d’une analyse trop rapide et de conclusions hâtives.
En conclusion et en résumé, une politique de développement industriel et économique devrait :
- Partir de la complexité des organisations en place, tant au sein des entreprises qu’entre elles,
- Ne pas chercher des pseudo-remèdes dans un passé rêvé et révolu,
- Ne pas se leurrer sur la capacité de lutter contre le courant de fond du rééquilibrage au profit des pays émergés,
- Bâtir une stratégie sur cet état de fait,
- Savoir que la confiance, la capacité ensemble et l’anticipation sont les leviers majeurs de création de valeur durable.
La capacité d’intervention directe de l’État vis-à-vis des grandes entreprises, hormis les quelques-unes dont il détient une part du capital significative, ne peut se faire réellement efficacement qu’au travers de la définition du cadre réglementaire et fiscal.
La question centrale de la politique de l’État en matière de développement industriel n’est donc pas celle de l’action directe sur les grandes entreprises, mais celle de la régénérescence du tissu industriel, et donc du développement et de la pérennité des PMI/PME : comment rendre vivant le tissu industriel et y permettre la croissance des entreprises.
(à suivre)
(1) Voir notamment les travaux d’Yves Algan, et singulièrement le dernier livre auquel il a participé « La fabrique de la défiance », et sa vidéo « Construire une société de confiance »
(2) Voir mon article conjoint avec Stéphane Cossé de fin décembre 2012 dans le Figaro (« Les PME ont besoin d’un geste confiance ») et dans les Échos (« PME, encore une effort M. Ayrault »)
(3) Voir mon article paru dans le Cercle Les Échos « Faire face à la convergence des économies mondiales »

29 mai 2013

FAIRE LE BON DIAGNOSTIC

Le Développement industriel et économique en France (3)
Agir pour relancer réellement l’emploi industriel en France, c’est aussi ne pas se tromper dans le diagnostic :
Ne pas croire que le repli de l’emploi industriel est un mal récent : il ne date pas de ces dernières années, et remonte à beaucoup plus de trente ans. Il suit une pente régulière et constante. Ceci ne signifie pas que rien ne puisse être fait, mais qu’il est faux de le lier à une perte de compétitivité récente de l’emploi en France. Il s’agit d’un phénomène structurel qui est resté peu ou prou identique que ce soit sous des gouvernements de gauche ou de droite, avec ou sans les 35 heures…
Ne pas analyser l’emploi industriel en tant que tel : même les activités des industries de base intègrent dans leurs processus une part croissante de logiciel et d’innovation. Il convient donc de penser ceci comme un tout. D’où le choix de parler de « Développement industriel et économique ». Ceci ne recouvre pas le développement des activités purement financières ou de distribution, sauf pour leur interface avec les activités industrielles et économiques (notamment pour le financement de leur développement, ou l’éventuelle captation de valeur par la distribution).
Confondre compétitivité et coût salarial : analyser la compétitivité des entreprises uniquement à partir du coût salarial est une erreur profonde, car aujourd’hui la performance d’une entreprise repose d’abord sur le niveau d’engagement de ses collaborateurs, leur compréhension et leur adhésion à la vision et à la stratégie, l’adéquation entre leur formation et les tâches à entreprendre, leur capacité à travailler ensemble et à prendre les bonnes initiatives… et très secondairement ensuite sur leur coût direct. La période du travail à la chaîne décrit dans les Temps Modernes de Charlie Chaplin est bien dépassée… (1)
(à suivre)
(1) Voir mon article paru en janvier 2012 dans le Cercle Les Échos, « Le coût dutravail n'explique pas l'écart avec l'Allemagne » 

