21 nov. 2013

AU PLAISIR DES MOTS ET DES IDÉES

Un régal à déguster sans retenue…
Petit pause au milieu de la découverte des Radeaux de feu, avec trois anecdotes tirées de la lecture récente de Middlesex de Jeffrey Eugenides.
Dans le début du livre, quand nous l’accompagnons au pays des vers à soie et de leurs cocons, il relate une légende chinoise selon laquelle, en 2640 avant Jésus Christ, la princesse Si Ling-chi aurait reçu dans sa tasse de thé un cocon de vers à soie. Quand elle a voulu l’enlever, elle vit que la chaleur du liquide avait son office. Avec l’aide de sa servante, elle déroula le cocon, et constata que le fil faisait un demi mile. Jeffrey Eugenides conclut son propos, en faisant remarquer qu’il avait fallu trois millénaires à cette légende pour passer à l’Ouest, et devenir celle du physicien et de la pomme.
Comme il le fait remarquer : « D’une façon ou d’une autre, les significations sont les mêmes : les grandes découvertes, que ce soit la soie ou la gravité, proviennent toujours d’aubaines. Elles arrivent quand on traîne sous un arbre. »
Beaucoup plus loin, alors que son récit nous a emmené aux États-Unis, pour y suivre la course en avant de sa saga familiale, j’ai trouvé une belle définition du réel : « La seule façon de savoir si c’est vrai, est que nous le rêvions tous les deux. Voilà la réalité, c’est un rêve que tout le monde fait ensemble. »
Enfin vers la fin, une amusante explication des différences entre les sexes. Je ne sais si l’on peut s’y fier, mais au moment où l’on a un peu tendance à tout vouloir confondre, pourquoi ne pas s’y arrêter quelques instants :
« Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas communiquer ? Parce que ils ont dû se taire pendant la chasse. Pourquoi les femmes communiquent-elles si bien ? Parce qu’elles ont dû s’appeler les unes les autres pour se dire où trouver des fruits et des baies. Pourquoi les hommes ne peuvent-ils jamais retrouver leurs affaires chez eux ? Parce qu’ils ont une vision étroite, ce qui est utile pour suivre la trace d’une proie. Pourquoi les femmes retrouvent-elles leurs affaires si facilement ? Parce que pour protéger le nid, elles ont l’habitude de surveiller tout autour. Pourquoi les femmes ne peuvent-elles pas se garer le long du trottoir ? Parce que le bas niveau de testostérone inhibe la capacité spatiale. Pourquoi les hommes ne demandent-ils pas leur chemin ? Parce que le demander est un signe de faiblesse, et les chasseurs ne montrent jamais de faiblesse. »

20 nov. 2013

ÊTRE DÉPASSÉ PAR CE À QUOI ON PARTICIPE

Les tribus animales : l’action incertaine (4)
James Surowiecki, dans The wisdom of crowds, expose un autre exemple d’un processus collectif performant et non piloté par un quelconque dirigeant : le vol des étourneaux. Ils sont capables de voler tous ensemble, groupés par centaines ou milliers, dans la même direction, sans collision, de se diviser si un prédateur survient, et de se regrouper ensuite. Comment est-ce possible ? Il suffit de quatre règles :
- Être aussi près que possible du centre,
- Être à une distance de deux à trois fois la largeur de son corps, de son voisin,
- Ne heurter aucun autre étourneau,
- Si un prédateur plonge sur lui, s’écarter.
Aucun étourneau ne sait ce que les autres oiseaux vont faire. Aucun ne peut demander à un autre de faire quelque chose. À elles seules, ces règles permettent à la volée de se déplacer dans la bonne direction, résister aux prédateurs, et se regrouper après s’être divisée.
Des fourmis de feu qui construisent d’elles-mêmes des radeaux, et personne ne sait comment ils ont pu être inventés ; des abeilles qui votent démocratiquement pour choisir la ruche, et s’y rendent sans avoir besoin d’un quelconque leader ; des étourneaux qui savent rester groupés et avancer sans chef… Voilà donc des tribus vivantes sans dirigeants, et a fortiori sans décideur central.
(…) Georges Bateson et Don D. Jackson résument ceci : « Le rat qui dirait : « J’ai bien dressé mon expérimentateur. Chaque fois que j’appuie sur le levier, il me donne à manger », refuserait d’admettre la ponctuation de la séquence que l’expérimentateur cherche à lui imposer. » (1). Personne ne peut comprendre ce qui dépasse sa propre logique.
C’est aussi ce que perçoit Kevin Kelly quand il parle des abeilles et de la ruche, et dans un vertige en avant, de nous en tant que parties d’un Neuromonde : « Quand nous serons nous-mêmes reliés dans le réseau d’une ruche, beaucoup de choses émergeront que, nous, simples neurones du réseau, ni n’attendrons, ni ne comprendrons, ni ne pourrons contrôler, ou même percevoir. C’est le prix à payer pour tout cerveau émergent d’une ruche. » (2)
(1) Some varieties of pathogenic organization cité dans Une logique de communication, Edition du Seuil, P Watzlawick, J Helmick Beavin, Don D Jackson p.53
(2) Kevin Kelly, Out of control, p.28
(extrait des Radeaux de feu)

