9 sept. 2013

"COMMENT AIMER UN PAYS QUI REFUSE DE NOUS RESPECTER"

Il est urgent que nous fassions face à la réalité de notre histoire
Kery James est un artiste malheureusement constamment absent des radios et des télévisions nationales. Ce chanteur dresse tout au long de ses différents disques, un portrait dur et râpeux de la réalité des banlieues, se faisant toujours l’apôtre de la non-violence et de la prise en main par chacun de son avenir.
Dans son dernier disque, 92.2012, il semble pris d’un pessimisme croissant face à la réalité française et à la montée des intolérances. Sa chanson, « Lettre à la République », sonne avec violence et se termine par cette phrase terrible : « Je ne suis pas en manque d'affection, comprend que je n'attends plus qu'elle m'aime ». J’espère qu’il est encore temps pour lui redonner espoir…
Voici ci-dessous des extraits du texte de cette chanson, ainsi que la vidéo associée.
Est-il besoin d’ajouter que je conseille vivement l’achat et l’écoute de tous ces disques…
Lettre à la République 
A tous ces racistes, à la tolérance hypocrite
Qui ont bâti leur nation sur le sang
Maintenant s'érigent en donneurs de leçons
Pilleurs de richesses, tueurs d'africains,
Colonisateurs, tortionnaires d'algériens
Ce passé colonial, c'est le vôtre
C'est vous qui avez choisi de lier votre histoire à la nôtre
Maintenant vous devez assumer
L'odeur du sang vous poursuit, même si vous vous parfumez
Nous les arabes et les noirs, On n'est pas là par hasard
Toute arrivée à son départ.
(…)
Les immigrés ce n'est que la main d'œuvre bon marché
Gardez pour vous votre illusion républicaine
De la douce France bafouée par l'immigration africaine
Demandez aux tirailleurs sénégalais et aux harkis
Qui a profité de qui ?
La République n'est innocente que dans vos songes
Et vous n'avez les mains blanches que dans vos mensonges
(…)
On ne s'intègre pas dans le rejet
On ne s'intègre pas dans des ghettos français
Parqués entre immigrés, faut être sensé
Comment pointer du doigt le repli communautaire
Que vous avez initié depuis les bidonvilles de Nanterre ?
(…)
Et plus j'observe l'histoire, moins je me sens redevable
Je sais ce que c'est d'être noir depuis l'époque du cartable
Bien que je ne sois pas ingrat, je n'ai pas envie de vous dire merci
Parce qu'au fond, ce que j'ai, ici, je l'ai conquis,
(…)
Au cœur des débats, des débats sans cœur
Toujours les mêmes qu'on pointe du doigt dans votre France des rancœurs 
En pleine crise économique, il faut un coupable
Et c'est en direction des musulmans que tous vos coups partent
(…)
Vous nous traitez comme des moins que rien, sur vos chaînes publiques
Et vous attendez de nous qu'on s'écrie « Vive la République »
Mon respect se fait violer au pays dit des Droits de l'homme
Difficile de se sentir français sans le syndrome de Stockholm
(…)
Que personne ne s'étonne si demain ça finit par péter
Comment aimer un pays qui refuse de nous respecter ?
Loin des artistes transparents, j'écris ce texte comme un miroir
Que la France se regarde si elle veut s'y voir
Elle verra s'envoler l'illusion qu'elle se fait d'elle-même
Je ne suis pas en manque d'affection, comprend que je n'attends plus qu'elle m'aime




(Article paru le 25 mai 2012)

6 sept. 2013

PUZZLE THAÏ

Autres télescopages thaïlandais (2)
A proximité de Chiang Rai, pas loin du Golden Pavilion pour lequel tant d’arbres ont été sacrifiés (voir mon article de vendredi dernier), il y a un endroit appelé « Chiang Rai Beach ».
Ce n’est pas réellement une plage, et personne ne s’y baigne. C’est un lieu calme au bord d’un fleuve. Des séries de guinguettes s’y trouvent, logées sur des structures en bois, montées sur des pilotis et chevauchant l’eau. Les planches sont habillées de tapis, et de banquette sur lesquelles on peut paresseusement s’allonger. Selon l’heure, on y mange ou boit. Lieu de rencontres familiales. Aucun touriste en vue.
J’y passe deux longues après-midis paresseuses, alternant lectures, rêveries en regardant les mouvements autour de moi et les bateaux sillonnant l’eau, et un peu d’écriture.
 Si vous passez par Chiang Rai, n’omettez pas d’y aller. Aucun guide ne le mentionne… une raison de plus pour y aller !
J’aime cette photo, prise dans les dépendances d’un petit temple bouddhiste au bord du Mékong. Souvenir banal des suites d’une lessive faite par les moines.
Pourquoi ? Difficile à dire… Affaire de sensations et d’émotions liées à la simplicité des vêtements, leur caractère monocolore, et au télescopage avec le temple voisin.
On est loin du faste et de l’explosion de couleurs de nos églises latines. Dépouillement des formes et des lieux…
A quelques kilomètres de là, se trouve la petite ville de Chiang Saen. Située sur le Mékong, face au Laos, elle est un port où transitent sans cesse des marchandises en provenance de la Chine voisine.
Des coolies travaillent sans cesse, remontant l’escalier qui va des bateaux à la route sur laquelle les camions attendent. Disparaissant sous des sacs qui me feraient chanceler, ils semblent insensibles à la chaleur moite qui imprègne tout.
Leur bonne humeur ne les quittent pas… sauf peut-être ceux dont le visage est enfoui sous des foulards. Est-ce une version masculine et thaï du tchador musulman ? 