28 mai 2013

SE DOTER D’UNE CAPACITÉ D’EXPERTISE INDÉPENDANTE

Le Développement industriel et économique en France (2)
Le développement industriel d’un pays ne naîtra pas de la réinvention du dirigisme public, mais il est illusoire et dangereux de l’abandonner aux seules lois du marché.
En effet, compter sur un engagement des grandes entreprises en faveur de la Nation où elles sont nées, est une illusion, et relève soit d’une méconnaissance du fonctionnement maintenant global des grandes entreprises, soit d’une croyance, un peu naïve, dans la parole de leurs dirigeants : une entreprise doit d’abord quotidiennement se battre pour sa survie, et préparer son futur.
Elle le fait en s’impliquant dans les territoires où elle opère, mais elle peut de moins en moins en privilégier un plutôt qu’un autre. Simplement pour celles pour lesquelles la France reste la base principale, il y a un intérêt commun de fait, et qu’il s’agit donc d’entretenir. Ni plus, ni moins…
Quant à tout le discours sur la responsabilité sociale des entreprises, il abrite bien rarement une réalité sincère. Certes les concepts de développement durable et de codépendance entre une entreprise et son environnement, font leur chemin, mais cette avancée n’en est qu’à son début. Pour la plupart des entreprises, ce n’est qu’un discours, une façon de se défausser à bon compte d’un vrai sujet et d’une réelle responsabilité.
Aussi, quand un État s’appuie sur une grande entreprise et ses services techniques, pour obtenir des expertises et croît qu’elles seront indépendantes, et non pas au service des intérêts de l’entreprise, il fait à nouveau preuve de méconnaissance ou de naïveté : une entreprise aura toujours à cœur de défendre d’abord ses intérêts propres.
Se doter d’une expertise propre et indépendante est donc de mon point de vue une priorité :
- Pour permettre à l’État d’orienter ses choix, ainsi que ceux des Régions tant dans les sujets restant de sa prérogative (politique de santé, développement des énergies nouvelles, tutelle des entreprises publiques,…) que pour l’élaboration des plans d’actions avec les Régions (notamment en matière de choix de pôles d’excellence et de support à mettre en place),
- Pour être un lieu à la disposition des PMI/PME, et de leurs organisations professionnelles (notamment les chambres de commerce et d’industrie) pour apporter des éclairages, et faciliter des prises de décision,
Mais pas pour décider à la place des entreprises…
(à suivre)

27 mai 2013

INUTILE D’ALLER EN APPELER À LA STATUE DU COMMANDEUR !

Le Développement industriel et économique en France (1)
Au moment où l’on sait que la performance des entreprises passe par la décentralisation et la responsabilisation des équipes locales, il y aurait pour le moins un contresens de voir les pouvoirs publics choisir un chemin inverse.
Arrêtons de croire que la solution viendra d’un retour aux formules issues du passé, et de la réincarnation d’un « De Gaulle » sauveur !
Non, compte-tenu de ce qu’est devenu notre monde contemporain, le Développement industriel et économique ne passera pas par la récréation, sous une forme ou une autre, d’un Commissariat au Plan directif, et un pilotage accru par l’État.
Comment en effet, quel que soit son niveau de compétence, une équipe restreinte pourrait-elle trouver des solutions à des problématiques complexes, en perpétuelle mouvement, et entremêlées ?
Non, les entreprises ne sont pas des êtres méchants, voulant la mort de la France, et l’appauvrissement des habitants. Elles ne sont pas non plus des enfants en mal d’un père qui les aiderait à mieux décider.
Mais, ne tombons pas dans la naïveté inverse, il ne faut pas non plus attendre que, naturellement, du jeu d’un marché naisse la solution…
(à suivre)

