Qu’est-ce qu’une entreprise ?
Faut-il, oui ou non, permettre d’inclure la « Raison d’être » de l’entreprise dans son objet social ? Tel est le débat qui s’est instauré entre le Gouvernement et le Medef lors de la modification du Code Civil. Réactualisation du célèbre : « To be or not to be ».
Un débat technique dont les enjeux sont réels. Mais avant de s’y engager, ne devrait-on pas commencer par réfléchir sur le sens même de la « Raison d’être » ?
Car de la même façon que l’ « homo economicus » abstrait et théorique n’existe que dans les traités d’économie1, que la dichotomie entre celle ou celui qui travaille et celle ou celui qui aime, embrasse et chérit, est fictive et dangereuse, l’entreprise n’est pas d’abord un être juridique théorique, un contrat scellé devant avocat et notaire.
Non, elle est avant tout un être vivant, le fruit de son histoire et de ceux qui lui ont permis de naître, de survivre et de grandir.
Des femmes et des hommes qui ont décidé de la créer. En apportant des idées, de l’argent et du temps. Pour qu’elle sorte du néant. Pour que naisse un nouvel être économique et social.
Des femmes et des hommes qui l’ont rejoint pour lui permettre de se développer. En apportant plus d’énergie, plus de moyens, de nouvelles idées, de nouveaux territoires. Pour que, tel un fleuve, elle grandisse et se renforce.
Des femmes et des hommes qui l’ont entouré, combattu ou protégé car aucune entreprise n’existe coupée du reste du monde. En achetant ses produits ou ses services, ce qui lui a permis de grandir. En la concurrençant, ce qui l’a obligé à se renforcer. En créant le cadre légal et institutionnel qui structure son action et son rapport aux autres.
Des femmes et des femmes qui composent son conseil d’administration, son conseil de surveillance, son équipe de direction. Tous ensemble, ils ont la charge de prendre les décisions qui assurent la vie de cet être complexe. Pour lui permettre de faire face à des imprévus. Pour garder le cap fixé. Pour avancer toujours et encore.
Aussi si l’entreprise n’est pas une fiction juridique née dans le recoin obscur d’un bureau, il est non seulement normal, mais nécessaire qu’elle soit pourvue d’une « Raison d’être ». D’ailleurs elle en a déjà une. Souvent non explicitée. Sinon elle serait morte depuis longtemps.
Sans « Raison d’être », comment tout un chacune ou chacun voudrait se lever pour la défendre ? Sans « Raison d’être », où seraient tous ceux qui lui ont permis de vivre ? Partis depuis longtemps. L’entreprise se serait désagrégée.
Mais suffit-il de parler de « Raison d’être », ou de l’écrire dans un projet d’entreprise, voire comme le Gouvernement le propose dans son objet social pour que tout soit réglé ? Pas vraiment. Nous avons un peu tendance dans notre cher pays à croire que dire ou écrire suffit : je pense donc je suis, et l’intendance suivra ! Mais, elle ne suit pas toujours. Napoléon aurait été bien seul sur le pont d’Arcole sans son armée…
Aussi, deux questions nous semblent-elles essentielles : comment définir une « Raison d’être » ? Qui va l’incarner ?
Commençons par la seconde, car sans incarnation, il sera difficile de la définir, et elle ne sera qu’une fiction. Quelques lignes sur un accord signé. Rien d’important
Donc oui, une « Raison d’être » doit être incarnée, c’est-à-dire être portée, expliquée, adaptée si nécessaire. Elle doit irriguer en profondeur l’entreprise. Être son ADN.
Est-ce que cela peut-être le rôle du conseil d’administration ? Pas vraiment. Il est trop loin. Trop rare. Trop à juste titre distant, pour cela.
Est-ce que cela peut être loin de lui ? Pas vraiment non plus. Car si la « Raison d’être » est l’ADN de l’entreprise, le conseil d’administration est directement concerné.
Alors ?
Alors, le Conseil a un Président qui, lui, est au contact direct et permanent de l’entreprise. Pourquoi donc ne pas demander au Président d’incarner la « Raison d’être » ? Et si les fonctions de Président et Directeur Général sont dissociées, pourquoi ne pas confier cela à ce tandem ? Logique puisqu’il(s) sont les dirigeants de l’entreprise.
A eux de donner un sens, un but dans l’entreprise. Ce que nous proposons d’appeler une identité unique et opposable.
A eux d’être dans le quotidien, ceux qui vont s’assurer que la « Raison d’être » n’est pas trahie, mais au contraire comprise, enrichie, développée.
A eux, s’ils ne sont pas les fondateurs de l’entreprise, de s’assurer qu’elle est toujours là.
A eux, d’être les gardiens et les porteurs de l’ADN.
Reste la plus difficile des deux questions, la première : comment définir une « Raison d’être » ?
Commençons par dire ce qu’elle ne doit pas être : une « Raison d’être » n’est pas ce que l’on veut atteindre. Là ce sont des objectifs. A court, moyen ou long terme. Ils sont évidemment essentiels, mais ils portent sur le quoi et le comment, pas le pourquoi.
Car la « Raison d’être » a elle à voir avec le « Pourquoi ». Il s’agit de répondre à des questions comme : « Qui est elle ? Quelle est son identité, son "Je" ? », « Quelle valeur durable apporte-t-elle aux autres ? A ses clients, ses partenaires, la société ? », « Que représente-t-elle pour ceux qui la composent et y travaillent ? Pourquoi sont-ils là ? Que font-ils ensemble ? »
Questions d’existence donc.
Beaucoup plus difficiles d’y répondre que celles qui ont trait au quoi et au comment. D’ailleurs, nombre de dirigeants répondent à la question sur le « Pourquoi », par une réponse sur le « Quoi »… Et tel est bien souvent le problème : échapper à la question du pourquoi revient à s’interdire à trouver la « Raison d’être » de l’entreprise, son ADN.
Cela suppose un talent différent. Pas celui du gestionnaire, du financier. Un talent que l’on développe malheureusement rarement dans les écoles de management.
Non, pour définir une raison d’être, il faut des dirigeants visionnaires, architectes, communicants, innovateurs, assumant leur part émotionnelle et leurs intuitions.
Et si le vrai enjeu était là ? Dans cette capacité du dirigeant à définir la « Raison d’être » pour ensuite l’incarner. Bien plus que dans le débat de savoir si, oui ou non, elle doit faire partie de l’objet social de l’entreprise.
(1) Voir la distinction faite par Daniel Kahneman entre les « Humans » et les « Econs »