Extrait de mon livre « Coming in » : puzzle
"Jusqu’à présent, je m’étais contenté de vivre sans réfléchir, sans me retourner en arrière. Toujours dans l’action. Juste dans le flux. Comme un requin, par peur de manquer d’oxygène, je ne m’étais pas arrêté. Surtout pas. Courir, courir encore et encore. Un homme pressé.
Un souvenir ponctuel justement, celui de la scène où, dans le film "L’homme pressé", Alain Delon décidait d’acheter séance tenante une maison en exigeant de ses occupants de la quitter immédiatement. Je me rappelais avoir alors pensé : « Je pourrais faire pareil ». La même folie et le même mépris des autres. Était-ce moi cet homme pressé ?
Sur le balcon, face au Gange, à sa lenteur tranquille, à l’évidence de son flux, je voyais que mon passé m’avait échappé. M’échappait. Or comment faire mon coming in sans le fil d’Ariane de ma vie ?
Oui, le défi était là : arriver à retrouver en moi la clé ou les clés. Elle ou elles devaient être quelque part. Oubliées. J’étais la résultante de ce que j’avais vécu. Je devais l’être. Il le fallait.
Comme les personnages de la nouvelle de Jorge Luis Borges, je circulais sans fin dans ma bibliothèque de Babylone. J’errais dans les alvéoles, ouvrais au hasard un ouvrage, et désespérais d’y trouver une phrase qui aurait un sens. Quelque part, il y avait la réponse à mes questions. Où ? A chaque fois, ce n’était qu’une succession de lettres dénuée de sens. L’arrangement avait été élaboré par un démiurge malintentionné. Mais mon obstination et ma détermination ne fléchissaient pas.
Chacun des événements que j’avais vécus, chacune des émotions que j’avais ressenties avaient été décomposés. Devant moi, je n’avais qu’une myriade de particules disséminées dans le réseau quasi infini de mes neurones. Là un son, ici une couleur, plus loin une image, devant une odeur, derrière une sensation.
Comment trier ? Quoi avec quoi ? Quelle pièce pourrait s’emboiter avec celle-ci ?"