5 avr. 2012

ON NE TRAVAILLE PAS EN RÉUNION

Mettre en commun, se confronter, répartir…
« Bien, nous en étions où, la dernière fois ? »
Combien de fois avez-vous entendu cette interrogation au début d’une réunion ? Presqu’à chaque fois, non ?
Or si l’on reprend le travail en groupe exactement là où on l’a laissé, cela signifie qu’aucun des membres du groupe n’a travaillé sur ce sujet depuis, et que donc on ne travaille qu’en réunion.
C’est totalement inefficace, et cela explique largement pourquoi les réunions se multiplient sans cesse… puisque c’est le seul moment où les projets communs avancent !
Ce sont d’ailleurs les mêmes qui se plaignent d’être toujours en réunion. Quand je les croise, je me permets de leur répondre : « Bien obligé, puisque sinon vous ne travaillez pas ! »
Alors, que devrait-on faire en réunion, et comment avancer en groupe ?
Une réunion a d’abord pour but de mettre en commun les travaux individuels faits par chacun, de se confronter ensemble, d’arbitrer sur quelques points si nécessaire, puis de se répartir le travail à faire. Ensuite à chacun d’avancer d’ici la réunion suivante, en vue de la prochaine mise en commun.
Donc toute réunion devrait commencer par « Bien, voilà comment j’ai avancé depuis la dernière fois ».
Malheureusement, comme tout notre système éducatif et notre mode d’évaluation sont conçus sur le travail et la performance individuels, bien peu ont fait cet apprentissage…

4 avr. 2012

ACCEPTER DE NE PAS ÊTRE LE CENTRE DU MONDE

J’ai tourné un peu dans mon planisphère personnel et les perspectives sont changées
Extrait des Mers de l’incertitude
Centré sur le développement de son système d’exploitation et de sa suite office, Microsoft n’a pas vu initialement la montée en puissance d’Internet ; bon nombre d’opérateurs historiques de télécommunications ont sous-estimé la portée de la téléphonie mobile, laissant le champ libre à de nouveaux acteurs ; des transporteurs aériens trop focalisés sur le développement des segments de clients à forte contribution ont été déstabilisés par l’apparition d’opérateurs à bas coût… La liste est longue des entreprises qui, centrées sur elle-même, n’ont pas vu ou compris ce qui se passait.
En introduction de l’Atlas des Atlas, Christine Chameau et Philippe Thureau-Dangin écrivent : « Cet atlas ne cherche pas à donner une vision cohérente, européo-centrée du globe. Il invite au contraire à décentrer le regard, en prenant d’autres points de fuite et d’autres angles. » 1 Dans ce livre, selon le continent auquel on appartient, le planisphère tourne et chacun se voit toujours au cœur du monde. Chaque rotation modifie la compréhension, et masque ou révèle des proximités : ainsi notre vue depuis l’Europe nous masque la proximité entre la Californie et l’Asie.
Tant que nous ne prenons pas le temps de nous décentrer, nous ne pouvons pas comprendre la réalité d’une situation. Il faut désapprendre pour apprendre, il faut sortir de nos habitudes. Michel Serres écrit : « En traversant la rivière, en se livrant tout nu à l’appartenance du rivage d’en face, il vient d’apprendre une tierce chose. L’autre côté, de nouvelles mœurs, une langue étrangère certes. (…) Car il n’y a pas d’apprentissage sans exposition, souvent dangereuse, à l’autre. Je ne saurai jamais plus qui je suis, d’où je viens, où je vais, par où passer. Je m’expose à autrui, aux étrangetés. »2
François Jullien passe lui par la Chine pour mieux nous comprendre : « Passant par la Chine, j’y trouve là un point d’écart, ou de recul, pour remettre en perspective la pensée qui est la nôtre, en Europe. Car, vous le savez, une des choses les plus difficiles à faire, dans la vie, est de prendre du recul dans son esprit. Or la Chine nous permet ainsi de remettre à distance la pensée d’où nous venons, de rompre avec ses filiations et de l’interroger du dehors (…), éclairer de biais, à partir du dehors chinois, les choix implicites, enfouis, qui ont porté la raison européenne. »3
Personnellement, je me déplace physiquement pour prendre du recul et de la distance. Voyages multiples, et alternance entre Paris et ma maison en Drôme provençale. Quand je pose des pierres pour construire un mur en pierres sèches, quand je retourne la terre pour aider un jeune chêne à émerger du chiendent, quand je tronçonne des arbres pour dessiner un chemin dans le bois, mon esprit flotte sans but, sans aspérités, sans raison. Je regarde celui que je suis à Paris, je repense à un dossier en cours, je vois se dessiner avec un relief différent les situations. J’ai tourné un peu dans mon planisphère personnel et les perspectives sont changées.
(1) Atlas des Atlas, élaboré par Courrier International
(2) Michel Serres, Le Tiers Instruit, p.27
(3) François Jullien, Conférence sur l'efficacité, p.14