24 mai 2013

TÉLESCOPAGES INSOLITES : DES CHIENS, UN CAFÉ ET UN TRAIN

Dans les brumes de Darjeeling (2010) (2)
Parfois péniblement, j’arrive à sortir de ma torpeur immobile et à déambuler dans les rues de Darjeeling.
Parmi ceux qui me regardent passer, figurent les chiens qui hantent les rues. En fait, de jour, plutôt que de se trouver sur les rues, dont ils peuvent être chassés à tout moment d’un jet de pierres par un Indien mécontent, ils dorment paresseusement sur les toits des maisons.
C’est la nuit qu’ils sont actifs. La ville est alors à eux, et ils se poursuivent sans cesse dans des jeux qui n’en sont peut-être pas. Groupés en meute, ils partent à l’assaut les uns des autres, mimant ces guerres tribales que nous savons si bien faire. Souvent je suis réveillé par leurs cris, et passe alors de longues minutes, appuyé au rebord de ma fenêtre à les regarder courir de toutes parts.
Rien à voir avec nos chiens qui sont eux artificiels, reconstruits, recoiffés, coupés de leurs racines, transplantés dans nos habitudes. Ici, les chiens sont bruts, et vivent entre eux. Aux côtés des hommes, mais s’en s’immiscer dans leurs habitudes. C’est probablement pour cela que, de jour, ils se gardent de bouger. Par peur de nous rencontrer…
Un jour, pris par une poussée pédestre, je me suis aventuré plus loin, et suis sorti du bourg principal. Au détour d’une sente, un café au nom improbable, le Woodstock Corner. Impossible de passer devant sans m’y arrêter.
Je n’y trouve ni la foule de ce concert mythique, ni les décibels déchaînés d’un rock band, mais juste une ambiance reggae, entretenue par un patron nostalgique. Étrange tasse de thé bue dans ces tôles décalées. Quelques minutes plus tard, le laissant là dans son présent suspendu, je rejoins les brumes de mon hôtel.
Comme je l’ai fait à mon arrivée, on peut arriver à Darjeeling en voiture. C’est l’option la plus rapide et la plus courante. Mais il en existe une autre, infiniment plus pittoresque, et plus en adéquation avec la poésie du lieu : un train avec une locomotive fonctionnant encore à la vapeur.
Voyager dans ce train, c’est découvrir le plaisir d’un voyage quasiment immobile, car, dès que la route monte un peu, les piétons nous dépassent. En descente, il se lâche dans une course débridée, flirtant probablement avec les vingt km/h. Ivre de cette vitesse, il tremble de toutes parts.
Amoureux de ces wagons sans âge, je l’ai pris plusieurs fois. Occasions de longues lectures, face à des bancs de brumes qui, pour peu qu’il y ait un peu de vent, me doublaient…
La vidéo ci-dessous vous donne une idée de cette épopée ferroviaire.


23 mai 2013

AVOIR UN PROJET SUR LES ORGANISATIONS PUBLIQUES

Management politique et organisation publique (3)
Un leader politique dans nos sociétés contemporaines et démocratiques, doit donc avoir compris que le temps du dirigeant qui, fort de son pouvoir de décision, pouvait décider de tout était bien révolu.
Mais lui suffit-il d’avoir cette capacité de sentir ce qui est dans l’air et vers quoi tendent les évolutions, telle que je l’évoquais hier ?  Doit-il se contenter de la faire partager pour qu’elle se cristallise ? Ou formulé autrement, la vision et la parole sont-elles suffisantes ?
Non, car pour revenir sur la comparaison avec le management des entreprises, ce serait commettre la même erreur qu’un dirigeant qui ne s’intéresserait pas à la méta-organisation, c’est-à-dire selon quels principes son entreprise est structurée.
Pour diriger et faciliter les émergences, dire et faire partager sont nécessaires, mais il faut aussi mettre chacun en situation de mieux agir, et donc se préoccuper de son cadre de vie, de la clarté de sa mission propre et de son articulation avec les autres. Ce sans sombrer dans le détail des organisations, mais en restant au niveau des principes, pour laisser les managers locaux et les acteurs en place les définir précisément.
Aussi suis-je surpris – c’est un euphémisme – du peu de place accordée par les politiques à la réflexion sur les organisations de l’État.
Comment ne pas voir que ce n’est pas du seul énoncé d’un projet que le changement naîtra ? Pourquoi nommer de nouveaux ministres, sans repenser en profondeur la façon dont l’action publique est conduite, et donc ses organisations ? Pourquoi ne se poser la question de l’organisation de l’État qu’une fois arrivé à la direction des affaires publiques ? N’est-il pas naïf de demander à ceux qui sont en place de se transformer d’eux-mêmes au vu de ce projet ?...
Ne serait-il pas pertinent dès l’élaboration d’un programme politique d’avoir une réflexion sur l’organisation du système public ? Ne devrait-elle pas aussi porter sur l’ensemble du champ de ces organisations, et donc inclure tant les institutions européennes, que les structures locales – Région, Département, Communes - ?
Ne serait-il pas légitime pour les citoyens de choisir non pas seulement sur des intentions et des affirmations, mais aussi sur les principes des modalités d’action ?