4 sept. 2013

PENSER AVEC LES TRIPES

Il n’y a qu’un pas entre la pensée et la panse
Que serions-nous sans la magie et la puissance de notre cerveau ? Celle-ci repose sur la centaine de milliards de neurones qui s’y trouvent, et sur le réseau incroyablement complexe de tous les points de contacts qui les relient, les plus de cent mille milliards de synapses.
À côté de cette machine centrale, en existe une autre, plus petite, plus limitée, mais essentielle : le cerveau abdominal. En effet, les parois de nos intestins sont tapissées d’une centaine de millions de neurones. Mille fois moins donc que notre cerveau principal, cela semble bien peu…
Donnons quelques éléments de comparaison : le cerveau d’un éléphant comprendrait vingt-trois milliards de neurones, celui d’un singe entre cinq à dix milliards de neurones, celui d’un chat un milliard, celui d’une pieuvre trois-cents millions, celui d’un rat une soixantaine de millions, celui d’une grenouille moins de vingt millions, celui d’une abeille un million et celui d’une fourmi deux-cent cinquante mille. (1)
Donc par rapport à cette échelle, notre cerveau abdominal se trouve entre le rat et la pieuvre… ou encore équivalent à cinq grenouilles travaillant en réseau. Peut-être est-ce pour cela que nous avons parfois des gargouillis gastriques : est-ce donc nos neurones intestinaux qui discutent entre eux ?
Ou aussi notre cerveau abdominal a la puissance de cent abeilles là encore mises en réseau, ou de quatre cents fourmis. Ressentons-nous des fourmillements internes ?
Mais la question n’est pas là, et il n’y a évidemment pas de comparaison entre la puissance de ce cerveau local, et celui qui pilote l’ensemble de notre corps, et est la source de nos processus conscients et inconscients.
À quoi donc sert-il, s’il ne contribue pas à nos pensées ?
À gérer localement le processus de digestion, et la complexité des échanges avec le système sanguin : comment digérer, que faut-il laisser passer, de quoi faut-il se protéger. Le fait que la gestion soit assurée localement et sans intervention du cerveau central, permet des actions ultrarapides, comme, par exemple, le déclenchement de vomissements. Cela allège aussi d’autant l’encombrement du système principal.
Les deux cerveaux sont-ils totalement indépendants ? Non, ils sont réunis par un nerf au joli nom, le nerf vague. Son rôle reste encore imprécis, mais, s’il assure une forme de synchronicité entre les deux, il n’entrave pas l’autonomie du cerveau abdominal.
Ce principe d’organisation n’est pas inintéressant pour réfléchir au management des entreprises, et la façon de développer de vrais processus décentralisés…
Décidément plus nous avançons dans la compréhension de nos mécanismes cérébraux, plus on s’écarte de la vision de Descartes, et de son célèbre « Je pense donc je suis »… à moins qu’il faille le réécrire avec un néologisme : « Je panse et je suis » !
(1) Source Wikipedia – List of animals by number of neurons

(Article paru le 17 juin 2013)

2 sept. 2013

FAIRE DES CHOIX POUR DEVENIR UN FLEUVE

Pourquoi traiter les salariés comme des enfants, et non pas comme des adultes ?
Laissez-moi vous parler d’une autre entreprise étonnante, Semco, une entreprise brésilienne, reprise et développée par Ricardo Semler. Entre 1983 et 2003, son chiffre d’affaires est passé de quatre à deux-cent douze millions de dollars, et ses effectifs de 90 à 3000 personnes. Une des recettes de son succès : aucune décision centralisée, chaque développement est né d’une initiative locale (1). Pour qu’un projet soit autorisé, il suffit à son promoteur de démontrer qu’il est possible et rentable. Pas besoin pour cela de tirer des plans à long terme, ni de prouver que le business correspondant est important. Non, il suffit de montrer qu’il est possible de le lancer sans perdre d’argent. Ensuite tous les ans, il devra prouver à nouveau qu’il est juste de la poursuivre, ce au travers d’une question simple : si Semco n’était pas dans ce métier, se lancerait-elle dedans ? Si la réponse est non, on plie bagage.
Autre remarque de Ricardo Semler : pourquoi traiter les salariés comme des enfants, et non pas comme des adultes. « En dehors de l'usine, les ouvriers sont des hommes et des femmes qui élisent le gouvernement, servent dans l'armée, dirigent des projets communautaires, construisent et élèvent des familles, et prennent des décisions chaque jour au sujet du futur. Des amis sollicitent leurs avis. Des vendeurs les courtisent. Des enfants et des grands-parents les respectent pour leur sagesse et leur expérience. Mais dès qu'ils sont dans l'usine, l'entreprise les transforme en adolescents. Ils doivent porter des badges avec leurs noms, arriver à une heure précise, se mettre en ligne pour pointer ou aller manger, demander la permission pour aller aux toilettes, donner plein d'explications chaque fois qu'ils sont cinq minutes en retard, et suivre des instructions sans poser de questions. » (2)

Évident et troublant, non ? Mais, est-ce si simple ? Peut-on construire une entreprise résiliente sur la seule promotion de la responsabilité individuelle et la capacité à saisir tout ce qui se présente, quitte à l’abandonner dès que cela n’en vaut plus la peine ? Peut-on appliquer ces principes pour construire un leader mondial ?

Se focaliser pour pouvoir être mondial
Peut-on construire une entreprise résiliente sur la seule promotion de la responsabilité individuelle et la capacité à saisir tout ce qui se présente, quitte à l’abandonner dès que cela n’en vaut plus la peine ? Peut-on appliquer ces principes pour construire un leader mondial ?
Je ne crois pas, et d’ailleurs, si Semco est incontestablement une réussite (3), elle n’est pas devenue un leader, et est restée locale. En fait, chacune de ses unités est au service d’une entreprise mondiale dont elle a assurée le succès au Brésil, prenant sa dîme au passage : Rockefeller pour l’immobilier, Johnson Controls pour la gestion des aéroports et des hôpitaux ou Environmental Resources Management pour les services à l’environnement.
Pourquoi donc ce qui est vrai au début, à la naissance d’une entreprise ou d’une innovation, devient insuffisant par la suite ? Pourquoi agir sans bien savoir pourquoi on le fait, sans vision projective, est insuffisant ? Pourquoi, en d’autres mots, la réflexion stratégique, est-elle nécessaire ?
Parce que dans le Neuromonde qui est le nôtre, les leaders sont mondiaux et arrivent à opérer de façon synchrone, tout en tirant parti des spécificités locales. Ceci ne peut pas se faire sans focalisation et adhésion collective à la même vision : Air Liquide a réussi à s’imposer en évitant la dispersion, L’Oréal en se centrant progressivement sur la beauté, 3M en ne sachant mondialiser ses innovations.
Si l’entreprise, à l’instar de Semco, se contente de saisir les opportunités qui se présentent, sans les trier, sans les hiérarchiser, si toutes les initiatives sont jugées bonnes pour peu qu’elles soient autoporteuses, rien n’est consolidé, et l’entreprise ne se renforce pas au fur et mesure de sa progression.

