Le capital du XXIe siècle (5) – Croissance3
Si un rythme de croissance « normale » par habitant est de 1 à 1,5% par an pour une économie développée, pourquoi avons-nous connu au cours des années appelées les Trente Glorieuses une croissance beaucoup plus rapide ? N’étions-nous alors pas développés ?
Pas exactement… mais oui d’une certaine façon. En effet, si les économies européennes étaient déjà dès les années cinquante, sophistiquées, elles venaient de subir le double choc des deux guerres mondiales. Elles avaient donc accumulé pendant la période 1914-1945, un retard de croissance important : les Trente Glorieuses ne seraient qu’un phénomène de rattrapage.
« Une fois ce rattrapage terminé, l’Europe et les États-Unis se sont retrouvés ensemble à la frontière mondiale, et se sont mis à croître au même rythme, qui est structurellement un rythme lent à la frontière. »
Selon Thomas Piketty – et les données venant à l’appui de ses propos sont convaincantes –, pas grand chose donc à voir avec un quelconque meilleure efficacité économique. Nous n’avons pas alors eu une croissance rapide parce que nous étions plus performants qu’aujourd’hui, mais simplement parce que nous rattrapions notre retard et reconstruisions notre pays.
A l’appui de sa thèse, il montre qu’il y a une corrélation directe entre l’importance du taux de croissance par habitant pendant les Trente Glorieuses, et le taux de destruction et de préjudice subi précédemment : l’Europe croît beaucoup plus vite que les États-Unis (attention en mesurant ceci par habitant, car la croissance des États-Unis totale était, elle, importante, parce que tirée par l’expansion démographique), et au sein de l’Europe, l’Europe continentale plus vite que le Royaume-Uni.
Il en arrive à conclure que ceci n’a rien à voir avec la politique suivie alors :
« Il est probable que la France, l’Allemagne et le Japon auraient rattrapé leur retard de croissance à la suite de l’effondrement des années 1914-1945, quelles que soient les politiques suivies, ou presque. Tout juste peut-on dire que l’étatisme n’a pas nui. »
Symétriquement, il en vient à douter de l’impact des politiques libérales développées aux États-Unis et en Angleterre à partir des années 80. Constatant le retard de croissance, ces deux pays ont changé de politique au moment où le rattrapage était terminé, et du coup l’écart de croissance entre eux et l’Europe continentale a disparu… non pas parce que ces politiques libérales étaient plus efficaces, mais simplement parce que le retard accumulé à cause des deux guerres avaient été effacé .
Finalement, il en arrive à douter de la validité de toute corrélation entre le type de politique menée et la croissance observée.
« Aujourd’hui encore, dans ces deux pays (États-Unis et Grande-Bretagne), on considère souvent que les révolutions conservatrices ont été un franc succès puisque les deux pays ont cessé de croître moins vite que l’Europe continentale et le Japon. En vérité, le mouvement de libéralisation entamé autour de 1980 de même d’ailleurs que le mouvement d’étatisation mis en œuvre en 1945 ne méritent ni cet excès d’honneur ni cet excès d’indignité. De même, une fois que la frontière mondiale était rattrapée, il n’est guère étonnant que ces pays aient cessé de croître plus vite que les pays anglo-saxons, et que tous les taux de croissance se soient alignés. (…) En première approximation, les politiques de libéralisation ne semblent guère avoir affecté cette réalité toute simple, ni à la hausse ni à la baisse. »
Et nous retrouvons avec une France qui rêve de revenir à l’interventionnisme étatique et des pays anglo-saxons chantres de l’ultra-libéralisme, les uns et les autres leur attribuant des vertus qu’ils n’auraient pas !
Attention à ne pas en conclure qu’il n’y a aucun lien entre politique publique et performance économique…
(à suivre)