Pour une ergonomie des actions émergentes (1)
Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, dresse un tableau de la campagne de Russie de Napoléon, bien éloigné de ce que j’avais retenu de mes cours d’histoire : le déroulement y est d’abord le fruit de hasards, de malentendus, de chances et malheurs. Selon lui, Napoléon se croyait, aux commandes, alors que, dans la réalité, sa Grande Armée agissait largement d’elle-même : « A la suite de ces rapports, faux par la force même des circonstances, Napoléon faisait des dispositions qui, si elles n’avaient pas déjà été prises par d’autres d’une manière plus opportune, auraient été inexécutables. Les maréchaux et les généraux, plus rapprochés que lui du champ de bataille et ne s’exposant aux balles que de temps à autre, prenaient leurs mesures sans en référer à Napoléon, dirigeaient le feu, faisaient avancer la cavalerie d’un côté et courir l’infanterie d’un autre. Mais leurs ordres n’étaient le plus souvent exécutés qu’à moitié, de travers ou pas du tout. »
Pourquoi diable certains dirigeants d’entreprises se croient-il plus forts que Napoléon et que les plus grands chefs de guerre ? Pourquoi n’admettent-ils pas que l’art du management est souvent, certes d’aller vers l’objectif que l’on s’est fixé, vers cette mer qui, à l’horizon, attire le cours du fleuve de l’entreprise, mais sans suivre des plans détaillés, des business plans ciselés, ou des tableurs Excel prétendant modéliser le futur ?
Il est temps qu’ils comprennent que, s‘ils élaborent une pensée théorique détaillée et se raidissent dans la volonté de la mettre en œuvre telle quelle, alors, puisque rien ne se passera comme prévu, la réalité de ce qui advient n’aura pas de lien avec cette théorie, et rien ne sera, de fait, piloté.
Comprenons que l’incertitude donne tout son poids et sa noblesse au rôle de ceux qui sont en première ligne. Comme l’exprime le prince André Bolkonsky, héros de Guerre et Paix : « Le rapport des forces de deux armées, reste toujours inconnu. Crois-moi : si le résultat dépendait toujours des ordres donnés par les états-majors, j’y serais resté, et j’aurais donné des ordres tout comme les autres; mais, au lieu de cela, tu le vois, j’ai l’honneur de servir avec ces messieurs, de commander un régiment, et je suis persuadé que la journée de demain dépendra plutôt de nous que d’eux ! ».
L’art du management est de faire de l’entreprise un corps vivant, réactif alliant souplesse et cohésion. Les matriochkas stratégiques, – une mer visée dans un cadre stratégique et des principes d’actions qui se traduisent par des chemins stratégiques –, autorisent le lâcher-prise, car elles apportent la direction et la stabilité qui fédèrent les initiatives et construisent dans la durée. Les actes quotidiens et concrets mettent en œuvre effectivement la stratégie, développent des produits et des services, et les amènent jusqu’aux clients.
Mais pour cela, il ne suffit pas de ces matriochkas, il faut aussi qu’un certain nombre de conditions soient réunies : de réelles marges de manœuvre pour tout un chacun, un cadre stratégique compris, vécu et partagé, la confiance en soi et en les autres.
Ceci suppose une ergonomie des actions émergentes.