3 avr. 2012

JOUEZ DONC À « DESTROY MY OWN STRATEGY »

S’inspirer du jeu de go pour tester la résilience d’une stratégie possible
Une fois que l’on a identifié les objectifs possibles – les mers pour reprendre la terminologie de mon livre « Les mers de l’incertitude » –, sélectionné celle qui correspondait aux savoir-faire de l’entreprise et pour laquelle des voies d’accès multiples étaient possibles, et prévu quelles actions immédiates pouvaient enclencher le mouvement, tout semble donc prêt pour se lancer en avant.
Oui, mais que va-t-il se passer si survient un cygne noir, une rupture majeure improbable ? Quelles seront les conséquences ? La stratégie retenue va-t-elle voler en éclat, tous les accès à la mer visée étant coupés ?
A la fin des années 90, inquiet de la montée en puissance d’Internet et de toutes les dot.com, Jack Welch, alors Président-Directeur Général de General Electric, avait lancé une grande action appelée « Destroy your own business ». Il s’agissait pour chaque manager de concevoir comment, grâce à Internet, il pouvait mettre en péril le business existant dont il avait la charge. Ceci avait pour but de tester la solidité de la stratégie actuelle de General Electric, et aussi d’identifier de nouvelles opportunités.
Il faut faire de même : jouez donc à « Destroy my own strategy » et testez sa résilience.
Pour cela, un des moyens est de s’inspirer du jeu de go, et de compter ses degrés de liberté. Qu’est-ce à dire ?
Quand on joue au go, un des moyens d’évaluer la vulnérabilité d’une position, est d’observer l’évolution de ses degrés de liberté : est-ce que les pions posés par l’adversaire amènent une diminution immédiate ou potentielle des degrés de liberté ? Puis-je en réunissant des groupes disjoints construire un nouveau groupe élargi moins vulnérable ? Est-ce qu’en étendant avec un pion de plus un groupe, j’accrois ou diminue mes degrés de liberté ? Est-ce qu’en m’étendant dans cette direction, je me dirige vers une zone déjà occupée par un ou plusieurs pions adverses, pions qui y limiteront d’autant mes degrés de liberté ? Ou, à l’inverse, vais-je me rapprocher de pions sur lesquels je pourrai prendre appui et tout réunir ?
C’est aussi une clé de lecture pertinente pour évaluer la vulnérabilité d’une stratégie et sa capacité à faire face à des événements imprévus :
-        Est-ce que cette stratégie est un bloc cohérent et unique ? Ou est-elle composée de sous-ensembles autonomes ? Peuvent-ils être désagrégés ? Peuvent-ils être réunis ?
-        Tout au long des chemins envisagés, y a-t-il des composantes plus vulnérables ? Est-ce que l’entreprise pourra prendre appui sur des forces existantes ? Ou à l’inverse des concurrents ont-ils déjà des points d’appui dans ces zones ?
-        Pour chaque sous-ensemble, de combien de degrés de liberté dispose-t-il, c’est-à-dire en combien de coups peut-il être mis à mal ? Y a-t-il des modifications qui diminueraient sensiblement le nombre de degrés de liberté ?
-        Compte tenu des positions actuelles des concurrents, quels sont les développements les plus dangereux qu’ils sont susceptibles de faire ? En quoi, viendraient-ils diminuer les marges de manœuvre de l’entreprise ?
-       
Pourquoi une telle approche est-elle nécessaire ? Parce que cette approche va permettre d’évaluer la capacité de la stratégie envisagée à résister aux aléas du parcours : plus le nombre de degrés de liberté sera grand, meilleure sera la résilience.
(Cet article est directement tiré de mon livre « Les mers de l’incertitude »)