Dans mon livre précédent, les Mers de l’incertitude, j’évoquais qu’une entreprise devait avancer comme un fleuve, vers la mer qu’elle s’était choisie, et qu’ainsi, elle devenait chaque jour un peu plus forte. Pour prolonger et enrichir cette métaphore, je dirais que, si une entreprise ne sait pas se focaliser et clarifier sa stratégie, elle ne deviendra pas un fleuve, mais une rivière, c’est-à-dire qu’elle sera vassale d’autres entreprises : jamais elle n’atteindra de mer, et contribuera à ce que d’autres l’atteignent. C’est ce que fait Semco en aidant des multinationales à se développer au Brésil.
Acquérir une position forte et de premier niveau, ne peut pas se faire sans choix stratégiques. Ceux-ci ne se font pas ex nihilo, mais en comprenant ce que l’on a commencé sans avoir procédé à des analyses préalables. 
L’Oréal a pu devenir un leader mondial de la cosmétique qu’en abandonnant Monsavon et en se focalisant sur la beauté ; Georges Claude, avec son associé Paul Delorme a su rapidement lancé mondialement ce qu’il avait trouvé par hasard ; Mark Zuckerberg n’a eu qu’une obsession : comprendre pourquoi Facebook se développait, et l’améliorer chaque jour un peu plus…
Prendre le temps d’observer ce qui se passe, d‘analyser même ce qui nous dépasse sans se perdre dans les détails… et se faire l’apôtre et le prophète de sa vision. Telles sont les conditions requises pour devenir un fleuve.
Voilà tout ce que je vais expliciter en détail dans mon livre, Les radeaux de feu, qui sortira en octobre prochain.

(1) How we went digital without a strategy de Ricardo Semler - Harvard Business Review - September-October 2000
(2) Managing without managers - Harvard Business Review - September-October 1989`
(3) Mais je reste troublé par l’absence de toute information chiffrée depuis 2003. Semco est-il toujours aussi performant aujourd’hui ?

(Article paru en 3 parties entre le 11 et le 13 juin 2013)

30 août 2013

RESPECTONS LE SACRIFICE DES ARBRES

Autres télescopages thaïlandais (1)
Après l’immersion au pays des Khmers, de leur passé merveilleux et de leur présent si pesant, me voilà de retour dans le calme et la paix de la campagne Nord Thaïlandaise.
Occasion de nouvelles promenades au cœur des bambous, d’une longue marche de cascade en cascade, d’apercevoir un Thaï en train de les escalader, et de surprendre de petits cochons qui s’épanouissaient dans une eau boueuse.
Mais surtout de découvrir à l’entrée du Golden Pavillon proche de Chiang Rai, un très beau texte dans lequel les constructeurs du Pavillon s’excusaient auprès des arbres qu’ils avaient dû couper pour le construire.
Le texte original est ci-joint en anglais, en voilà ci-dessous une traduction de mon cru :
« Pendant des décades, vous avez grandi en silence, dans le vert, peuplant les forêts. Vous avez connu les saisons, les oiseaux, le soleil, la rage des orages et la douceur des brumes.
Pardonnez ceux qui vous ont coupé, scié en poutres et planches,  et clouté tous ensemble. Ils vous ont arrachés à votre maison, à la forêt voisine pour faire de vous une structure étrangère à tout ce que vous aviez vécu.
Pardonnez-nous, nous aimons vos couleurs naturelles et le grain de vos textures et nous prendrons soin d’elles dans ce Grand Hall. Votre essence ne sera pas pervertie, et chaque coupe, chaque entaille seront faites en harmonie et avec vénération.
Que ceux qui passeront par ces halls y apprécient le calme vivant de la nature, issu du sacrifice d’un million d’arbres. »

28 août 2013

NAISSANCE DES ENTREPRISES ET DES IDÉES

Des idées qui ne nous emmènent pas là où nous pensions aller
Tout au début du vingtième siècle, Georges Claude, ingénieur chimiste, invente l’acétylène dissous, mais le développement de cette innovation est bridé par le prix trop élevé du carbure de calcium. Il pense alors pouvoir réduire ce dernier, en remplaçant l’électricité nécessaire à la fabrication du produit, par la combustion du charbon par l’oxygène. Sans succès. Mais du coup, il s’intéresse à l’oxygène et invente un nouveau processus de liquéfaction de l’air. C’est ce qui assure le décollage de son entreprise. Au passage, l’oxygène sauvera aussi l’acétylène dissous en lui apportant le débouché du soudage et du coupage. Ainsi la boucle est bouclée, et l’aventure d’Air Liquide a pu partir… mais pas du tout comme il l’avait prévu. La vision et la stratégie n’ont pas été conçues a priori, elles ont émergé du chaos et de l’enchaînement des actions. C’est ce qu’il résume lui-même : « La vérité, c’est que j’avais une idée, une idée pas fameuse, mais qui a eu quand même d’utiles conséquences, comme il arrive parfois aux plus mauvaises idées. »
En 1902, cinq hommes d'affaires de Two Harbors dans le Minnesota fondent la société Minnesota Mining & Manufacturing (3M). Leur objectif : exploiter une mine dont ils pensent qu'elle renferme un corps minéral idéal pour la fabrication de papier de verre et de meules. Mais ce corps minéral s'avère de piètre qualité, et trois ans après, 3M part s'installer à Duluth pour se concentrer sur la fabrication de papier de verre. Encore cinq ans et surtout des années difficiles, 3M quitte Duluth pour St Paul dans le Minnesota. Enfin, les innovations techniques et commerciales commencent à porter leurs fruits et, en 1916, 3M verse son premier dividende. Pouvaient-ils imaginer qu’ils prendraient successivement pied en 1925 dans les rubans adhésifs, le célèbre scotch, dans les années quarante dans les rubans magnétiques, en cinquante dans les tampons de récurages, puis pêle-mêle dans les produits pour la radiologie, le contrôle d’énergie, le marché des bureaux, les produits pharmaceutiques modificateurs de la réponse immunitaire, et le fameux post-it ? Pas vraiment… Un point commun, l’innovation, et la capacité à la décliner mondialement dans des applications multiples. L’art de construire de grands chiffres d’affaires en agglomérant des multitudes de niches.
Rappelez-vous ces fourmis de feu qui apprennent à construire des radeaux pour survivre sans que l’on sache bien comment, et qui sont capables de s’agripper les unes aux autres dès qu’elles sentent l’inondation arriver. Certes à nouveau nous ne sommes pas des fourmis, mais il y a plus de proximité entre la réalité de la naissance d’Air Liquide ou de 3M et leurs radeaux, qu’avec les matrices d’analyse stratégique du Boston Consulting Group ou de McKinsey, ou la recherche de « Patterns » de Mercer Management Consulting. Toujours la capacité humaine de trouver a posteriori des explications à ce qui a émergé sans volonté claire et maîtrisée.

