19 avr. 2018

LES CONSTANTES CACHÉES DE NOTRE MONDE

Derrière le chaos du monde... 
Essayez d’imaginer le monde sans nombres. Difficile non ? Nous avons grandi avec eux, et dès le plus jeune âge, avons appris à compter.
Pourtant, ce simple mécanisme n’est pas si naturel que cela. Compter suppose de distinguer, c’est-à-dire de séparer. Percevoir les différences entre eux et identifier chaque objet en tant que tel. Mais compter suppose aussi de réunir : dénombrer, c’est définir que des objets appartiennent à une même catégorie, distincte du reste. Distinguer et réunir.
Par exemple, pour pouvoir dire qu’il y a 4 stylos sur mon bureau, il faut que je définisse le sens de la catégorie « stylo » de façon suffisamment précise pour que seuls ces 4 objets en fassent partie, mais aussi suffisamment floue pour que les 4 en fassent bien partie.
En effet, aucun stylo – comme aucun objet réel – n’est vraiment semblable à un autre, et, pour les compter « ensemble », il faut que les avoir considérés comme semblables1. Mais sur quelle base ? J’ai besoin d’avoir déterminé un objet théorique et fictif, « le stylo », auquel je vais comparer chacun des objets face à moi pour savoir lesquels sont des stylos. Ceci facilement, de façon certaine et exclusive. Savoir ce qui est un « stylo » et ce qui ne l’est pas.
On peut donc parler d’un processus de normalisation : je définis une norme « stylo » qui va définir ce qui est et ce qui n’est pas « stylo ». Alors et alors seulement, je pourrai répondre à la question : « Combien y a-t-il de stylos sur la table ? ».
Ainsi toute manipulation de chiffres et tout dénombrement supposent une normalisation implicite et préalable, un passage du monde réel à un monde limite et théorique où des représentations sont à la fois distinguées et confondues.
Ceci repose sur des conventions que nous avons apprises dans notre enfance. Inutile d’être capable de théoriser là-dessus – et heureusement ! – pour les appliquer.
Mais sans nous en rendre compte, dès que nous comptons, nous quittons le réel pour rejoindre un univers fait de codes et de normes.
Au-delà de ces nombres simples et directement accessibles par l’observation, existent des nombres cachés qui sous-tendent le fonctionnement de notre monde.
Le plus célèbre et connu de tous est le nombre π. Sa valeur – 3,141 592 653… – n’est pas directement accessible au quotidien, mais elle est inscrite à l’intérieur la géométrie : elle est le rapport entre la circonférence d’une cercle et son diamètre. Pour l’appréhender, il faut à nouveau passer par un processus de normalisation, c’est-à-dire de définition de deux objets théoriques, le « cercle » et le « diamètre ». Dans la réalité, je ne trouve jamais de cercle « parfait », ni de diamètre « exact ».
Autre nombre clé : e. Celui-là est moins connu, car il n’apparait que quand on se lance dans le calcul intégral ou dans les limites. Il est pourtant nécessaire à tout calcul physique, même simple. Sa valeur – 2,718 281 828… – est une autre constante cachée de notre monde. Pour la trouver, je dois passer par une limite – soit celle d’une série infinie, soit celle d’une intégrale –. Qui dit limite dit encore processus de normalisation.
Notre monde physique est ainsi structuré autour de ces constantes : π et e en sont les gardiens des lois.
Récemment, dans les années quatre-vingt, la théorie du chaos nous a fait découvrir d’autres constantes cachées. A l‘intérieur des fractales, ces structures autosimilaires, c’est-à-dire au sein desquelles je peux zoomer à l’infini tout en retrouvant sans fin la même organisation, émergent deux nouveaux passagers clandestins : 4,669 201 609 et 2,502 907 875.
Chacune de ces constantes structure des relations et organise des passages : entre le cercle et la droite, entre une série et sa limite, entre les arborescences successives d’un tourbillon chaotique.
Un jour, il y a longtemps, très longtemps même, de la matière inerte régie par ces lois, a émergé la vie. Elle aussi est dotée en son sein d’un code qui permet à une seule cellule de détenir toutes les informations nécessaires à la vie. Le vivant est lui-même autosimilaire : le tout est dans la partie. Ce code caché au plus profond de la cellule, c’est l’ADN.
Étonnante résonance entre tous ces codes cachés et les normalisations effectuées par notre intelligence…


(1) Dans la nouvelle « Funes ou la mémoire » de Borges, Funes a une mémoire absolue et parfaite. Aussi est-il incapable de toute généralisation, et par exemple de comprendre le sens du mot « chien », car pour lui, ils sont trop dissemblables. Bien plus, pour lui, le chien qui est devant lui maintenant est différent du « même » chien vu cinq minutes plus tôt. Aussi comment pourrait-il compter ?