22 mai 2013

SAVOIR VOIR CE QUI VA ADVENIR

Management politique et organisation publique (2)
Comme je le rappelais hier, diriger un grande entreprise, c’est savoir que ses propres décisions sont finalement de peu de poids au regard tout ce qui s’y décide, que la performance est de plus en plus une phénomène émergent, et que son rôle est de matérialiser une vision et des principes d’action, et de s’assurer qu’ils se diffusent effectivement dans l’entreprise.
Eh bien, je crois que ceci est encore plus vrai pour la conduite des États modernes.
En effet, les différentes remarques faites sont encore plus exactes :
- Les organisations y sont encore plus vastes, multiples et diverses. On décide constamment, de partout, et souvent à cause de la décentralisation et de l’autonomie des habitants, sans suivre un quelconque ordre venant du sommet. Aussi si un homme politique croît que diriger, ce n’est que décider, quel contresens !
- Les mouvements, qu’ils soient positifs ou négatifs, sont de plus en plus émergents, et spontanés, c’est-à-dire sans avoir été ni provoqués par une cause clairement identifiable, ni pilotés par des acteurs précis. Au temps des réseaux sociaux, de l’entremêlement des combinaisons possibles, et des individualismes croissants, bien malin celui qui peut démêler les fils…
- Le leader politique n’est donc plus tant celui qui décide, que celui qui est capable d’anticiper le cours des évolutions, de cristalliser les énergies latentes en les faisant adhérer à ce futur imaginé… et de laisser chacun libre, autonome et face à ses propres responsabilités.
Mais est-ce vraiment suffisant ?
(à suivre)

21 mai 2013

DIRIGER N’EST PLUS DÉCIDER... PLUS SEULEMENT

Management politique et organisation publique (1)
Sans vouloir dire qu’exercer une responsabilité politique ou diriger un pays s’apparente à diriger une grande entreprise, il n’en reste pas moins que, du point de vue du management, des points communs réels existent :
- Les entreprises, et singulièrement les plus grandes, c’est-à-dire celles qui regroupent plusieurs dizaines de milliers, voire plusieurs centaines de milliers de personnes, et opèrent mondialement, sont des organismes vivants, mouvants et complexes. En leur sein, le poids réel et direct des décisions prises par leurs dirigeants est de peu de poids au regard du nombre de décisions qui sont prises constamment de toutes parts, dans l’entreprise, chez ses fournisseurs, ses clients et dans son environnement.
- Aussi la problématique contemporaine du dirigeant, surtout vu l’accroissement continu et constant de l’incertitude, n’est-elle plus tant sa capacité à décider, mais l’émergence : comment faire qu’un ensemble composé d’individus responsables et autonomes, soumis chacun à un réseau de contraintes et d’opportunités qui leur sont propres, va globalement aller dans une direction donnée et se renforcer au cours du temps.
- Atteindre un tel objectif, suppose que le dirigeant soit capable de fixer une vision et des principes d’actions qui, tout en formalisation la destination commune et en donnant de sens aux actions locales, laissent chacun apte à tirer parti de la situation réelle, et à affirmer sa liberté.
- A côté de cette vision et ces principes d’action qu’il faut non seulement définir, mais diffuser au sein de l’entreprise, une autre responsabilité-clé du dirigeant est la conception et la mise en place des principes d’organisation : ces principes, appelés aussi méta-organisation, ne définissent pas dans le détail, les structures, mais dessinent comment l’entreprise est structurée (autour de ses produits, de ses clients, de ses géographies), et quelles sont les expertises critiques à constituer.
(à suivre)