Commencer sans vision
Un jour de 1907, au fonds d’un garage, Eugène Schueller, jeune chimiste de vingt-six ans, met au point une formule de synthèse à base de composés chimiques inoffensifs permettant de teindre les cheveux. Le fait-il parce qu’il sait que c’est la première étape nécessaire à la naissance du futur leader mondial de la beauté ? A-t-il, des heures durant, rempli des feuilles et des feuilles de calcul sur son cahier – malheureusement pour lui, la magie des tableurs excel n’existait pas encore, et c’est à la main qu’il aurait dû les faire… – pour identifier précisément quel serait le marché à cinq et dix ans, et son besoin de trésorerie ? Je ne crois pas … En 1929, il achète Monsavon. Avait-il compris alors que cette base était nécessaire pour lancer avec succès en 1936 le shampooing Dop et Ambre Solaire, puis, grâce à la trésorerie dégagée par sa vente au début des années soixante-dix, pour permettre à L‘Oréal d’investir dans le développement de Lancôme ? Non, n’est-ce pas…
Sautons maintenant à l’ère contemporaine, celle qui est peuplée de spécialistes en stratégie et de financiers aguerris qui savent lire de la boule de cristal des tableurs excel, et des modèles mathématiques sans cesse plus perfectionnés.
En octobre 2003, Marc Zuckerberg, étudiant à Harvard, pirate la base de données de l’Université pour en extraire les photos des étudiants et étudiantes. Pourquoi cela ? Juste pour créer un jeu en ligne qui permet à chaque étudiant de voter parmi les photos présentées deux par deux, et dire celle qui est « hot », et celle qui ne l’est pas. Le succès est foudroyant et immédiat : tous les étudiants se précipitent pour voter. Mais, face au tollé des victimes et à l’illégalité du piratage initial, le site est rapidement fermé par l’administration. Impressionné par son succès largement imprévu, quelques mois plus tard, en février 2004, avec quelques amis, il récidive en lançant un nouveau site, cette fois, plus sophistiqué qui permet aux étudiants d’échanger entre eux. En mars, il est étendu aux Universités de Stanford, Columbia et Yale : Facebook est lancé.
A-t-il alors une vision de l’importance future et mondiale des réseaux sociaux ? A-t-il procédé à une étude montrant qu’un outil manquait ? A-t-il procédé à des tests multiples ? A-t-il la volonté de révolutionner le monde de l’informatique ? Fort de la puissance des tableurs, a-t-il modélisé combien sa croissance serait fulgurante ? Sait-il que six ans plus tard, Facebook serait un des leviers des révolutions arabes ? Se voit-il l’introduisant en bourse huit ans plus tard pour plus de cent milliards de dollars ? Pas vraiment… Non, il croît simplement à son projet, et, si la légende est exacte, au départ, y voit un moyen de s’amuser et de sortir de son isolement. D’ailleurs lui-même dit, parlant du premier site : « Une chose de sûre, c’est que je suis un salaud d’avoir fait ce site. Mais, bon, quelqu’un devait le faire de toute façon… ». Et quand il lance le deuxième, il n’imagine pas avoir plus que quelques centaines d’inscrits. Ils furent nettement plus de mille au bout de vingt-quatre heures…

Attraper le futur plus par instinct que par logique
Je pourrais multiplier les exemples à l’infini : à chaque fois, quand un entrepreneur se lance, ce n’est ni au vu d’une stratégie claire, ni d’un business plan détaillé. Non, c’est parce qu’il en ressent le besoin en lui, et qu’il saisit l’idée qui se présente, celle à laquelle il croît. Pourrait-il expliquer pourquoi il agit ainsi ? Très probablement pas. Mû par ses pulsions, poussé par ce qui émerge de ses processus inconscients, il sait qu’il doit le faire. Bien sûr, il n’avance pas tête baissée, et mobilise ses processus conscients pour trouver les moyens d’avancer, mais ce n’est pas ce qui l’a fait démarrer.
Ensuite ce qui fait la différence, c’est la capacité à observer ce qui advient, passer du temps à identifier pourquoi ceci marche et ceci non, savoir s’entourer, trouver les capitaux nécessaires, et avancer le plus vite possible. Et cette alchimie est rare et exceptionnelle : toutes les innovations chimiques involontaires ne donnent pas naissance à des multinationales et des leaders mondiaux dans leur secteur ; toutes les bricolages faits dans des garages ne se transforment en des L’Oréal bis ; toutes les frustrations initiales ne font pas de ceux qui les subissent des milliardaires.
Mais mon propos est de noter que, dans son étape initiale, aucune entreprise naissante n’a une stratégie claire, ou, si elle en a une, ce n’est pas celle qu’elle suivra et qui l’amènera à réussir. Comme pour les radeaux des fourmis de feu, la solution émerge sans qu’elle soit pensée a priori, et si l’on attrape son voisin, c’est plus par instinct et intuition inconsciente, qu’à cause d’une pensée structurée et réfléchie.
D’ailleurs, ce qui est vrai dans ces moments initiaux, l’est encore souvent plus tard.

Croire au futur au-delà des analyses immédiates
Savez-vous qu’en 1927, Harry Warner, un des quatre frères Warner à l’origine des studios Warner Bros, affirma : « Qui pourrait bien avoir envie d’entendre les acteurs parler ? », et qu’en 1943, Thomas Watson Président d’IBM dit : « Je pense qu’il y a la place pour peut-être cinq ordinateurs dans le monde entier ». Pourtant quelques années plus tard, leurs entreprises devenaient des leaders mondiaux grâce à ces innovations jugées au départ par eux sans potentiel.
En 1964, Spencer Silver, un chimiste de 3M, invente en s’amusant, une drôle de colle qui ne colle qu’à elle-même. Faute d’applications, elle échoue dans un placard. En 1974, Art Fry, un collègue de Silver, a l’idée d’utiliser cette colle pour fixer les signets qu’il utilise comme marquer les psaumes dans son hymnaire. Non seulement, cela marche, mais il peut même les repositionner. Reste à améliorer le procédé et à trouver comment lancer le produit, ce qui prendra encore quatre ans. Ce n’est qu’en 1978 que le produit est testé avec succès et qu’el 1980 qu’il prend le nom de post-it. Vous connaissez la suite…
A la fin des années soixante-dix, les ingénieurs de Sony Electronics développent le Pressman, un prototype pour permettre aux journalistes d’enregistrer facilement leurs interviews. Mais pas moyen d’arriver à une qualité sonore suffisante pour faire ensuite la transcription, aussi ce prototype est mis au rebut, et ne sert aux ingénieurs qu’à écouter de la musique dans leur bureau. Un peu plus tard, parce que Masaru Ibuka, co-fondateur de Sony, veut pouvoir écouter de la musique dans les avions lors des vols long-courriers, ces ingénieurs reprennent ce prototype, suppriment toute fonction d’enregistrement et le dotent d’un casque. Impressionné par le résultat, Ibuka en parle à son collègue Akio Morita. Celui-ci se tourne vers les équipes marketing qui lui disent que l’idée n’a pas d’avenir : qui pourrait bien avoir envie de marcher dans la rue en écoutant la musique au travers d’un casque ? Les revendeurs ne croient pas non plus à un appareil qui ne sert qu’à écouter. Mais Akio et Masaru s’obstinent et font développer le produit. Le Walkman allait naître…
Ainsi l’émergence de la stratégie n’est pas l’apanage des petites entreprises : elle est aussi le cas des grandes. Est-ce à dire donc qu’il ne sert à rien de réfléchir à long terme et de se fixer un objectif ? Réussit-on simplement quand on a de la chance ? Les entreprises qui gagnent sont-elles juste celles qui ont eu la présence d’esprit d’amplifier et mondialiser ce qui était né par hasard ?
Je ne le crois pas… et même pas du tout.

