Conditionnement, parole, complexité, liberté… et Dieu
Dimanche matin, comme très souvent, je regardais sur France 2, la série des émissions religieuses. Moment le plus souvent très intéressant de découverte ou approfondissement de religions que je connais peu ou pas. Je recommande particulièrement les émissions sur le bouddhisme, le judaïsme et la religion musulmane. Une bonne façon de se réveiller en douceur le dimanche matin – surtout si on a une télévision dans sa chambre ! –.
Dimanche dernier donc, Judaïca était consacrée à une discussion, à l'occasion de la Pâques juive, sur Moïse, et plus particulièrement sur « la parole et la liberté ». Au cours de cet échange entre deux rabbins – Josy Eisenberg et Raphael Sadin -, les propos suivant ont été tenus :
« La matière n'existe que parce qu'elle a une finalité, elle n'est pas en soi productrice de la vie. Quelqu'un qui vit dans une vision du monde matérialiste, il est forcément le produit de quoi ? De sa famille, de la parole sociale, il ne peut pas être libre dans la mesure où il n'est que le résultat de pressions, il est conditionné. Alors que si on croit qu'il y a une partie dans l'homme, une partie dans la destinée de l'homme qui est plus originelle que ses parents même ou que la société dans lequel il vit, il y a donc quelque chose à dévoiler qui est plus originel que tout et qui le rend libre, absolument libre…
C'est cela, la source de la liberté. La source de la liberté est dans la parole…
La liberté est très liée aux commandements de Dieu… La loi serait donnée comme liberté. Comment cela se fait ? La loi d'acier « Tu ne tueras point, tu ne voleras point », où est la liberté ici ? La notion même de gravure est quelque chose qui ne va pas bien avec l'idée de liberté. Donc l'idée de liberté est tout à fait étrange, donner comme idée de la liberté des lois d'acier gravées dans le marbre… La gravure, le texte et le corps ne font qu'un. La liberté donnée par la loi, c'est quand le peuple juif a compris que la loi, c'était l'essence de la vie, que la loi n'était pas une loi imposée comme Paul pouvait le penser, que c'est une loi extérieure qui nous est imposée, le fardeau de la loi, le joug de la loi… Quand il y a écrit « Tu ne tueras point », ce n'est pas un ordre « Tu ne tueras point », un homme digne d'être homme est incapable de tuer. Je suis un homme constitué par l'incapacité de tuer.»
On retrouve là un des débats-clé que j'ai eu suite à mes articles « Ciel, je suis né par hasard et pour rien » et « Apprenons à vivre sans Dieu(x) » : bon nombre font de l'existence de Dieu le préalable à l'existence d'une liberté individuelle de l'homme. Ils considèrent en effet, comme dans Judaïca, que, si nous sommes nés « par hasard », nous sommes prisonniers de notre histoire et sans liberté.
Sans entrer dans une polémique sans fin sur l'existence ou non de Dieu – elle est « par construction » indécidable –, je voudrais simplement m'arrêter sur ce point précis de la liberté individuelle.
Tout d'abord, je trouve quand même quelque peu paradoxal, et pour tout dire un brin dialectique, cette « utilisation » de Dieu comme source de la liberté individuelle. Car enfin, comment pourrions-nous en tant qu'hommes être plus libres avec un Dieu que sans ? Comment l'existence d'un Dieu pourrait-elle être source de liberté ? Est-ce que cela ne revient-il pas à faire de cette « croyance en la liberté » un autre acte de foi ? Car elle restera impossible à prouver ou à démontrer. En effet, « spontanément », l'existence de Dieu et donc d'une volonté transcendantale ayant un projet pour la matière et la vie est d'abord perçue comme venant restreindre le champ des possibles, et donc nos libertés. Il faut un « saut de foi » comme celui exprimé dans Judaïca – et que l'on retrouve dans d'autres religions –, pour inclure dans le projet divin celui de la liberté de l'homme. Double acte de foi donc.
Venons maintenant au lien fait entre « vision matérialiste » et conditionnement, donc absence de libertés. La réponse pour moi est à nouveau de façon involontaire dans ce même Judaïca. En effet, c'est bien la parole qui est la source de liberté et du libre arbitre pour l'homme. En effet cette parole humaine n'est possible que parce que notre cerveau a un niveau de complexité jamais atteint précédemment : c'est l'existence de plus de dix milliards de cellules dans le cerveau reliées et enchevêtrées via des réseaux de neurones qui a permis à la parole, au langage et par là à la capacité interprétative d'émerger.
Ce niveau d'hypercomplexité, pour reprendre l'expression d'Edgar Morin, fait de l'homme un système ouvert dont il est impossible à l'avance de prévoir l'évolution et les choix : nous sommes capables, à la différence des machines, de travailler à partir du flou et de l'imprécis, c'est-à-dire que nous agissons bien avant que notre comportement puisse être déduit de notre environnement et notre histoire. Ainsi le conditionnement, dans lequel nous inscrivons nos actes, n'est qu'une donnée parmi d'autres. En fait il ne s'agit pas d'un conditionnement, mais plus d'un faisceau de circonstances dans lesquelles viennent s'inscrire notre vie.
Ainsi, oui, sans parole, il ne peut y avoir de liberté. Mais cette parole n'a pas besoin d'être issue du souffle de Dieu pour nous apporter cette liberté.
Et cette caractéristique du vivant humain – l'imprévisibilité de nos choix – est inhérente à notre constitution, car elle est le fruit même de notre complexité. Cette « loi de la possibilité au libre-arbitre » n'est donc pas une loi extérieure, ou fournie par un Dieu. Elle est consubstantielle à la vie.
Eh donc, oui, notre liberté est gravée dans la table des lois du vivant !