19 nov. 2013

L’ENTREPRISE, UN EMBOÎTEMENT COMME UN AUTRE

Les tribus animales : l’action incertaine (3)
 Septième commentaire sur l’entreprise : Des tribus sociales surpuissantes
« On voit mal comment des interactions neuronales pourraient être considérées comme responsables d'un crime ou d'un bienfait, apprécié comme tel et jugé par d'autres interactions neuronales » (1)  
L’entreprise est à l’homme ce que la fourmilière à la fourmi : c’est une structure collective et articulée, qui acquiert des propriétés qui n’existent pas au niveau individuel. Comme pour les sociétés animales, l’existence de l’entreprise en tant qu’emboîtement, repose sur l’émergence de ces nouvelles propriétés et sur des échanges informationnels entre ses composantes.
Plus l’entreprise est grande, plus son organisation est complexe, et plus l’écart est grand entre les capacités individuelles et les performances collectives. Cette remarque s’applique aussi à toutes les organisations collectives, associatives ou politiques.
Mais il y a plus : les entreprises s’articulent également entre elles, et tissent des relations symbiotiques. Quel que soit le rapport de force apparent, une grande entreprise n’est rien sans ses sous-traitants et ses fournisseurs. De même, nos organisations politiques sont de plus en plus interdépendantes.
De proche en proche, sans l’avoir voulu, sans nous en être rendu compte, nous sommes entrés dans le Neuromonde, un monde tissé de connexions fines et multiples, doté de propriétés qui dépassent chacune de ses composantes.
(1) Henri Atlan, A tort et à raison, p.105
(extrait des Radeaux de feu)


18 nov. 2013

ICI QUIMPER LES BRETONS PARLENT AUX FRANÇAIS

Émission Le Débat économique – Radio Notre Dame
Un pause au milieu de la présentation de mon livre les Radeaux de feu.
Ce vendredi, j’ai participé avec Xavier Guilhou à l’émission « Le débat économique » sur Radio Notre Dame, animée par Vincent Neymon. Cette émission est un débat hebdomadaire, sur les questions économiques et sociales du moment. Celui-ci a porté sur ce qui se passe en Bretagne et la lecture que l’on peut en faire.
J’ai remis en forme l’émission pour en faciliter l’écoute. Vous trouverez dessous l’émission dans son intégrale, 


Puis deux courts extraits montés à partir de mes propos, l’un sur "Les dangers de la pensée technocratique et monarchique", l’autre sur "Quel projet pour la France et l'Europe ?".