(Article paru en 4 parties entre le 4 et 10 juin)

26 août 2013

« JE PENSE QU’IL Y A LA PLACE POUR PEUT-ÊTRE CINQ ORDINATEURS DANS LE MONDE ENTIER »

The Wisdom of Crowds – Patchwork
Quand un auteur américain remet en cause le mythe de l’homme miracle et tout puissant…
Voici un patchwork réorganisé sous des sous-titres de mon cru et traduit par mes soins…
Il est impossible d’avoir raison dans l’incertitude
Nous avons tous l’habitude des prévisions absurdes faites par les rois du business : Harry Warner, disant en 1927 : « Qui pourrait bien avoir envie d’entendre les acteurs parler ? », ou Thomas Watson d’IBM en 1943 : « Je pense qu’il y a la place pour peut-être cinq ordinateurs dans le monde entier ».
Conseco a fait faillite, et ses actions ne valent plus qu’un penny. Des histoires identiques peuvent être racontées sur les dirigeants qui ont piloté Kodak, Xerox, AT&T, Lucent, et pas mal d’autres… Le point n’est pas que ces dirigeants sont stupides. En fait, c’est exactement le contraire. Ces personnes ne sont pas passées de brillantes à stupides en une seule nuit. Ils étaient intelligents et expérimentés à la fin comme au début. C’est juste qu’ils n’avaient jamais été assez expérimentés pour donner la bonne réponse à chaque fois, probablement parce que personne ne l’est.
Alchian n’a pas dit que les hommes d’affaires les plus performants sont chanceux, ni que le talent ne compte pas. Mais il a dit qu’il est difficile de savoir si une entreprise continuera à réussir aussi bien.
Il suffit de règles simples pour fédérer efficacement un groupe
On peut dire que la culture permet aussi la coordination, ce en établissant des normes et des conventions qui régulent les comportements.
Chaque étourneau agit de son propre chef, en suivant quatre règles : 1) rester aussi près que possible du centre ; 2) rester à une distance de deux à trois fois la largeur de son corps, de son voisin ; 3) ne heurter aucun autre étourneau ; 4) si un faucon plonge sur lui, s’écarter. Aucun étourneau ne sait ce que les autres oiseaux vont faire. Aucun étourneau ne peut demander à un autre oiseau de faire quelque chose. A elles seules, ces règles permettent à la volée de se déplacer dans la bonne direction, résister aux prédateurs, et se regrouper après s’être divisée.
La solitude ne conduit pas à la performance
Ce qui est surprenant dans le succès des collaborations entre les laboratoires (pour la recherche sur le virus SRAS) est qu’absolument personne ne les avait en charge.
Puisque la science est devenue de plus en plus spécialisée et que les sous-thèmes à l’intérieur de chaque discipline ont proliféré, il est devenu difficile à une seule personne de savoir tout ce qu’il faut savoir.
Face à l’incertitude, le jugement collectif d’un groupe de dirigeants est meilleur que celui du meilleur des dirigeants… Un groupe relativement petit d’individus disposant d’informations variées et faisant des hypothèses sur la probabilité de voir des événements incertains se produire, aboutit, si l’on agrège leurs jugements, à une décision presque parfaite.
Sans confiance, il n’y a ni société, ni croissance
Depuis des siècles, le capitalisme a évolué vers plus de confiance et de transparence, et moins de comportements égoïstes. Ce n’est pas une coïncidence si cette évolution a apporté plus de productivité et de croissance.
Plus important, les coûts à mettre en place pour une transaction auraient été exorbitants, si l’on avait dû investiguer chaque accord, et s’appuyer sur la menace d’une procédure judiciaire pour tout contrat. Pour qu’une économie prospère, ce qui est nécessaire n’est pas la foi aveugle dans les bonnes intentions des autres – la vigilance de l’acheteur reste une réalité importante –, mais la confiance basique dans les promesses et les engagements que chacun fait concernant les produits et les services.
Comme l’économiste Stephen Knack l’écrit, « le type de confiance qui est incontestablement favorable à la performance économique d’un pays, est la confiance entre étrangers, ou plus précisément entre deux résidents de ce pays, pris au hasard. Notamment dans des populations vastes et mobiles où la connaissance mutuelle et les effets de la réputation sont limités, une part importante des transactions mutuellement bénéficiaires impliquera des parties sans aucuns liens personnels préalables. »
Sans confiance, pourquoi payer ses impôts ?
Pour comprendre pourquoi les gens paient leurs impôts, il y a trois choses qui comptent. La première est d’avoir confiance, en un certain sens, dans ses voisins, et de croire que, généralement, ils agiront correctement et feront face à leurs obligations raisonnables… Couplé à cela, mais il s’agit d’un autre point, est la confiance dans le gouvernement, qui consiste en la confiance que le gouvernement dépensera intelligemment, et dans l’intérêt national l’argent collecté… La troisième sorte de confiance est celle que l’État trouvera et punira les coupables, et évitera de punir les innocents.
Une autre façon de le dire, est que le bon fonctionnement d’un système fiscal nourrit son bon fonctionnement. Et j’affirme que ce feed-back positif qui est à l’œuvre est un des comportements coopératifs les plus performants. Après tout, le mystère de la coopération est que Olson avait raison : il est rationnel d’agir en solitaire. Et pourtant, la coopération, que ce soit à petite ou à grande échelle, pénètre toute société saine.
(Article paru en 2 parties les 14 et 15 mai)