17 mai 2013

CALÉ DANS DES COUSSINS D’OUATE OU D’UN FAUTEUIL…

Dans les brumes de Darjeeling (2010) (1)
Poursuite du rappel de mes voyages passés. Laissons donc un peu la Thaïlande et le cours du Mékong, pour nous plonger dans les brumes de Darjeeling.
Presqu’une journée de voyage pour les atteindre. De longues heures passées dans un train depuis Calcutta, où le sommeil a masqué les distances et la lenteur de notre avancée. Puis la chaleur collective et confinée d’un taxi collectif depuis la gare de Siliguri. Une montée longue et cahotante, à sillonner entre les trous de la chaussée.
Plus l’altitude s’élève, plus la température s’abaisse, laissant la moiteur derrière nous. Plus aussi nous pénétrons dans les nuages, comme si la brume était la condensation de l’humidité que nous abandonnions.
Finalement, tout disparaît, et il ne reste plus qu’une immensité blanche qui absorbe tout. Je devrais voir les sommets de l’Himalaya qui nous entourent, mais ils sont gommés.
Je me laisse glisser dans le confort de cette absence et de cette perte de perspective. Il est reposant de laisser mon regard rebondir sur cette ouate omniprésente. A quoi bon voir ce qui serait de toute façon inaccessible ?
Quelques heures plus tard, j’ai trouvé, perché au sommet, un hôtel tenu par des tibétains, le Seven Seventeen. Une grande chambre au confort sommaire, mais suffisant, depuis laquelle j’aperçois les toits de Darjeeling… à défaut de voir les sommets qui restent masqués.
Le temps s’écoule lentement, comme freiné par le brouillard. Je me sens confortablement adossé à l’absence de paysage, les coussins de la brume viennent soutenir les rêveries de mes pensées.
Je passe les après-midis dans le bar anglais du Elgin Hôtel, un hôtel chic de Darjeeling. Les chambres y sont chères et sans intérêt, mais l’ambiance décalée des canapés profonds et des boiseries est parfaite pour déguster des thés, évidemment issus de productions locales.
Tout en grignotant les gâteaux anglais qui accompagnent la précieuse infusion, mon regard allant du rouge d’un fauteuil aux montagnes absentes, mes doigts pianotent sur mon clavier. Sur l’écran, se dessinent des mots qui témoignent des émotions que je ressens, et serviront peut-être un jour à peupler les lignes d’un roman futur.
A d’autres moments, je déambule dans les rues, quand je ne me glisse pas dans le train à vapeur qui semble sorti d’un passé présent. Mais ceci est une autre histoire que je poursuivrai… la semaine prochaine…
(Hotel Seven Seventeen, HD Lama Road, West Bengal, Darjeeling, India / The Elgin Hotel, Darjeeling)