2 avr. 2012

LA LOI DE L’INCERTITUDE, LOI DE NOTRE MONDE

Emboîtements, émergences et incertitude (5)
Décidément la vision de Laplace est mise à mal par la science moderne. Mathématicien du XVIIIe siècle, il était persuadé que, pour une intelligence suffisamment vaste et complète, « rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » (1). Qu’il aille donc faire un tour dans la bibliothèque de Babel de l’Univers, où, non seulement, le nombre de livres est sans cesse croissant, mais aussi le rangement des livres sur les étagères perpétuellement modifié !
Henri Poincaré, dès le début du XXe siècle avait vu juste en affirmant que : « Lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrons connaître la situation initiale qu’approximativement. (…) La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (2)
Dommage que Henri Bergson n’ait pas eu l’occasion de connaître cette incertitude inhérente à la matière inerte. En effet, comme il en était resté à la vision laplacienne du monde, il était constamment « dérangé » dans ses réflexions par la soi-disant prévisibilité potentielle de cette matière inerte. Il avait donc constamment besoin de parler du vivant et de son imprévisibilité pour appuyer ses raisonnements. Comme il aurait été rassuré de savoir que dès les douze premiers milliards d’années de l’univers, le temps avait une flèche, et l’imprévisible non seulement régnait, mais grandissait !
Aussi est-il possible de dire à l’aube de l’apparition de la vie que déjà : « la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. (…) J’ai beau me représenter le détail de ce qui va m’arriver : combien ma représentation est pauvre, abstraite, schématique, en comparaison de l’événement qui se produit ! » (3)
Enfin plutôt que de dire que le monde évolue entre ordre et désordre, je dirais qu’il construit sans cesse un nombre croissant d’ordres possibles qui sont autant de réarrangements de la matière, et que celle-ci joue malicieusement en sautant de l’un à l’autre. Elle donne l’impression d’allier ordre et désordre, mais c’est surtout d’incertitude et d’imprévisibilité qu’il faudrait parler. C’est ce que j’appelle la loi de l’incertitude, loi qui, depuis l’aube du big-bang, a conduit la matière inerte à devenir un jeu complexe d’emboîtements, de relations et de dépendances.
(1) Pierre Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités
(2) Henri Poincaré, Sciences et méthodes
(3) Henri Bergson, Le possible et le réel

30 mars 2012

POURQUOI SAVOIR POURQUOI ?

Pour rien…
A quoi bon chercher à comprendre…
Pourquoi
Ouvrir les yeux,
Toucher ce qui m’entoure,
Mesurer l’arbre qui grandit,
Embrasser la peau qui m’accompagne,
Pleurer celle qui est partie,
Et toucher le temps qui passe.
Être incarné dans l’évidence,
Habiter le monde qui est là,
Le vivre au présent,
Sentir que j’existe,
Que le rien ne peut se trouver d’être.
Et ne pas savoir,
Ne pas chercher,
Le pourquoi de ce quelque chose
Que je suis.
Inconnu
Fouillis, désordres,
Affaires de point de vue,
Comparaisons mentales d’un ordre prépensé.
Possibles, multiples,
Tissus des chemins,
Infinités de ce qui n’a pas eu lieu.
Peur pour les uns,
Liberté pour les autres,
Gouffre de l’inconnu,
Vertige de l’imagination,
A chacun de faire son choix,
Celui des craintes,
Ou celui des espérances.

29 mars 2012

SANS INCERTITUDE, PAS DE STABILITÉ !

Emboîtements, émergences et incertitude (4)
Étrangement, c’est l’incertitude au travers de l’entropie et du chaos qui apporte la solidité et la résilience : ce qui est ordonné est cassant et fragile, ce qui est en désordre ne l’est pas. Pensez à la fable du chêne et du roseau : le chêne rigide casse, là où le roseau flexible survit. C’est un peu la même chose.
Si le futur était prévisible, la moindre perturbation viendrait le détruire. Or de perturbations nous ne manquons pas ! Le monde dans lequel nous vivons n’est pas une mécanique de précision, c’est un système simple, robuste, bricolé. D’où l’importance de ce flou, de tous ces jeux qui existent de partout.
Une des propriétés les plus déroutantes est celle, justement appelée, des attracteurs étranges. Sans entrer dans une description théorique détaillée du chaos, sachez seulement que si le comportement des processus chaotiques est imprévisible, si l’on ne peut dire ce qui va se passer précisément à un moment et un endroit précis, si la trajectoire d’un objet soumis à une telle loi est largement inconnu, l’ensemble dessiné par ces trajectoires ou ces objets converge vers des systèmes structurellement stables.
Ainsi alors que si je modifie un tant soit peu les conditions initiales, les conséquences pour chaque élément sont immenses, rien de tel pour le système global : même si les équations qui le décrivent subissent des modifications, du moment que celles-ci restent dans des limites données, la topologie ne se modifie pas. Autrement dit, chaque élément qui compose la structure va être modifié, mais la structure elle-même restera stable. C’est une des caractéristiques de notre écosystème : il est résilient face aux perturbations, il est structurellement stable. Attention à ne pas en déduire qu’il peut faire face à toutes perturbations, car celles-ci doivent rester limitées pour que tout le système ne soit pas déstabilisé
Quand nous pensons stabilité, les premières images qui nous viennent sont souvent celles des montagnes majestueusement immobiles, ou celle des chaises reposant solidement sur leurs quatre pieds. Ces images sont trompeuses quand on parle de stabilité de notre monde, car rien n’y est immobile, tout est en mouvement, tout se déplace. La stabilité n’est donc pas du tout l’immobilité, elle est comme indiquée précédemment avec les attracteurs étranges, la capacité dynamique d’un système de rester globalement le même, ou sensiblement le même.
Avec le chaos, fini l’idée d’une stabilité immobile.
(à suivre)