23 août 2013

CACHÉES

Angkor et Encore (3)
Voilà déjà quelques minutes que j’avance dans la jungle cambodgienne, ce sur une piste tout à fait aménagée, quand le bruit sourd du torrent et de ses cascades me parvient. Encore quelques pas, et les arbres se séparent pour laisser libre cours à un paysage fait d’eau et de rocs.
Au premier coup d’œil, rien de particulier, un ruisseau parmi d’autres, un paysage où, comme à l’habitude, règnent les bambous et le vert.
Pourtant si votre regard se fait plus attentif et moins superficiel, s’il ne s’arrête plus à la surface de l’eau, mais plonge à l’intérieur, s’il s’intéresse aux aspérités sur lesquelles le courant rebondit, vous y découvrirez une constellation de sculptures polies par le temps.
A Kbal Spean, les ouvrages de hommes ne sont pas superstructures, ils n’habillent pas des colonnes ou des frontons, non, ils tapissent le fond des cours, et se cachent dans les profondeurs.
Ici, des divinités et des crocodiles sur lesquels rebondit un tourbillon d’eau. Là, des plots et des formes géométriques qui dessinent un tableau géométrique.
Qu’est-ce qui a bien pu conduire ces artistes d’antan à écrire en creux leurs créations ? Pourquoi les avoir cachées de la sorte ?
J’imagine quelque raison pratique, et je transforme ce plan d’eau en une salle de bain, dotée d’un tapis de bain antidérapant.
Peut-être que ces crocodiles ne sont pas des sculptures, mais de vrais animaux transformés en pierre par quelque divinité lointaine.
Une pluie de mousson torrentielle interrompt le cours de mes pensées. Le rideau vertical vient compléter le flux horizontal, créant de nouvelles projections. Lessivé par les images, mes rêveries et la violence de l’orage, je quitte cette exposition aquatique et me replonge dans la jungle…
A Baphuon, les hommes ont été pris à leur propre piège, aux conséquences de leur présomption à vouloir lutter contre le déroulement du temps.
Parce que le temple menaçait de s’écrouler, parce qu’ils croyaient qu’en le démontant, ils pourraient le consolider, ils ont patiemment ôté pierre après pierre, en prenant garde de les numéroter et de dessiner un plan d’ensemble.
Mais la guerre et l’invasion des khmers rouges sont passées par là, et les plans ont été perdus.
Depuis lors, gît un puzzle géant de 300 000 pièces. Ne reste plus que le souvenir d’un temple qui existait, il y a encore quelques années, et un tas de pierres que l’imaginaire de chacun peut s’amuser à assembler…

21 août 2013

COMPRENDRE CE QUI ÉMERGE ET DIRIGER SANS DÉCIDER

Les radeaux des fourmis de feu
Voici un extrait court de mon interview du 9 avril 2013 sur Radio Notre Dame, où j'explique comment les fourmis de feu construisent des radeaux vivants pour survivre aux inondations.



(Article paru le 13 mai 2013)

19 août 2013

LA LOGIQUE AVANT LE MAL

Quand le meilleur côtoie le pire
Les hasards des méandres de Facebook m’ont donné accès à une image étrange : selon celle-ci, un des philosophes clés du vingtième siècle, Ludwig Wittgenstein a été « camarade » de classe d’un autre autrichien, encore malheureusement plus célèbre, Adolf Hitler.
Cette information est confirmée sur Wikipedia. On y trouve même une note relative au livre de Kimberly Cornish, Wittgenstein contre Hitler, dont la thèse très controversée suppose qu'ils se connaissaient, et que Hitler aurait nourri pour Wittgenstein une aversion à l'origine de son antisémitisme et donc de la Shoah.
Ce n’est pas cette hypothèse polémique que je m’intéresse, mais simplement le hasard de cette coïncidence : savoir que celui qui est à l’origine d’une des pensées les plus riches et porteuses d’avenir, a été assis aux côtés de celui qui allait conduire une partie de l’humanité dans une apocalypse barbare est troublant.
La synchronicité ne s’arrête d’ailleurs pas là, puisque la publication du Tractatus logico-philosophicus ne précède que de quelques années celle de Mein Kampf : la naissance de l’idéologie du mal se faisait en même temps que celle de la logique. Ou plus exactement la logique a précédé de peu celle du mal. Où est la logique ?
Il n’y a évidemment rien à conclure d’un tel rapprochement, à part de dire que les chemins de la vie amènent des télescopages étonnants.
Je vais finir en donnant la parole au seul qui mérite de la garder, à savoir évidemment Ludwig Wittgenstein, et ce au travers de quelques citations qui illustrent bien l’ironie de la situation :
« Je me rappelle parfaitement que, quelques temps avant ma naissance, je croyais que... »
« Mais si l'on dit : « Comment pourrais-je savoir ce qu'il veut dire, puisque je ne vois que les signes qu'il donne », je répliquerai : « Comment pourrait-il se savoir ce qu'il veut dire, puisque lui aussi n’a à sa disposition que ces signes ? » »
« Est pourvue de sens la phrase que l'on peut non seulement dire, mais aussi pense. »
« Le rêve se produit-il vraiment pendant le sommeil, ou est-il un phénomène imputable à la mémoire de l'homme réveillé ? »
Et évidemment pour finir sa célèbre conclusion de son Tractatus, qui est là tellement opportune :
« Ce dont on peut parler, il faut garder le silence. »
(Article paru le 6 mai 2013)

13 août 2013

L'INCERTITUDE EST UNE BONNE NOUVELLE

Interview par Vincent Neymon sur Radio Notre Dame 9 Avril 2013
Le 9 avril dernier, j’ai été l’invité du Grand Témoin sur Radio Notre Dame. Cette interview menée par Vincent Neymon m’a permis d’aborder bon nombre des sujets qui me sont chers.
Voici mis en ligne la totalité de cette émission illustrée par quelques images et vidéos de mon cru :
La première partie porte sur les thèmes suivants :
- Pourquoi l'incertitude est une bonne nouvelle
- Qu'est-ce que le Neuromonde
- Portrait de Robert Branche par Marion Duchêne
- On ne peut pas comprendre ce qui est nouveau
- L'histoire des radeaux des fourmis de feu
- La confiance

Dans la deuxième, je parle de :
- Vision, pragmatisme et confiance
- Le lâcher-prise qui n'est pas le laisser-faire
- Diriger n'est pas décider
- Les matriochkas stratégiques de L'Oréal
- Nous sommes d'abord des êtres massivement "inconscients"
- Mon quasi-décès



(Article paru le 23 avril 2013)

