"Dans l’après-midi du lendemain, j’entrepris de visiter le village de Hampi, village que je n’avais qu’entraperçu depuis mon arrivée.
Quelle ne fut ma surprise de le découvrir éventré. A même le sol. Un Beyrouth indien. Pourtant aucune bombe n’était tombée dessus. Aucune guerre à proximité.
Partout des tas de briques et de ferraille.
Un escalier encore vaillant me permit d’atteindre une terrasse précaire. De là, je plongeai au cœur des maisons béantes. Des murs jaunes, roses ou bleus, des sols exempts de tous objets, des intimités bafouées, des lieux privés de vie.
Un coup de tonnerre me fit sursauter. A quelques mètres, sous la pression des coups d’un bulldozer, un mur venait de s’effondrer. Le champ de bataille sur lequel je me trouvais n’était pas ancien, mais vivant. La mort était là, à l’œuvre, méthodique et déterminée..."
"Un jardin zen surnaturel et surdimensionné, où des rochers, empilés les uns sur les autres, défient les lois de la gravité. Un paysage sculpté avec parcimonie.
De l’ocre, quelques touffes vertes, un ciel azuréen, et, surgissant aléatoirement dans cet univers massivement minéral, des temples. Des colonnades répondent en écho à des rocs dans un immense labyrinthe désertique avec une rivière pour seul point de repère.
Je triangulais l’Inde : après la mystique Bénarès et l’effervescente Calcutta, Hampi la lunaire.
Le nombre des monuments semblait illimité. Comme l’horizon, le terme des constructions était sans cesse repoussé. Mes pas épuiseraient-ils cette réserve apparemment infinie ?..."
"Bénarès est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés et entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord du Gange, le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y balaie la moindre marche, le moindre recoin.
Aucun arbre, aucun abri pour s’en protéger, juste des berges en pierres nues et sans artifices. Aucune sculpture. Aucune ombre. Rien pour se cacher. Caïn assujetti pour toujours au regard des Dieux. Aucune chance de se soustraire ni au fleuve, ni au ciel.
Être au bord du Gange, c’est être écorché vif et mis à nu..."
Mes mains tentent de s’agripper à la moindre aspérité. Pour tout résultat, mes paumes ne sont que plaies, mes ongles arrachés. Ma vitesse s’accélère sans cesse.
Trop vite, je vais trop vite. Bientôt je serai broyé, explosé sur le sol que je vais finir par atteindre.
Aucune lumière, le noir absolu, juste le souffle de ma vitesse. Une pensée m’obsède : freiner ma chute, coûte que coûte. Essayer à tout prix. Jouer des coudes. En vain.
Essayer encore et encore. Les genoux, puis les pieds. La chute se poursuit. Inexorablement. Au-dessus, le rond du jour n’est plus qu’un point à peine perceptible.
Inutile de crier : aucun son ne peut sortir du puits dans lequel je plonge. J’ai été jeté dans des oubliettes..."
"Voilà presque quarante ans que je poussais des portes. L’une après l’autre. Sans réfléchir. Par curiosité. Par paresse. Ou juste parce qu’elle était là. Difficile de résister au charme de l’inconnu. Du mystère.
Mais derrière une porte, on ne trouve que par accident ce que l’on cherche. Ai-je jamais d’ailleurs cherché quoi que ce soit ? Qui que ce soit ? Qui peut prétendre savoir pourquoi il fait tel choix plutôt que tel autre ?
Et personne ne m’avait prévenu que pousser certaines portes conduisait à des glissades définitives. Une fois franchie, on perd le contrôle de sa vie pour dépendre de ce qui se trouve au-delà.
Certaines portes délimitent et dessinent des espaces, quand d’autres sont les trous des peaux de mondes successifs, des passerelles qu’il suffit d’emprunter pour basculer de l’un à l’autre.
Fermées, elles interdisent l’accès, et cachent ce qui est inconnu. Fermées, elles laissent place à l’imagination. Pourquoi vouloir savoir ? Pourquoi ne pas laisser son esprit voguer, et se contenter de rêver ce que l’on ne voit pas ?
Entrouvertes, elles sont un appel, une invitation à se glisser le long d’elles. Il faut les saisir vite de peur qu’elles ne se referment..."
"Juste après le décollage de Rome, l’Alien me dévora. D’une bouchée, il engloutit mon passé, et me digéra. J’étais absorbé, anéanti. Le dedans était devenu le dehors, l’accessoire l’essentiel. J’étais devenu l’Alien, et réciproquement. Inversion. Retourné comme un gant.
En montant dans le petit avion qui m’emmènerait vers Cagliari, j’avais senti la violence de la transformation en cours. En bouclant ma ceinture de sécurité, j’avais vu la tête de l’Alien chercher sa voie pour surgir. En regardant les pistes de Fiumicino disparaître, j’avais compris que je m’effaçais. J’avais fermé les yeux un instant, et c’était lui qui les avait rouverts.
Qui était-il ? Je n’en savais rien. Je ne le connaissais pas. Je ne me connaissais plus. De lui qui m’habitait depuis si longtemps, j’ignorais tout. Un passager clandestin, un squatteur. Il avait traversé le miroir, et m’avait renvoyé symétriquement de l’autre côté. Maintenant, c’était moi le squatteur, le passager clandestin, l’Alien. J’étais étranger à moi-même. Je me regardais de l’intérieur. J’étais le spectateur de mon viol. J’avais été kidnappé sans demande de rançon..."