28 mars 2012

LE CHAMP DES POSSIBLES N’EXISTE PAS

Emboîtements, émergences et incertitude (3)
Donc notre monde qui dérive depuis le big-bang, sous la loi de l’entropie et du chaos. Chaque instant qui passe, le rend plus complexe, plus imprévisible, et multiplie les possibles.
Possible, voilà bien un autre mot qui nous hante avec celui de désordre : le champ des possibles, le désordre du monde… Mais comme le désordre n’est qu’une affaire de point de vue, le champ des possibles existe-t-il vraiment, ou n’est-il qu’un mirage ?
Partons donc nous promener dans la Bibliothèque de Babel imaginée par Jorge Borges (1). Nous avons devant nous tous les livres susceptibles d’être écrits, dans le passé comme dans le futur. Comment se peut-il ? Simple et lumineux : les livres qui la composent, regroupent toutes les combinaisons imaginables entre les lettres. Prenez toutes les lettres de l’alphabet, commencez par celle que vous voulez, choisissez en une autre, une prise au hasard, et continuez. Vous avez cette bibliothèque, et sa quasi infinité de livres, sur une quasi infinité d’étagères, dans une quasi infinité d’alvéoles. Les bibliothécaires s’y promènent, prenant en main, de temps en temps, un livre et s’extasiant quand ils tombent sur une phrase qui a un sens. Car bien sûr dans cet océan des combinaisons, il y en a d’abord qui n’ont aucun sens.
Dans la nouvelle, l’un des bibliothécaires disserte sur l’idée qu’il pourrait y avoir un chemin, une façon de trouver les livres comprenant au moins des paragraphes porteurs de significations. Mais comment le savoir à l’avance ? Comment prévoir ce qui n’est pas advenu ? Comment dans le dédale de ce qui a été imprimé, localiser à l’avance, ce qui, une fois le livre ouvert, fera que c’est bien un livre, et non pas seulement une collection de lettres ? Impossible et angoissant : tout livre potentiel est bien là quelque part, mais où ? Pourtant : « Il suffit qu’un livre soit concevable pour qu’il existe. Ce qui est impossible est seul exclu. (…) Cette inutile et prolixe épître que j’écris existe déjà dans l’un des trente volumes des cinq étagères de l’un des innombrables hexagones – et sa réfutation aussi ».
Voilà donc bien le champ des possibles : devant nous se dessine tout ce qui est susceptible d’exister, mais nous ne savons pas où il se trouve. Et à chaque seconde qui s’écoule rend l’Univers plus vaste, plus complexe, des nouvelles alvéoles se construisent, des nouvelles étagères sont fixées, et de nouveaux livres posées. Le temps joue contre la volonté de se retrouver dans ce labyrinthe infini.
Charles Pierce au mot de possible préférait celui de priméité (2), c’est-à-dire d’une potentialité à être. Avec justesse et précision, il distinguait cette secondéité qui était ce qui nous était accessible, c’est-à-dire l’événement. En effet, rien de penser que quelque chose peut exister, c’est le faire apparaître, car nous sommes nous-mêmes incarnés, et notre pensée n’est jamais abstraction. Nous ne pouvons pas nous extraire de l’analyse, nous ne pouvons pas penser en dehors du monde.
Aussi près que je me trouve du big-bang, le monde des priméités est déjà immense et s’agrandit sans cesse. Par paresse et commodité, je vais continuer à parler de possibles, mais soyons bien clair : parler de possible, ne veut en aucun cas dire qu’il va advenir, mais simplement que rien ne l’interdit.
Car comme Henri Bergson l’a écrit : « C’est le réel qui fait le possible, et non pas le possible qui devient réel. » (voir mon patchwork consacré à son livre « Le possible et le réel » )
(à suivre)