15 nov. 2013

DES PIERRES ET DES HOMMES

Rencontres indiennes (7)
A Hampi, des masses rocailleuses trônent sans ordre, posées de ci de là, par un architecte inconnu. Impossible de voir d’où elles ont surgi. Aucune montagne à proximité dont elles auraient pu se détacher.
Ces pierres n’attendent qu’à être saisies et taillées pour venir compléter ce qui est déjà en place. La brutalité du paysage naturel est un chantier en plein air, une immense zone de stockage dans laquelle il faut piocher la bonne ressource.
Quel est le rôle de la rivière qui court au milieu de la carrière naturelle ? Est-ce la sève nourricière qui donne l’énergie aux arbres et à la nature environnante pour permettre à davantage de roches de surgir ? Mais comment imaginer que les herbes et les rares arbustes aient la force suffisante pour un tel travail ? Non, ce n’est certainement pas lui qui avait pu extirper de telles masses.
Alors qui ?...
Dans l’étendue des zones désertiques du Rajasthan, d’étranges murs en pierres sèches jalonnent la route.
Rien à voir avec nos murs provençaux, massifs, et dénués d’ouverture.
Ici, le mur devient léger et aérien. Il prend des airs de portique. Comme un travail en réduction. Un peu comme les chefs d’œuvre construits par les compagnons. Bien sûr ici, pas le même sens du détail…
Les pierres du dessus viennent contredire l’effort accompli pour construire la base : autant celle-ci est élaborée, autant elles sont comme jetées, sans plan, ni ordre.
J’aime ce mur, mélange de labeur et de désinvolture, de rigueur et de flou…
A une centaine de kilomètres de ce mur, règne la cité de Jaisalmer, citadelle clé du désert.
Quand je revois cette photo prise de loin, les remparts deviennent nature et roc, et perdent leur caractère construit et artificiel.
Comme un pont avec les jardins Zen de Hampi. A Jaisalmer, l’homme a su retrouver les rythmes de la nature et fondre ses créations dans le paysage…

14 nov. 2013

LA NAISSANCE DU « NOUS »

Les tribus animales : l’action incertaine (2)
Avec les animaux, naît la colle sociale : les individus n’échangent plus des composants chimiques, mais de l’information. Ou plus exactement même si l’échange se fait encore souvent via des substances chimiques (1), ce ne sont pas elles en tant que telles qui relient les individus, mais les informations qu’elles véhiculent. La transmission peut aussi se faire par la vue comme pour la danse des abeilles (2), par l’ouïe pour les oiseaux… Ce sont progressivement les cinq sens qui sont mobilisés et construisent un langage qui soude le groupe : la matriochka devient tribu, l’individu fait société.
C’est à un nouveau type d’assemblage que nous avons affaire, un assemblage social : des êtres vivants, tout en gardant une individualité propre se caractérisant notamment par leur morphologie et leurs capacités cognitives personnelles, font société, et donnent naissance à une nouvelle entité, la tribu, qui est dotée de propriétés nouvelles et émergentes. Chaque animal est physiquement autonome, libre de ses mouvements, et socialement dépendant.
Notons que si un échange d’informations existe aussi au sein des cellules végétales et entre elles, il permet seulement à une plante de réagir à son environnement et de s’y adapter, mais il ne soude pas les cellules entre elles. Grâce aux modalités de la reproduction, chaque plante est voisine de ses alter ego – les coquelicots dessinent des vagues rouges au printemps, les champignons poussent en grappe, les jeunes chênes grandissent à l’ombre de leurs aînés – , et ensemble, tous les végétaux élaborent des écosystèmes qui favorisent leur croissance, mais aucune nouvelle propriété n’émerge de ces regroupements : une chênaie n’est jamais qu’un ensemble de chênes, et un groupe de champignons, une poêlée potentielle, et rien de plus.
Certes, on constate un étagement entre les espèces, les unes protégeant d’autres, ce qui rend l’ensemble plus robuste que les individus seuls. Certes, il y a une forme de communication entre les arbres, comme l’envoi d’un signal chimique lorsque l’un est agressé. Mais cela n’a rien à voir en terme de portée et de puissance avec celles des tribus sociales animales.
Les fourmilières et les ruches en sont des exemples les plus frappants. On peut affirmer que, si la fourmi est petite, la fourmilière est grande !
(1) Comme les phéromones dans le cas des fourmis.
(2) Karl von Frisch a montré que les abeilles se servaient de la danse pour communiquer entre elles. Par les modalités de la danse qu’elles effectuent, elles indiquent à leurs congénères l’intérêt de ce qu’elles ont découvert, la direction dans laquelle cela se trouve, ainsi que la distance. C’est ainsi par exemple que la découverte de fleurs particulièrement riches en pollen est transmise au sein de la ruche.
(extrait des Radeaux de feu)