9 août 2013

ANGKOR ENCORE EN CONSTRUCTION

Angkor et Encore (2)
Au bord d’Angkor Wat, un guetteur est figé de toute éternité. Indifférent à ce qui l’environne, il reste stoïque. Pour bien montrer le mépris qu’il ressent vis-à-vis de la masse des touristes qui se pressent à l’entrée du temple, il leur tourne le dos, laissant sa croupe signifier ce qu’il en pense.
En est-il ainsi depuis l’origine ? Ou dans des temps immémoriaux, faisait-il face à ceux qui pénétraient en ces lieux magiques ? Était-il alors le sourire du gardien bienveillant qui les accueillait ? S’est-il un jour retourné vers l’eau, par fatigue, par ennui, ou par jeu ?
Quoi qu’il en soit, je le comprends. Une telle paix respire de la contemplation de ce paysage.
Doucement, sans bruit, pour ne pas le fâcher, je me glisse à ces côtés, m’assieds sur le sol et laisse glisser mes jambes le long du rebord.
Longtemps, sans nous parler, nous resterons côte à côte, nos regards perdus dans les eaux…
Équilibre improbable de cette colonne qui soutient encore – mais pour combien de temps – la corniche de pierre. La précarité de l’assemblage apporte une beauté insolite à l’extrémité de ce temple, situé au sein de l’ensemble Banteay Kdei.
Mais ma vision n’est-elle pas erronée ? Pourquoi croire que le temple est en train de s’effondrer, et que ce que je vois en est la démonstration ? Pourquoi imaginer un passé reluisant, devenu virtuel et absent ?
Après tout, rien ne me dit que ce n’est pas l’inverse. On vient peut-être de glisser cette colonne sous la corniche. Il faudrait que je revienne dans quelques jours ou quelques mois, pour voir si, oui ou non, la construction a avancé.
J’aime rester dans ce doute et cette incertitude. Le futur m’appartient, tant que je ne le connais pas. Je vois bien que tous les touristes qui m’entourent, sont accompagnés de guides qui leur racontent l’histoire du lieu. Pourquoi ont-ils donc ce besoin, et pourquoi ne s’abandonnent-ils pas aux flux de leurs imaginations et leurs rêveries ?
Autre temple, autre rêverie. À Ta Prohm, les arbres sont les sculptures qui habillent les murs et les parois.
Ils sont assis sur le rebord du mur, et leurs racines, telles des jambes, plongent le long des parois verticales. Leurs troncs émergent, et tout en haut, leurs frondaisons dominent la scène.
Souvenir de mes cours de construction, où l’on m’apprenait pourquoi il fallait mettre des fers à l’intérieur du béton. Si mes souvenirs sont exacts, ils apportent la cohésion en mettant sous tension de béton, tout en apportant une certaine souplesse.
Les arbres me semblent faire de même. Ils sont les fers des temples de Ta Prohm. Des fers vivants qui se rient de la rouille, et se nourrissent au plus profond du sol.
Qui sait, peut-être aussi ont-ils extrait du sol les pierres ? Je les vois comme les architectes, les ingénieurs et les ouvriers. Ils ont dessiné les plans, fait les calculs, et assembler les pierres. Le temple n’est pas détruit par les arbres, il est construit par eux.
C’est un de ces arbres qu’il faut que je ramène à Banteay Kdei pour terminer la colonne et la corniche…

7 août 2013

LA DÉMOCRATIE DES ABEILLES

Danser pour se parler
Si jamais vous voyez une abeille danser, ne croyez pas qu’elle est prise de folie, un rêve de mini Noureev en quelque sorte,  non, elle est en train de parler avec ses sœurs : Karl von Frisch, éthologiste allemand et prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973, a montré que les abeilles se servaient de la danse pour communiquer entre elles.
Par les modalités des mouvements qu’elles effectuent, elles indiquent à leurs congénères l’intérêt de ce qu’elles ont découvert, la direction dans laquelle cela se trouve, ainsi que la distance.
C’est ainsi par exemple que la découverte de fleurs particulièrement riches en pollen peut être transmise au sein de la ruche.



Mais il y a encore plus surprenant : grâce à leur danse, les abeilles échangent des informations entre elles, et choisissent par un vote majoritaire, le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche. Cette capacité collective mise en évidence et analysée par Thomas D. Seeley est tout à fait spectaculaire…

L'intelligence répartie des abeilles
La danse des abeilles est aussi le support d’un processus démocratique :
- Quand la recherche d’un emplacement pour une nouvelle ruche est rendue nécessaire, quelques dizaines exploratrices partent explorer les environs à la recherche d’une cavité présentant les caractéristiques requises (taille de la cavité, position et taille de l’ouverture, distance par rapport au sol). Elles prospectent à des distances pouvant aller à quelques kilomètres.
- Quand elles en découvrent une, elles reviennent et expriment par une danse, l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, ainsi que sa position. Les exploratrices qui ne sont pas encore parties, ou celles qui, après avoir indiqué le résultat de leur recherche, étaient devenues spectatrices, regardent ces danses et choisissent la proposition qui leur semble la plus intéressante. Elles partent alors à leur tour à la découverte de cet emplacement, et mènent leur propre évaluation. Elles reviennent ensuite et dansent à leur tour.
- Ainsi de proche en proche, les meilleurs emplacements recrutent un nombre croissant d’exploratrices les supportant. Quand un des emplacements est supporté par un nombre d’exploratrices qui dépasse un certain quota, la décision de le choisir est enclenchée, et l’ensemble de la ruche décolle, guidée par les exploratrices qui savent où il se trouve.
Des études ont montré que ce processus de décision collective correspondait à celui du cerveau des animaux plus sophistiqués : « Ces systèmes sont fondamentalement similaires à ceux des systèmes cognitifs élaborés par la sélection naturelle pour être capables d’acquérir et de traiter des informations afin de prendre des décisions. (…) Le processus de décision d’un essaim d’abeilles fonctionne fondamentalement de la même façon qu’un cerveau de singe. » 1
Ainsi l’essaim est une entité qui a globalement les capacités cognitives qui seront plus tard celle d’un individu seul, individu qui sera le fruit de l’évolution : la colle sociale a anticipé la sophistication future.