16 mai 2013

LE SAVOIR-FAIRE ÉTHIQUE EST LA PRISE DE CONSCIENCE PROGRESSIVE ET DIRECTE DE LA VIRTUALITÉ DU MOI

Quel savoir pour l’éthique - Patchwork
Découverte ces derniers jours d’un livre lumineux, court, dense et dont la lecture me sera précieuse pour finaliser mon nouveau livre : Quel savoir pour l’Éthique de Francesco Varela. Inutile de vous précipiter sur votre librairie préférée, car il est malheureusement épuisé… à moins que vous n’en dénichiez un exemplaire préservé…
En voici déjà un patchwork à ma façon.
La pensée naît de l’action : la cognition énacte
Dans la démarche énactive, la réalité n'est pas un donné : elle dépend du sujet percevant, non pas parce qu'il la « construit » à son gré, mais parce que ce qui compte à titre de monde pertinent est inséparable de ce qui forme la structure du sujet percevant.
J'ai dit que les sciences de la cognition commençaient à comprendre deux choses importantes : 1) la perception n'est pas la récupération d'un monde prédéterminé, mais le guidage perceptif de l'action dans un monde inséparable de nos capacités sensori-motrices ; 2) les structures cognitives « supérieures » émergent aussi des schémas récurrents de l'action guidée par la perception. Ainsi, la cognition n'est pas affaire de représentations mais d'actions incarnées.
La sagesse ne s’apprend pas, elle est l’extension d’une vie attentive
La majeure partie de nos activités quotidiennes - travailler, bouger, parler, manger - ressortissent à un savoir-faire, et que seule une petite partie ressortit à une analyse délibérée et intentionnelle, propre aux savoirs. C'est pourtant la seconde catégorie que nous remarquons le plus facilement ; c'est donc elle qui a attiré l'attention des philosophes comme ·des scientifiques.
Le véritable expert agit à partir d'inclinations qui ont été étendues, et non de règles acceptées, et il échappe donc au fait évident que les réponses purement mécaniques ne sont pas assez structurées pour l'infinie variété des situations que nous devons affronter.
Chez Mencius, donc, l'interaction de la conscience intelligente, de l'attention et de l'extension explique comment l'on peut devenir véritablement vertueux même à partir de débuts modestes, et en même temps elle différencie le comportement véritablement éthique de celui de l'« honnête homme du village ».
La lumière ne peut pas ne pas éclairer
En fait, le wu-wei (« rien-faire ») désigne une expérience et un parcours d'apprentissage, et non une simple découverte intellectuelle. Il désigne l'acquisition d'une disposition où la distinction absolue entre le sujet et l'objet de l'action disparaît pour être remplacée par l'acquisition d'un savoir-faire où la spontanéité l'emporte sur la délibération. Comme dans tout savoir-faire véritable, il s'agit d'une action non duelle.
L'action sans intention n'est pas une action aléatoire ou purement spontanée. C'est une action qui, grâce à l'extension ou à l'application appropriées, est devenue un comportement incarné à la suite d'un long apprentissage.
Le « Je » est le fruit de l’histoire que nous nous racontons à nous-mêmes sur nous-mêmes
A ce point, la tension entre ce que la science affirme et notre propre expérience immédiate est tangible. S'il peut y avoir cognition sans le moi, pourquoi faisons-nous néanmoins l'expérience du moi ? Nous ne pouvons pas tout simplement évacuer l'expérience sans autre forme de procès.
C'est ce que j'entends lorsque je parle d'un moi dénué de moi (nous pourrions aussi parler de moi virtuel) : une configuration globale et cohérente qui émerge grâce à de simples constituants locaux, qui semble avoir un centre alors qu'il n'y en a aucun, et qui est pourtant essentielle comme niveau d'interaction pour le comportement de l'ensemble.
Nous pouvons concevoir notre sentiment d'un «je» personnel comme le récit interprétatif continuel de certains aspects des activités parallèles dans notre vie quotidienne.
Le « Je » n’a pas de sens sans le « nous »
D'un point de vue purement fonctionnaliste, on peut dire que « je » existe pour l’interaction avec autrui, pour créer la vie sociale. De ces articulations dérivent les propriétés émergentes de la vie sociale dont les « je » dépourvus de moi sont les constituants élémentaires.
Le savoir-faire éthique est la prise de conscience progressive et directe de la virtualité du moi.
C'est comme si on était né en sachant déjà jouer du violon, et que l'on devait faire de grands efforts afin de se débarrasser des habitudes qui nous empêchent de faire preuve de cette virtuosité. Ainsi, le véritable wu-wei du sage ne se développe pas : il se dévoile.