27 mars 2012

LA LOI DE L’ENTROPIE ACCROÎT L’IMPRÉVISIBILITÉ, ET NON PAS LE DÉSORDRE

Emboîtements, émergences et incertitude (2)
Depuis le Big-bang, l’univers suit la loi de l’entropie, et, classiquement, comme on dit que l’entropie mesure la quantité de désordre d’un système, le désordre s’accroîtrait. Mais posons-nous une question « simple » : que veut-dire le mot « désordre » et comment pourrais-je être sûr que son niveau s’accroît ? Est-ce que je peux mesurer dans l’absolu le désordre d’un système ? Ou est-ce que je ne le fais pas plutôt au regard d’un ordre, ou d’un ensemble de règles que je considère comme représentant ce qui est ordonné ?
En effet, le désordre ne peut se penser qu’en opposition à un ordre. Il n’existe pas par lui-même. Donc son niveau, non plus. Je ne peux donc pas dire que, dans l’absolu, le désordre d’un système s’accroît. Ce n’est que par rapport à mon référentiel, explicite ou implicite, qu’il s’accroît, en s’en écartant davantage.
Finalement le désordre est une affaire de point de vue, c’est un jugement que l’on porte sur une situation, ce n’est pas une donnée intrinsèque. Combien de fois n’avez-vous pas dit en voyant le bureau d’un collègue de bureau ou d’un de vos enfants : « Mais quel désordre ! Comment fais-tu pour retrouver quelque chose là-dedans ? ». Mais pour ce collègue ou cet enfant, le bureau n’est pas en désordre, et il sait très bien où se trouver chaque chose. Simplement son ordre n’est pas le vôtre. Peut-être que pour vous, ordre veut dire alignement et tas bien structurés, alors que pour lui, c’est une affaire de couleur et de proximité…
Revenons donc à l’entropie, et posons-nous la question suivante : qu’entendons-nous quand nous disons que le désordre s’accroît ? Puisque tout le monde l’affirme, et que tous les scientifiques sont d’accord sur le sens qu’il donne à cet accroissement, cela signifie donc qu’ils ont un référentiel, et que ce référentiel est commun. Sinon, pour les uns, le désordre s’accroîtrait, et pour d’autres pas.
Donc ce que l’on entend par « le désordre s’accroît », c’est que le système s’écarte davantage d’un même ensemble de règles, du même ordre.
Quel est cet ordre ? Je crois que cet ordre implicite est la prévisibilité des trajectoires individuelles de ce qui compose le système.
Reprenons en effet la définition de l’entropie issue de la physique statistique : l’entropie d’un système est fonction du nombre de configurations microscopiques que peuvent prendre les particules qui le composent, et, plus exactement, varie homothétiquement suivant le logarithme de ce nombre. Une configuration est à la fois une façon de placer les particules, et de leur distribuer l’énergie interne.
Donc, si l’entropie est nulle, cela signifie qu’il n’y a qu’une seule configuration, c’est-à-dire que toutes les particules ne peuvent être placées que d’une façon, et qu’il n’y a aussi qu’une façon de répartir l’énergie. On connaît alors exactement comment se trouvent les particules : aucune incertitude. Maintenant si l’entropie s’élève, le nombre de ces configurations s’accroît. Or, plus le nombre de configurations, c’est-à-dire d’états possibles, est grand, plus il est difficile de connaître l’état exact du système, et plus il est incertain et imprévisible.
Ainsi l’entropie ne varie pas en fonction du désordre, notion subjective et pour laquelle on manque d’un mètre étalon, mais en fonction de la prévisibilité. La loi de l’entropie pour un système isolé peut être reformulé comme suit : tout système isolé évolue spontanément en augmentant le nombre de ses possibles et devient d’instant en instant moins prévisible.
Or, l’univers dans sa totalité constitue par construction un système isolé, car, puisque il est considéré dans sa totalité, c’est-à-dire tel qu’il était au moment du big-bang, il ne peut rien exister en dehors de lui.
Aussi, l’Univers est, depuis le big-bang, de moins en moins prévisible, et accroît continûment le champ de ses possibles.
(à suivre)