(1) Thomas D. Seeley, Honeybee Democracy

(Article paru en 2 parties les 18 et 22 avril 2013)

5 août 2013

NAISSANCE DES RADEAUX DE FEU

Peut-on comprendre ce qui émerge et diriger sans décider
A la rentrée d’octobre sortira mon nouveau livre. Pourquoi attendre six mois alors qu’il est aujourd’hui terminé ? Parce que je veux lui laisser le temps de « se reposer », et que je rédigerai la version finale cet été. Volonté de pouvoir le peaufiner et lui adjoindre quelques dernières réflexions.
Mais son contenu est d’ores et déjà figé, ainsi que son titre et sa couverture (cf. la photo ci-jointe).
Pourquoi ce titre « Les radeaux de feu » ? Parce que la métaphore centrale de mon livre est l’histoire des fourmis de feu et de leur capacité à créer collectivement un radeau pour survivre aux inondations, histoire que j’ai résumée dans mes articles de mercredi et jeudi dernier (voir La force de la tribu des fourmis et Peut-on être sauvé par ce que l’on ne comprend pas ?). Soyons clair, il n’est évidemment pas question d’assimiler les hommes à des fourmis : c’est seulement le principe collective de cette propriété émergente qui est centrale.
Sans surprise, ce livre est un prolongement de mes livres précédents, et les lecteurs assidus de mon blog peuvent avoir une idée de son contenu.
A l’origine de ce livre, se trouve une double interrogation :
- Pourquoi pense-t-on le management des entreprises comme si celles-ci étaient un produit hors-sol, né de nulle part ? Ne serait-il pas plus pertinent de chercher à l’inscrire dans l’évolution du monde depuis son origine ? Ou formulé autrement, ne sont-elles pas plus le produit du monde, que celui des hommes ?
- Quelle est l’importance de la décision dans la direction des entreprises ? Est-ce que le poids des décisions d’un dirigeant est essentiel, ou sont-elles finalement peu de choses dans la marée des décisions quotidiennes prises de toutes parts ? Si oui, peut-on diriger sans décider, ou presque ?

Un voyage au pays de l'incertitude, des emboîtements et des émergences
Pour lire et découvrir la totalité de mon livre, il vous faudra donc attendre encore six mois. En forme d’apéritif, je vais en évoquer déjà le plan.
Il est composé de deux parties de taille sensiblement égales.
Dans la première, je dresse le récit des quelques quinze milliards d’années qui se sont écoulées depuis le Big Bang. J’y suis à la recherche de constantes qui pourraient sous-tendre son évolution, constantes qui seront ensuite utiles dans la deuxième partie.
Nous y passons successivement au travers du monde minéral, végétal, animal, humain et enfin du Neuromonde, le nouveau monde de la connexion qui est devenu le nôtre. Au sortir de ce voyage, vous verrez que trois mots en sont au cœur : incertitude, emboîtement et émergence…
Dans la deuxième partie, je commence par repositionner l’entreprise comme étant inscrite dans cette évolution, et donc comme un emboîtement pris dans l’incertitude et les émergences.
Ensuite, je m’y interroge sur la capacité à la diriger dans un tel contexte et tente d’apporter une réponse :
- Comment construire une stratégie résiliente : peut-on le faire au travers de matriochkas stratégiques ?
- Comment agir au quotidien : peut-on définir et construire une ergonomie des actions émergentes ?
- Quel profil pour le dirigeant : comment aller vers un dirigeant porteur de sens et de compréhension ?
Introduction du livre
Quand je lis des traités sur le management des entreprises, j’ai souvent l’impression que leurs auteurs considèrent que l’entreprise est une entité tombée du ciel, née pour toujours et qu’émettre des critiques la concernant est un crime de lèse-majesté.
A croire que les penseurs du management sont créationnistes, et nient l’évolution ! Penseraient-ils qu’un Deus ex-machina est venu déposer une entité parfaite au milieu des hommes ? Car enfin, l’entreprise n’est née qu’il n’y a que quelques centaines d’années, et moins de deux cents ans pour sa forme actuelle, c’est-à-dire rien au regard de l’histoire du monde qui se compte en milliards d’années pour les temps du minéral et végétal, et en centaines de milliers pour l’homme.
Pour ma part, ne croyant pas que l’entreprise soit un produit hors-sol ou qu’elle ait surgi du néant, je la vois comme une construction contingente, issue d’un passé dont on ne peut faire table rase. Elle n’est pas réellement un construit des hommes, elle est un construit du monde. Donc pour comprendre l’entreprise, il faut comprendre le monde.
Voilà pourquoi mon livre accorde une place importante au récit de ces presque quinze milliards d’années qui ont vu naître successivement le minéral, le végétal, l’animal, l’homme, et tout récemment notre neuromonde, ce monde de l’interdépendance et de la connexion.
Je ne vais pas y prendre parti quant au caractère originel ou non du Big Bang. Je laisserai ce point aux experts, me contentant d’un récit depuis cette origine.
Je ne chercherai pas non plus à y être exhaustif, mais m’arrêterai sur les points saillants, soit parce qu’ils sont les témoins des lignes de force de l’évolution, celles que l’on retrouve dans les entreprises, soit parce qu’ils sont des ruptures signifiantes.
J’y montrerai que ce qui tisse et dirige cette évolution est le trépied de la croissance de l’incertitude, de la multiplication des emboîtements, et des émergences de nouvelles propriétés.
Afin de faciliter la lecture et de préparer le passage à l’entreprise, j’ai choisi d’émailler ce récit d’une série de commentaires sur l’entreprise, commentaires qui sont des embryons de ce qui sera repris et détaillé dans la deuxième partie.
Au cœur du monde animal, vous y découvrirez les fourmis de feu, ces êtres apparemment si minuscules, et pourtant capables de se transformer en radeau vivant, ces représentantes de la puissance d’une énergie collective, et de la petitesse d’un individu face à elle. Un appel à la modestie face à la force du groupe.
Certes nous ne sommes pas des fourmis, mais, comme une fourmi de feu peut, tout en ne sachant toujours pas elle-même nager, constater qu’elle participe à créer un radeau qui flotte, le dirigeant d’une entreprise ne devrait-il pas admettre que la puissance de celle-ci le dépasse et qu’il ne sert à rien de la contrôler ou de prétendre la comprendre ?
Cette modestie et cette lucidité ne sont pas du tout un abandon. Elles sont acceptation des limites, et le préalable à une action réelle et mature : le management par émergence est un levier puissant pour apprendre à utiliser et orienter ce que l’on constate et que l’on ne comprend pas. C’est se croire tout puissant tant dans la compréhension que dans l’action, qui conduit à l’inverse à l’impuissance réelle…
C’est à l’explicitation de cette nouvelle façon d’aborder le management que je consacrerai la deuxième partie de cet ouvrage, en abordant successivement l’élaboration de la stratégie et sa traduction en chemins stratégiques, l’ergonomie des actions émergentes, pour finir sur le profil du dirigeant et son mode d’engagement.
En route donc à la suite des radeaux de feu…

(Article paru en 3 parties entre les 15 et 17 avril 2013)