16 avr. 2018

RAISON D’ÊTRE OU PAS, THIS IS THE QUESTION !

Qu’est-ce qu’une entreprise ?
Faut-il, oui ou non, permettre d’inclure la « Raison d’être » de l’entreprise dans son objet social ? Tel est le débat qui s’est instauré entre le Gouvernement et le Medef lors de la modification du Code Civil. Réactualisation du célèbre : « To be or not to be ».
Un débat technique dont les enjeux sont réels. Mais avant de s’y engager, ne devrait-on pas commencer par réfléchir sur le sens même de la « Raison d’être » ?
Car de la même façon que l’ « homo economicus » abstrait et théorique n’existe que dans les traités d’économie1, que la dichotomie entre celle ou celui qui travaille et celle ou celui qui aime, embrasse et chérit, est fictive et dangereuse, l’entreprise n’est pas d’abord un être juridique théorique, un contrat scellé devant avocat et notaire. 
Non, elle est avant tout un être vivant, le fruit de son histoire et de ceux qui lui ont permis de naître, de survivre et de grandir.
Des femmes et des hommes qui ont décidé de la créer. En apportant des idées, de l’argent et du temps. Pour qu’elle sorte du néant. Pour que naisse un nouvel être économique et social.
Des femmes et des hommes qui l’ont rejoint pour lui permettre de se développer. En apportant plus d’énergie, plus de moyens, de nouvelles idées, de nouveaux territoires. Pour que, tel un fleuve, elle grandisse et se renforce.
Des femmes et des hommes qui l’ont entouré, combattu ou protégé car aucune entreprise n’existe coupée du reste du monde. En achetant ses produits ou ses services, ce qui lui a permis de grandir. En la concurrençant, ce qui l’a obligé à se renforcer. En créant le cadre légal et institutionnel qui structure son action et son rapport aux autres.
Des femmes et des femmes qui composent son conseil d’administration, son conseil de surveillance, son équipe de direction. Tous ensemble, ils ont la charge de prendre les décisions qui assurent la vie de cet être complexe. Pour lui permettre de faire face à des imprévus. Pour garder le cap fixé. Pour avancer toujours et encore.
Aussi si l’entreprise n’est pas une fiction juridique née dans le recoin obscur d’un bureau, il est non seulement normal, mais nécessaire qu’elle soit pourvue d’une « Raison d’être ». D’ailleurs elle en a déjà une. Souvent non explicitée. Sinon elle serait morte depuis longtemps. 
Sans « Raison d’être », comment tout un chacune ou chacun voudrait se lever pour la défendre ? Sans « Raison d’être », où seraient tous ceux qui lui ont permis de vivre ? Partis depuis longtemps. L’entreprise se serait désagrégée.
Mais suffit-il de parler de « Raison d’être », ou de l’écrire dans un projet d’entreprise, voire comme le Gouvernement le propose dans son objet social pour que tout soit réglé ? Pas vraiment. Nous avons un peu tendance dans notre cher pays à croire que dire ou écrire suffit : je pense donc je suis, et l’intendance suivra ! Mais, elle ne suit pas toujours. Napoléon aurait été bien seul sur le pont d’Arcole sans son armée…
Aussi, deux questions nous semblent-elles essentielles : comment définir une « Raison d’être » ? Qui va l’incarner ?
Commençons par la seconde, car sans incarnation, il sera difficile de la définir, et elle ne sera qu’une fiction. Quelques lignes sur un accord signé. Rien d’important
Donc oui, une « Raison d’être » doit être incarnée, c’est-à-dire être portée, expliquée, adaptée si nécessaire. Elle doit irriguer en profondeur l’entreprise. Être son ADN. 
Est-ce que cela peut-être le rôle du conseil d’administration ? Pas vraiment. Il est trop loin. Trop rare. Trop à juste titre distant, pour cela.
Est-ce que cela peut être loin de lui ? Pas vraiment non plus. Car si la « Raison d’être » est l’ADN de l’entreprise, le conseil d’administration est directement concerné.
Alors ?
Alors, le Conseil a un Président qui, lui, est au contact direct et permanent de l’entreprise. Pourquoi donc ne pas demander au Président d’incarner la « Raison d’être » ? Et si les fonctions de Président et Directeur Général sont dissociées, pourquoi ne pas confier cela à ce tandem ? Logique puisqu’il(s) sont les dirigeants de l’entreprise.
A eux de donner un sens, un but dans l’entreprise. Ce que nous proposons d’appeler une identité unique et opposable.
A eux d’être dans le quotidien, ceux qui vont s’assurer que la « Raison d’être » n’est pas trahie, mais au contraire comprise, enrichie, développée.
A eux, s’ils ne sont pas les fondateurs de l’entreprise, de s’assurer qu’elle est toujours là. 
A eux, d’être les gardiens et les porteurs de l’ADN.
Reste la plus difficile des deux questions, la première : comment définir une « Raison d’être » ?
Commençons par dire ce qu’elle ne doit pas être : une « Raison d’être » n’est pas ce que l’on veut atteindre. Là ce sont des objectifs. A court, moyen ou long terme. Ils sont évidemment essentiels, mais ils portent sur le quoi et le comment, pas le pourquoi.
Car la « Raison d’être » a elle à voir avec le « Pourquoi ». Il s’agit de répondre à des questions comme : « Qui est elle ? Quelle est son identité, son "Je" ? », « Quelle valeur durable apporte-t-elle aux autres ? A ses clients, ses partenaires, la société ? », « Que représente-t-elle pour ceux qui la composent et y travaillent ? Pourquoi sont-ils là ? Que font-ils ensemble ? »
Questions d’existence donc. 
Beaucoup plus difficiles d’y répondre que celles qui ont trait au quoi et au comment. D’ailleurs, nombre de dirigeants répondent à la question sur le « Pourquoi », par une réponse sur le « Quoi »… Et tel est bien souvent le problème : échapper à la question du pourquoi revient à s’interdire à trouver la « Raison d’être » de l’entreprise, son ADN.
Cela suppose un talent différent. Pas celui du gestionnaire, du financier. Un talent que l’on développe malheureusement rarement dans les écoles de management.
Non, pour définir une raison d’être, il faut des dirigeants visionnaires, architectes, communicants, innovateurs, assumant leur part émotionnelle et leurs intuitions.
Et si le vrai enjeu était là ? Dans cette capacité du dirigeant à définir la « Raison d’être » pour ensuite l’incarner. Bien plus que dans le débat de savoir si, oui ou non, elle doit faire partie de l’objet social de l’entreprise.