13 nov. 2013

DÉCIDER EN FONCTION DE CE QUE L’ON A VÉCU

Les tribus animales : l’action incertaine (1)
Après les temps du minéral et du végétal, poursuite du patchwork au sein de mon nouveau livre, les Radeaux de feu, avec le temps du monde animal…
Si le minéral et le végétal réagissent à leur environnement, – lentement pour le minéral, rapidement pour le végétal grâce à la logique de l’auto-organisation –, pour l’un comme pour l’autre, ces réactions restent relativement mécaniques, et ne dépendent pas d’un processus de choix. Le minéral comme le végétal ne pensent ni avant, ni pendant qu’ils se déforment, ils s’adaptent simplement aux nouvelles conditions du milieu dans lequel ils se trouvent.
Tout change avec le mode animal : quand un événement nouveau survient dans son environnement, un animal peut réagir par réflexe, mais aussi mobiliser son intelligence pour tirer un meilleur parti d’une opportunité, ou pour accroître ses chances de survie en cas de menace. Plus il est en haut de la chaîne de l’évolution, plus son intelligence est sophistiquée, et plus il s’écartera d’une simple activité réflexe.
Un mécanisme-clé sous-tend cette capacité à décider et à choisir : l’apprentissage et la mémoire. Doté d’un cerveau, l’animal est capable d’accumuler de l’expérience, de se souvenir, et de modifier l’utilisation de ses fonctions motrices, en fonction des résultats obtenus dans le passé. 
Le végétal est aussi capable d’évoluer en fonction de son environnement, mais cela prend des générations pour être mise en œuvre : je n’ai jamais vu un chêne ou un roseau réagir différemment après avoir été exposé n fois à la même contrainte. Une souris oui : son comportement n’est plus seulement fonction de ce qui se passe autour d’elle à un instant t, ou de ce qui s’est passé des générations avant elle, mais de ce qui vient de se passer, et ce qu’elle en a retenu et appris. Monsieur Pavlov nous a démontré que l’histoire individuelle naît avec l’animal.
C’est un nouveau facteur d’imprévisibilité, car on ne peut ni anticiper, ni modéliser précisément ces apprentissages et leur prise en compte. Imaginez que le lion évoqué ci-dessus n’ait jamais, de toute son existence, réussi à attraper une seule gazelle, peut-être la laissera-t-il tranquille et choisira-t-il une autre proie plus facile pour lui !

(extrait des Radeaux de feu)

12 nov. 2013

SANS INCERTITUDE, IL N’Y A PAS DE VIE

La vie végétale : l’art du bricolage (5)
Cinquième commentaire sur l’entreprise : Émergence et sérendipité
« Pour favoriser l’esprit d’initiative de ses ingénieurs, 3M a érigé́, dès les années 50, la règle des 15% : chaque chercheur peut consacrer 15% de son temps professionnel à des projets d’innovation personnels. » (1)
L’innovation et le développement supposent une organisation et des règles précises, mais comme pour l’évolution et le développement de la vie, il est impossible et dangereux de prétendre prévoir à l’avance ce qui va se passer. La plupart des découvertes naissent par hasard, et souvent suite à une erreur : les célèbres Post-it de 3M sont le fruit d’une colle qui ne colle pas vraiment.
Pour beaucoup, le concept central de l’innovation est la sérendipité, c’est-à-dire le fait d'effectuer une trouvaille inattendue par chance ou par malchance, par erreur ou par maladresse. Reste à repérer que l’on vient par hasard de faire une découverte riche de potentiel, et à la transformer en un succès marketing et industriel.
Le rôle du management est donc d’abord de créer les conditions de l’émergence de la vie et de la croissance, et non pas de les contenir et de les définir. Il est aussi de permettre d’amplifier ce qui est embryonnaire, et de faciliter les focalisations sur ce qui est en train de réussir.
Malheureusement face à la montée de l’incertitude et à la peur des échéances à venir, à l’inverse, bon nombre de Directions Générales demandent toujours plus de comptes rendus, de prévisions, et sophistiquent sans cesse les systèmes de planification.
(1)  60 ans 3M en France, communiqué de presse 27 août 2012

(extrait des Radeaux de feu)

