La mal français est notre déficit de confiance issu de
notre culte de la hiérarchie et du statut
La lecture du
dernier livre de Yann Algan, cosigné avec Pierre Cahuc et André Zylberberg, La Fabrique de la défiance, devrait être
prescrit à tous les candidats à l’élection présidentielle, et les apôtres du
« Produire en France ». Dans ce livre, Yann Algan met l’accent, à
nouveau (1), sur les dégâts causés par le manque de confiance en
France, et le relie à notre culte de la hiérarchie et du statut.
Citons-en d’abord
quelques extraits :
« Un Français sur cinq est insatisfait de sa
vie, ce qui est dix fois plus qu’au Danemark, trois fois plus qu’en Hollande et
en Belgique, deux fois plus qu’en Italie ou en Angleterre, ou encore une fois
et demie plus que nos voisins allemands. Seuls les habitants des pays de l’Est
et les Portugais sont plus insatisfaits. (…) En fait, les Français considèrent
les inégalités comme inacceptables, car ils ont de bonnes raisons de penser
qu’elles sont illégitimes ; elles proviendraient de passe-droits, de collusions
d’intérêts entre les puissants, d’une reproduction sociale particulièrement
forte à l’école. Ont-ils tort ? Ils ont en tout cas le sentiment que la
richesse est associée au statut plus qu’au fruit du travail : 45% pensent que
travailler dur n’apporte pas nécessairement le succès, contre 23% aux
États-Unis. En France, on n’aime pas les riches parce qu’on considère plus
souvent qu’ailleurs qu’ils le sont non grâce à leur talent ou à leur travail,
mais bien grâce à leurs connivences, le plus souvent liées à leur origine
sociale. »
« En France, l’enseignant professe le plus
souvent au tableau ; les élèves, assis en rang, écoutent et prennent des notes.
L’enseignant, vers lequel toutes les attentions sont censées converger, doit
être écouté en silence. La communication entre élèves est un parasite. (…)
Éduqués dans une école où nous apprenons
surtout à obéir aux ordres et très peu à coopérer, nous avons besoin d’une
structure envahissante pour réaliser des tâches collectives. C’est notre
déficit de confiance, produit par le système scolaire, qui nous condamne à
travailler dans des entreprises où nous nous sentons opprimés par des chefs
omniprésents. »
« « Virtuellement tout échange commercial
contient une part de confiance, comme toute transaction qui s’inscrit dans la
durée. On peut vraisemblablement soutenir qu’une grande part du retard de
développement économique d’une société est due à l’absence de confiance
réciproque entre ses citoyens. » (Kenneth Arrow, « Gifts and exchanges »,
Philosophy and public affairs) (…) Ce
constat n’est pas surprenant, car la confiance favorise l’efficacité des
entreprises. (…) Ils sont plus réactifs, mieux à même de s’adapter à
l’environnement et d’innover. Ils facilitent l’adoption de méthodes efficaces :
décentralisation des décisions, organisation horizontale des relations de
travail, travail en équipe, valorisation de l’esprit d’initiative et
d’innovation. »
Parallèlement à la
publication de ce livre, sont mises en ligne sur le site de Sciences Po, des séries de tableaux statistiques permettant à tout
un chacun de prolonger sa propre réflexion.
J’en ai extrait ceux
qui me semblent les plus significatifs, et que je joins en illustration à cet
article.
Qu’y voit-on ?
Dans le premier
groupe de questions, l’accent est mis sur le déficit en France en matière de
confiance collective : nous sommes les avant-derniers en matière de travail
en groupe derrière l’Irlande (quatre fois moins de travail en groupe que les
Américains, deux fois que les Danois, 50% de moins que les Allemands), et de
satisfaction vis-à-vis de la démocratie, cette fois derrière le Portugal (plus
de deux fois moins que les Danois, les Finlandais ou les Suisses, 25% moins que
les Allemands et la moyenne des Européens). Et pour la confiance dans les
autres et la confiance dans la justice, seuls deux pays font pire que nous, le
Portugal, et respectivement la Grèce ou l’Espagne.
Les deux autres
groupes de questions ont trait au monde du travail et de l’entreprise. Je vous
laisse parcourir ces données en détail, et me contenterais de mettre l’accent
sur :
-
Les problèmes vis-à-vis de la
hiérarchie et des relations internes à l’entreprise : les salariés français
se sentent sans influence sur ce qui se passe dans les entreprises, et ne
perçoivent pas de collaboration avec leur hiérarchie (deux fois moins qu’en Europe
du Nord, 40% de moins qu’en Allemagne). Avec le Portugal, nous sommes les
« rois » en matière de distance sociale.
-
Ceci se traduit malheureusement
logiquement par une moindre coopération (nous sommes là les derniers de la
classe), plus de stress (à nouveau les derniers en Europe) et une moindre
satisfaction au travail (seule, l’Espagne est derrière nous).
Comment face à une telle situation, s’étonner que la production en France
décline ? En effet, si nous nous ne nous faisons plus confiance, pourquoi ferions-nous confiance aux produits
français ? Et surtout, comment produire en France serait-il rentable, si
les relations au travail sont à ce point dégradées ?
Comme je l’ai déjà écrit à plusieurs reprises, dans le monde de
l’incertitude, la performance économique des entreprises ne dépend pas d’abord
du niveau de rémunération des salariés, mais de l’efficacité de l’organisation
du travail et de l’engagement individuel et collectif. Une entreprise pour être
efficace doit décentraliser son mode de management, développer une culture
commune alliant compréhension de l’objectif visé, confrontation locale et prise
d’initiative. La solution passe par le partage, l’engagement, et la
responsabilité.
Il est urgent que nous prenions conscience que le mal français est
enraciné dans ce déficit de confiance, lui-même issu de notre mode d’éducation
et de l’organisation pyramidale de notre société. Faute de cela, tous les
discours actuels ne seront que des incantations sans lendemain.
Les discours tenus actuellement ne sont pas pour me rassurer : affirmer
que l’on veut renforcer l’autorité des maîtres et le respect de la hiérarchie
va à contresens ; accroître le nombre des enseignants sans rebâtir l’école
autour du travail collectif et non pas individuel ne sert à rien ; croire
que l’on va réindustrialiser la France en relançant une politique industrielle
centralisée est aller contre la décentralisation ; diminuer les charges
salariales sans améliorer l’efficacité du travail est absurde ; ne pas
voir que multiplier des referendum sans confiance collective est jouer à
l’apprenti-sorcier…
Prenons garde à ne pas nous réveiller quand il sera trop tard. Continuons
encore un peu, laissons des analyses aussi pertinentes que celles de Yann Algan
ne faire que remplir des étagères, et nous serons le Tiers-monde de l’Europe.
Ou faut-il espérer que le salut ne vienne d’une Europe fédérale dans
laquelle la France serait dirigée de l’extérieur…
(1) Voir son livre précédent « La
société de défiance »