Emboîtements, émergences et incertitude (1)
Il y a près de quinze milliards
d’années, big et bang, big-bang, tout commence. Ou plutôt le temps et le monde
dans lequel nous vivons, émergent, car nous sommes bien incapables de remonter
plus loin. Parler d’avant n’aurait d’ailleurs pas vraiment de sens, puisque le
temps naît alors. Il n’y a pas d’avant. Et comment, nous qui sommes immergés
dans le temps, pourrions-nous penser une situation où il n’existe pas ?
Pourquoi le big-bang a-t-il lieu, et pourquoi y a-t-il un commencement à
notre monde ? Question fascinante, et vertigineuse, sensation d’être
littéralement dépassé par cette question qui relève plus d’une pensée
religieuse, d’un acte de foi que d’une réflexion structurée. À part de dire
comme je viens de l’écrire, que l’on ne peut rien en dire…
Henri Bergson, dans le Possible et
le Réel, qualifie ce problème de pseudo-question. J’aime bien comme il
ramasse si efficacement l’absurdité de la question par sa formulation : « L’idée d’une suppression de tout a juste
autant d’existence que celle d’un carré rond ». Ou exprimé autrement
comment moi qui suis incarné dans le monde, prisonnier de sa temporalité et de
son existence, pourrais-je m’en extraire et penser « avant » le monde, c’est-à-dire
en dehors de ce qui est moi ? Le propos de Ludwig Wittgenstein, « Ce dont on ne peut parler, il faut garder le
silence », s’applique dans sa brutalité.
Bref, quitte à décevoir ceux qui sont dans la recherche métaphysique de
l’origine du monde, laissons-les de côté et intéressons nous à ce qui se passe
à partir du big-bang.
Faisons un arrêt sur image sur ce moment fondateur et un zoom sur les
toutes premières minutes.
Initialement, tout est « simple » : aucun emboîtement, aucune
différentiation et quasiment aucune distance. Toute la matière est concentrée
en un point infinitésimal, et n’est composée que de particules élémentaires
identiques, les quarks, soumises à une seule force, le tout à une température
phénoménale de 1032 degrés Kelvin.
Immédiatement, les premiers emboîtements commencent, la course vers la
complexité et la différentiation s’amorce. Tout d’abord, dix millionième de
seconde après, alors que la température n’est « plus que » de dix milliards de
degrés Kelvin, la force unique s’est scindée en quatre.
A quoi servent donc ces nouvelles forces ? Elles définissent comment les
composants de la matière inerte du monde interagissent entre eux. Elles sont à
la fois la « glu » et la « graisse » du monde, ce qui va lui donner sa cohésion
et sa souplesse, ce qui va donner des solidités extrêmes à courte distance (la
force nucléaire forte) comme des attirances lointaines (la gravitation). En
quelque sorte, elles relient et repoussent, elles assemblent et opposent.
Grâce à elles, le jeu des poupées russes peut commencer, plus rien ne
l’arrêtera : les relations de proximité « soudent » les particules, les quarks
se combinent, pour donner naissance aux neutrons et aux protons ; puis les
neutrons et les protons, trois minutes plus tard, s’associent à leur tour, et
naissent l’hydrogène et l’hélium ; ensuite, bien plus tard, naîtront tous les
composants de base, comme l’eau ou les chaînes carbonées.
Non seulement la matière se tisse et se complexifie, mais elle s’étend au
fur et à mesure qu’elle se refroidit. Depuis le big-bang, l’univers est en
perpétuelle expansion. Ce qui était immensément dense, se répand, les
particules s’éloignent les unes des autres. Mais elles ne restent reliées entre
elles, magie de la gravitation.
Le tissage de la matière a commencé, les emboîtements aussi, car rien ne
disparaît, et tout se retrouve à l’intérieur de ce qui se crée : les quarks
sont dans les neutrons ou les protons, les neutrons dans l’hydrogène ou
l’hélium, l’hydrogène dans l’eau. Si nos yeux étaient des microscopes électroniques,
nous serions pris d’un vertige vertical.
De fil en aiguille, de poupée russe en poupée russe, les galaxies, puis
les étoiles et les planètes se forment. Ainsi va le monde de la matière inerte...
(à suivre)