Les Matriochkas d’une stratégie résiliente (6)
Suffit-il d’avoir une vision claire à long terme, d’avoir trouvé un point fixe que l’on visera pour toujours (comme je l’explicitais dans mon dernier article) pour qu’il devienne effectivement l’ADN de l’entreprise ?
Non bien sûr ! En rester là, serait croire que l’on peut diriger par incantation : il ne suffit pas d’affirmer une vision ou une méta-stratégie pour que, par miracle, elle devienne réalité. En rester là, c’est à coup sûr la condamner à rester lettre morte, un vœu pieux issu des pensées d’un comité stratégique : affirmer n’est pas réussir, imaginer n’est pas agir. Si on se contente de laisser cohabiter ce point fixe avec les aléas de la vie, chacun continuera à agir comme si de rien n’était, et jamais l’entreprise n’avancera vers cette mer. Elle restera à tout jamais une utopie lointaine et inaccessible.
Si les actions réalisées ne sont pas effectivement mises en cohérence avec la méta-stratégie, si rien n’est fait pour se rapprocher, ne serait-ce que de quelques mètres, de sa mer, elle restera une vision théorique et fictive : elle doit s’incarner dans le réel, car une entreprise ne se nourrit pas ni d’utopies, ni d’idéaux, mais bien de chiffre d’affaires tangible !
Pour qu’une méta-stratégie en soit une, elle doit cesser d’être « méta », et devenir stratégie, c’est-à-dire servir de guide au quotidien de l’entreprise. Ceci ne peut pas se faire d’un seul coup, car il y a trop de distance entre la stabilité immuable de la mer et le chaos des actions immédiates : il faut une succession d’étapes, une série de poupées russes emboîtées, les matriochkas d’une stratégie résiliente.
Pour être plus explicite, poursuivons l’exemple de L’Oréal. Comme indiqué précédemment, sa méta-stratégie, sa mer, est la beauté.
À partir de là, L’Oréal a créé un cadre stratégique, avec trois niveaux de traduction et d’explicitation :
1. Elle a décidé de s’intéresser non pas à la beauté en général, mais à la beauté de la femme au travers des cheveux, de la peau et du parfum. Concernant la peau, il a été considéré que seuls les produits de soin en faisaient partie, excluant tout ce qui est savon. Ceci permet de définir les familles de produits auxquelles s’intéresser : coloration, shampooing, laque, gel, cosmétique, maquillage, parfums…
2. Afin d’assurer sa résilience face aux aléas liés aux canaux de distribution, L’Oréal veut être présent dans tous les circuits : grand public (hypermarchés, supermarchés, magasins populaires, grands magasins), salons de coiffure, pharmacie, parfumerie, vente à distance…
3. Pour chaque circuit de distribution, la présence se fera au travers d’au moins une marque mondiale, celle-ci s’appuyant sur une promesse spécifique, cohérente avec le circuit de distribution où on la trouve. Ceci repose sur la conviction qu’un circuit de distribution donné correspond à un certain type de client, ou plus précisément, puisqu’un même client peut, selon les moments, aller dans l’un ou l’autre circuit, à un certain type d’attente. La volonté d’avoir des marques mondiales est associée à la vision de l’importance de la communication, de la nécessité d’amortir les coûts de conception, et enfin de la progressive globalisation de la consommation. (…)
À côté du cadre stratégique, figurent les principes d’actions, c’est-à-dire ce qui définit des éléments de culture qui le complètent, aident à choisir les actions à entreprendre, et matérialisent des convictions managériales. Dans le cas de L’Oréal, j’en vois deux essentiels qui sous-tendent « refus de l’obsolescence ». Explicitons-les.
Le déterminisme du succès peut être formulé ainsi : ce qui a réussi quelque part n’a aucune raison de ne pas réussir ailleurs. Ceci ne signifie pas qu’un produit ou une idée doivent nécessairement rencontrer le même succès en un endroit quelconque du monde, mais que les fondamentaux qui les sous-tendent, oui : au marketing et aux équipes locales, de trouver la bonne adaptation. (…)
Le deuxième point a trait au refus d’abandonner un produit une fois qu’il a été lancé et a rencontré le succès : Elnett la laque star a été lancée en 1960, Mixa Bébé en 1969… et Ambre Solaire en 1936 au moment des congés payés ! Bien sûr ces produits ont évolué et ont fait l’objet de liftings réguliers, mais ils sont toujours là. (…)
Voilà donc l’entreprise dotée d’une méta-stratégie – la beauté –, d’un cadre qui précise les familles de produits auxquelles elle s’intéresse, et affirme la volonté de disposer d’un portefeuille de marques mondiales couvrant tous les circuits de distribution, chacune spécialisée dans un circuit donné, et de deux principes d’action.
Le troisième niveau, celui des chemins stratégiques, est la mise en œuvre du cadre : quelles sont exactement les marques et les marques-ombrelle que L’Oréal veut lancer et entretenir ? Pour chacune, quels sont sa promesse, son circuit de distribution, et la famille de produits qu’elle recouvre ? (…)
On a ainsi la constitution de matriochkas stratégiques très stables à l’extérieur, et de plus en plus malléables au cœur : des marques ombrelle dans des marques qui occupent un circuit de distribution et matérialisent le cadre stratégique, tout en respectant les principes d’action.