Article écrit avec Florence Cathala (Présidente et fondatrice d’Overthemoonpublié dans le Cercle Les Échos
(1) Voir la distinction faite par Daniel Kahneman entre les « Humans » et les « Econs »

5 avr. 2018

LES CONSTRUCTEURS DISPARUS

Extrait de mon livre « Coming in » : Le jardin zen de Hampi
"Hampi. Un jardin zen surnaturel et surdimensionné, où des rochers, empilés les uns sur les autres, défient les lois de la gravité. Un paysage sculpté avec parcimonie. De l’ocre, quelques touffes vertes, un ciel azuréen, et, surgissant aléatoirement dans cet univers massivement minéral, des temples. Des colonnades répondent en écho à des rocs dans un immense labyrinthe désertique avec une rivière pour seul point de repère.
Le nombre des monuments semblait illimité. Comme l’horizon, le terme des constructions était sans cesse repoussé. Mes pas épuiseraient-ils cette réserve apparemment infinie ? A chaque fois que je croyais en avoir terminé, un nouveau portique dépassait, un escalier sculpté dans la roche poussait à l’escalade, ou une esquisse de ponton s’avançait dans l’eau.
Je regardais perplexe les masses rocailleuses qui jalonnaient les environs. Tout autour de moi, elles trônaient sans ordre, posées de ci de là par un architecte inconnu. Mystère de leur origine. Aucune montagne à proximité dont elles auraient pu s’être détachées. Comme des plantes, avaient-elles poussé et émergé depuis le sol ? Jouant avec cette idée, je les vis grandir petit à petit. Une pointe à peine perceptible, puis un caillou qui finit en roche imposante. Comme les champignons de l’Étoile mystérieuse de Tintin. 
A Angkor, des temples sont envahis par des arbres dont les racines gigantesques s’entremêlent aux murs et aux statues. Tout le monde croît que la végétation est en train de les détruire. Ils imaginent les temples sans les arbres, propres, droits et nets. Mais pourquoi les temples existeraient-ils sans eux ? Non, les arbres ne les mangent pas, ils les érigent, ils les construisent.
Je les sens fouiller les tréfonds du sol pour en extraire la bonne pierre. J’observe leurs racines l’enserrer pour la polir, l’amener à prendre la forme exacte qui s’emboîtera sur ce qui a déjà été bâti. Je les accompagne quand ils la tirent doucement jusqu’à la surface. Je regarde leurs branches prendre ensuite le relais, et la hisser jusqu’à la bonne place, celle qui lui a été réservée, celle pour laquelle elle a été taillée. 
Les temples ne sont pas détruits par les arbres. Ils sont leurs créations. Grâce à eux, ils naissent et poussent. Le végétal au secours des hommes. Arbres et temples vivent en symbiose. Un écosystème dual. Une famille.
C’est aussi le cas à Hampi : les pierres n’attendent qu’à être saisies et taillées pour compléter ce qui est déjà en place. La brutalité du paysage est un chantier en plein air, une zone de stockage démesurée dans laquelle il faut piocher la bonne ressource. Ce n’est pas la projection d’un passé en cours d’érosion, mais un futur à élaborer. Un manuscrit minéral, un roman statuaire en cours d’écriture.
(…) 
Je rêve de créatures gigantesques qui se sont jouées de la pesanteur des roches. Pour elles, ce ne sont que des fétus de paille, et leur souffle les a faites rouler. Ces géants sillonnent la Terre à la recherche de tâches à la hauteur de leur pouvoir : ils ont dressé les statues de l’Île de Pâques, aidé à la construction des pyramides, et, après une pause au Japon pour s’initier à l’art du zen, mis en œuvre à Hampi leurs nouvelles connaissances en dessinant le plus grand jardin du monde. Où sont-ils maintenant, et quel sera leur prochain travail herculéen ? "