26 mars 2012

HISTOIRE DE BIG-BANG

Emboîtements, émergences et incertitude (1)
Il y a près de quinze milliards d’années, big et bang, big-bang, tout commence. Ou plutôt le temps et le monde dans lequel nous vivons, émergent, car nous sommes bien incapables de remonter plus loin. Parler d’avant n’aurait d’ailleurs pas vraiment de sens, puisque le temps naît alors. Il n’y a pas d’avant. Et comment, nous qui sommes immergés dans le temps, pourrions-nous penser une situation où il n’existe pas ?
Pourquoi le big-bang a-t-il lieu, et pourquoi y a-t-il un commencement à notre monde ? Question fascinante, et vertigineuse, sensation d’être littéralement dépassé par cette question qui relève plus d’une pensée religieuse, d’un acte de foi que d’une réflexion structurée. À part de dire comme je viens de l’écrire, que l’on ne peut rien en dire…
Henri Bergson, dans le Possible et le Réel, qualifie ce problème de pseudo-question. J’aime bien comme il ramasse si efficacement l’absurdité de la question par sa formulation : « L’idée d’une suppression de tout a juste autant d’existence que celle d’un carré rond ». Ou exprimé autrement comment moi qui suis incarné dans le monde, prisonnier de sa temporalité et de son existence, pourrais-je m’en extraire et penser « avant » le monde, c’est-à-dire en dehors de ce qui est moi ? Le propos de Ludwig Wittgenstein, « Ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », s’applique dans sa brutalité.
Bref, quitte à décevoir ceux qui sont dans la recherche métaphysique de l’origine du monde, laissons-les de côté et intéressons nous à ce qui se passe à partir du big-bang.
Faisons un arrêt sur image sur ce moment fondateur et un zoom sur les toutes premières minutes.
Initialement, tout est « simple » : aucun emboîtement, aucune différentiation et quasiment aucune distance. Toute la matière est concentrée en un point infinitésimal, et n’est composée que de particules élémentaires identiques, les quarks, soumises à une seule force, le tout à une température phénoménale de 1032 degrés Kelvin.
Immédiatement, les premiers emboîtements commencent, la course vers la complexité et la différentiation s’amorce. Tout d’abord, dix millionième de seconde après, alors que la température n’est « plus que » de dix milliards de degrés Kelvin, la force unique s’est scindée en quatre.
A quoi servent donc ces nouvelles forces ? Elles définissent comment les composants de la matière inerte du monde interagissent entre eux. Elles sont à la fois la « glu » et la « graisse » du monde, ce qui va lui donner sa cohésion et sa souplesse, ce qui va donner des solidités extrêmes à courte distance (la force nucléaire forte) comme des attirances lointaines (la gravitation). En quelque sorte, elles relient et repoussent, elles assemblent et opposent.
Grâce à elles, le jeu des poupées russes peut commencer, plus rien ne l’arrêtera : les relations de proximité « soudent » les particules, les quarks se combinent, pour donner naissance aux neutrons et aux protons ; puis les neutrons et les protons, trois minutes plus tard, s’associent à leur tour, et naissent l’hydrogène et l’hélium ; ensuite, bien plus tard, naîtront tous les composants de base, comme l’eau ou les chaînes carbonées.
Non seulement la matière se tisse et se complexifie, mais elle s’étend au fur et à mesure qu’elle se refroidit. Depuis le big-bang, l’univers est en perpétuelle expansion. Ce qui était immensément dense, se répand, les particules s’éloignent les unes des autres. Mais elles ne restent reliées entre elles, magie de la gravitation.
Le tissage de la matière a commencé, les emboîtements aussi, car rien ne disparaît, et tout se retrouve à l’intérieur de ce qui se crée : les quarks sont dans les neutrons ou les protons, les neutrons dans l’hydrogène ou l’hélium, l’hydrogène dans l’eau. Si nos yeux étaient des microscopes électroniques, nous serions pris d’un vertige vertical.
De fil en aiguille, de poupée russe en poupée russe, les galaxies, puis les étoiles et les planètes se forment. Ainsi va le monde de la matière inerte...
(à suivre)

23 mars 2012

NAISSANCES ET ÉMERGENCES NOUVELLES....

Quand le vivant se réveille
Fin d'hiver, captation de ressources, énergies longtemps cachées, émergences multiples, naissances chaotiques...