8 nov. 2013

À HAMPI, ON DÉTRUIT LE PRÉSENT ET LA VIE POUR RETROUVER LE PASSÉ

 Rencontres indiennes (6)
Sous les coups répétés des bulldozers, les murs s’effondraient. De nouvelles perspectives se dégageaient, des colonnades anciennes réapparaissaient, le vieux bazar renaissait de la destruction du nouveau. Hampi remontait le temps. On enlevait méthodiquement les peaux successivement accumulées pendant plus de cinq siècles. Comme un oignon, on le pelait. A la différence essentielle, que les peaux desséchées étaient à l’intérieur, et que c’était la vie qui était retirée. Petit à petit, la mort apparaissait. Les briques tombaient, les fresques étaient arrachées, le sang refluait. In fine, ressurgissait l’ossature du bazar depuis longtemps disparue : des colonnes brutes, des dalles à vif, des bouts de sculptures. Le travail de dizaines de générations était ôté sans considération.
Année après année, décennie après décennie, siècle après siècle, la sueur des commerçants avait fait vivre le village et le marché. Certes, on était loin de la splendeur des années quinze-cents, pourtant ils s’étaient tenus droit : contre toutes les adversités, malgré l’effondrement de leur royaume, ils avaient fait front et vécu debout. Avec honneur et détermination, tout au long des années, Hampi avait fait de la résistance : le bazar en était resté un. Chaque matin, il riait des cris des marchands, il hurlait des enfants tentant d’arrêter les chalands, il vibrait de discussions infinies. Tel coin était connu pour ses épices, tel autre pour ses tissus. Les étalages de légumes et fruits rivalisaient entre eux. Les yeux ne savaient pas sur quoi se poser.
C’était cette histoire et cette lutte qui se trouvaient balayées d’un revers de bulldozer. Chacune des maisons détruites était imprégnée d’une sueur légitime, aujourd’hui bafouée et méprisée. Chaque mur abattu était un membre arraché. Chaque portique retrouvé l’était au prix du sang et du meurtre.
Demain que verrait-on ? Une galerie froide et esthétique mimant un passé révolu. Des allées redevenues anciennes, et à ce titre perçues authentiques, réservées à des touristes en mal de photographies. Une beauté théorique, probablement sublime, mais glaciale comme les couloirs d’un musée.
Les habitants regardaient, figés, leur vie disparaître. Pour eux, ce n’était pas leur passé que l’on retrouvait, c’était leur présent et leurs racines que l’on détruisait. Ils n’avaient cure de voir revenir les fantômes d’ancêtres trop lointains pour être aimés et connus. Non, le retour au bazar des origines ne signifiait rien pour eux, à part souffrance et douleur.
Le bulldozer voisin réussit à ébranler le toit, qui s’affaissa dans un nuage de poussières. Sur le côté, des Indiens s’affairaient à récupérer ce qui pouvait l’être : les uns empilaient dans une remorque, des briques ; d’autres s’étaient spécialisés dans le tri des pierres ; plus loin, on en voyait qui finissaient de détruire à la masse des armatures en béton pour en extraire les ferrures.
Le soleil baissait à l’horizon, donnant à la scène des allures de fin du monde. Tels les rats d’un festin abandonné, ils cherchaient à en extirper un morceau suffisant pour survivre, ne serait-ce qu’un moment de plus. Sauf qu’il ne s’agissait pas de rats, mais d’hommes, et que de festin, il n’en avait jamais été question, juste de la démolition de leurs vies et de leurs modestes richesses.
(Ces photos ont été prises à Hampi en août 2012)

7 nov. 2013

L’ENTREPRISE EST AUSSI FAITE D’ÉMERGENCES COLLECTIVES

La vie végétale : l’art du bricolage (4)
Quatrième commentaire sur l’entreprise : Le collectif
« Le rugby c´est le seul sport où l´on se rencontre, alors qu´ailleurs on se croise. » (1)
Une entreprise est un emboîtement doté de propriétés qui n’existent pas aux échelons inférieurs : une équipe d’hommes et de femmes a des performances qui dépassent les savoirs individuels ; une filiale est faite d’usines, de services financiers, juridiques, commercial et marketing, et peut inventer, fabriquer et vendre des produits, alors qu’aucune de ses composantes séparément n’en est capable.
Si jamais aucune nouvelle propriété collective n’émerge, si l’entreprise n’est que la seule juxtaposition de filiales ou de services, si une filiale n’est qu’une collection d’individus, si rien ne transcende ce que chacun isolément sait faire, l’entreprise n’en est plus une : elle n’est qu’une collection qui se désagrégera rapidement.
Ainsi l’existence de propriétés collectives émergentes n’est pas seulement une conséquence de l’existence des entreprises, elle en est le fondement : sans elles, l’entreprise n’a pas plus de consistance que le sable. Sans elles, l’entreprise disparaît.
(1) Lucien Mias, ancien deuxième ligne international de rugby dans les années 50
(extrait des Radeaux de feu)