1 avr. 2018

Sans comprendre
Vivre sans pourquoi
Aimer ce qui m’entoure, 
L’arbre qui grandit, 
La peau qui m’accompagne.
Les effleurer, les embrasser.
Pleurer ce qui est parti,
L’amant qui s’est enfui,
Le temps qui est passé.
Les regretter, les rêver.
Habiter le monde tel qu’il est, 
Le vivre au présent, 
Sentir que j’existe,
Que le rien ne peut se trouver d’être.
Et ne pas savoir, 
Ne pas chercher,
Le pourquoi de ce quelque chose
Que je suis.

30 mars 2018

« DESTROY MY OWN STRATEGY »

S’inspirer du jeu de go pour tester la résilience d’une stratégie possible

Que va-t-il se passer si survient un cygne noir, une rupture majeure improbable ? Quelles seront les conséquences ? La stratégie retenue va-t-elle voler en éclat ?
A la fin des années 90, inquiet de la montée en puissance d’Internet et de toutes les dot.com, Jack Welch, alors Président-Directeur Général de General Electric, avait lancé une grande action appelée « Destroy your own business ». Il s’agissait pour chaque manager de concevoir comment, grâce à Internet, il pouvait mettre en péril le business existant dont il avait la charge. Ceci avait pour but de tester la solidité de la stratégie actuelle de General Electric, et aussi d’identifier de nouvelles opportunités.
Il faut faire de même : jouez donc à « Destroy my own strategy » et testez sa résilience.
Pour cela, un des moyens est de s’inspirer du jeu de go, et de compter ses degrés de liberté. Qu’est-ce à dire ?
Quand on joue au go, un des moyens d’évaluer la vulnérabilité d’une position, est d’observer l’évolution de ses degrés de liberté : est-ce que les pions posés par l’adversaire amènent une diminution immédiate ou potentielle des degrés de liberté ? Puis-je en réunissant des groupes disjoints construire un nouveau groupe élargi moins vulnérable ? Est-ce qu’en étendant avec un pion de plus un groupe, j’accrois ou diminue mes degrés de liberté ? Est-ce qu’en m’étendant dans cette direction, je me dirige vers une zone déjà occupée par un ou plusieurs pions adverses, pions qui y limiteront d’autant mes degrés de liberté ? Ou, à l’inverse, vais-je me rapprocher de pions sur lesquels je pourrai prendre appui et tout réunir ?
C’est aussi une clé de lecture pertinente pour évaluer la vulnérabilité d’une stratégie et sa capacité à faire face à des événements imprévus :
- Est-ce que cette stratégie est un bloc cohérent et unique ? Ou est-elle composée de sous-ensembles autonomes ? Peuvent-ils être désagrégés ? Peuvent-ils être réunis ?
- Tout au long des chemins envisagés, y a-t-il des composantes plus vulnérables ? Est-ce que l’entreprise pourra prendre appui sur des forces existantes ? Ou à l’inverse des concurrents ont-ils déjà des points d’appui dans ces zones ?
- Pour chaque sous-ensemble, de combien de degrés de liberté dispose-t-il, c’est-à-dire en combien de coups peut-il être mis à mal ? Y a-t-il des modifications qui diminueraient sensiblement le nombre de degrés de liberté ?
- Compte tenu des positions actuelles des concurrents, quels sont les développements les plus dangereux qu’ils sont susceptibles de faire ? En quoi, viendraient-ils diminuer les marges de manœuvre de l’entreprise ?
- 
Cette approche va permettre d’évaluer la capacité de la stratégie envisagée à résister aux aléas du parcours : plus le nombre de degrés de liberté sera grand, meilleure sera la résilience.


17 mars 2018

PEUR D’ÊTRE ABANDONNÉ

Extrait de mon livre « Coming in » : tenir une main
"Pour la troisième fois, je finis ma promenade par le Maïdan, la version locale de Central Park située au cœur de Calcutta et à proximité de mon hôtel. Sur un côté, des chevaux paissaient tranquillement ; plus loin, en retrait un club de polo ; à gauche, des adolescents assis au bord d’un bassin en pierre ; tout au bout, la Reine Victoria boudeuse et hautaine.
Je choisis de m’écarter de la partie centrale, et m’engageai dans un chemin de terre serpentant entre des bosquets. Là, tapie dans l’ombre, à moitié cachée par une branche qui s’inclinait sur elle, dormait une poupée de chiffon. Innocente, érodée par les pluies qu’elle avait endurées, elle gisait. A qui avait-t-elle appartenu ? Où était l’enfant qui l’avait perdue ? 
Je me sentis envahi par un flot d’émotions, comme si je venais de retrouver mon doudou perdu. Machinalement, ma main se porta à ma bouche, et je dus me retenir de sucer mon pouce. Besoin de la prendre dans mes bras.
Je me laissai glisser sur le sol juste à côté d’elle, et posai ma main délicatement sur elle. Attention à ne pas appuyer. Le coton était tellement usé que mes doigts passeraient au travers. Presque transparent. Sous ce voile, elle était nue. Si douce, si fragile. 
Je la pris, la déposai sur mes genoux et m’appuyai contre le tronc de l’arbre voisin. L’endroit était calme et paisible, suffisamment reculé pour que les passants ne s’y aventurassent pas. C’était sans doute pour cela que la poupée était encore là. J’étais en dehors du monde. Juste avec elle.
Je la caressai lentement, et fermai les yeux. 
Je sens la chaleur de la main de ma mère et la peur de la perdre. Je sais pourtant que cela va se produire. De rage, mes pleurs redoublent. (…)
Je hais ce monde et le rejette : à quoi bon le connaître si c’est au prix de ta perte. En toi, tu ne pouvais pas m’échapper. Quoi que je fisse, tu ne me rejetais pas. Quoi que tu fisses, tu m’emportais. Nous n’étions qu’un. 
Ma naissance a été le début de mon délaissement. Maman, m’as-tu fait naître pour pouvoir m’abandonner ? As-tu accouché pour me quitter ? As-tu voulu te débarrasser de moi ? Était-ce une étape nécessaire pour vivre sans moi ? (…)
En rouvrant les yeux, je savais que cette scène était imaginaire et reconstruite à partir de ce que mes parents et mes sœurs m’avaient raconté. Je ne m’en souvenais pas. Je ne me souvenais de rien. Une page blanche. Oui, tout petit, je ne supportais pas de lâcher la main de ma mère, aucune raison de mettre en doute les récits de ma famille. Mais rien de présent dans ma mémoire.
Non, la main dont je me souvenais, celle que j’avais perdue pour toujours, beaucoup plus tard mais trop tôt, trop brutalement, c’en était une autre : celle de Jacques. Jacques, mon neveu, qui avait grandi à mes côtés. Jacques qui était mort à quatre ans, quand moi je n’en avais que quinze.
Assis à même le sol dans le parc Maïdan, seul avec une poupée abandonnée, je pleurai. Longuement…"