16 avr. 2012

LA VIE ACCÉLÈRE L’HORLOGE DE L’IMPRÉVISIBILITÉ

La vie végétale bricole comme elle peut… (3)
Comment caractériser la vie, et quelles sont ses caractéristiques essentielles qui la différencient de la matière inerte ?
Pour faire simple, je dirai… qu’elle est vivante ! C’est-à-dire parce qu’elle peut s’adapter dynamiquement et rapidement aux conditions du milieu dans lequel elle est plongée, et parce qu’elle peut se reproduire. Adaptation et reproduction.
L’adaptation implique qu’une cellule vivante ne reste littéralement jamais en place. Elle n’est que flux et changement. A la différence d’un morceau de matière inerte, un corps vivant ne peut être ni pensé, ni compris, immobile et figé. Il est en perpétuelle transformation. Il est dynamiquement identique à lui-même, c’est-à-dire aux règles qui le définissent, mais si vous l’arrêtez, il cesse précisément d’être vivant, pour redevenir matière inerte.
La reproduction n’est pas non plus un facteur de stabilité, car elle n’est pas une photocopie de ce qui préexistait. Au contraire, chaque « enfant » hérite des codes génétiques de son ou ses « parents », mais avec toujours une subtile différence. Or qui dit « subtile différence », dit de potentielles macro-divergences, grâce aux effets du chaos. Il y a de cela cinq ans, j’ai planté devant ma maison en Provence, cent quarante nouveaux chênes, possible truffière future. Depuis des mois et des années ont passé. Une goutte d’eau dans l’épaisseur du temps de l’univers, une virgule imperceptible, et pourtant ils sont déjà ces cent quarante petits arbres si différents. Les uns ont à peine grandi, quand d’autres mesurent nettement plus d’un mètre. Aujourd’hui, je sais lesquels ont le plus profité, mais comment aurais-je pu le savoir au départ ?
Ainsi va la vie. Grâce à elle, l’univers a acquis un nouveau niveau d’incertitude : elle se manifeste dans une échelle de temps qui n’a plus rien n’avoir avec celle de la matière inerte. L’incertitude du vivant bat plus vite, l’horloge de l’imprévisibilité vient de considérablement accélérer.
(à suivre)

13 avr. 2012

NAISSANCES

 D’autres télescopages de mots, d’images et d’imaginaires…
Face à face
Une silhouette, une sculpture imaginaire,
Perdue dans le bleu, perdue dans tes yeux,
Perdue dans ces cris végétaux qui surgissent de partout.
Ne pas savoir, ne pas comprendre,
Juste regarder, juste ressentir,
Ces énergies naissantes, ces verts dans les pierres.
Une silhouette, une sculpture imaginaire,
Nourrie par ce bleu, nourrie par tes yeux.



12 avr. 2012

LA VIE MALAXE SANS CESSE LA MATIÈRE

La vie végétale bricole comme elle peut… (2)
Intéressons-nous à une molécule d’eau, un morceau de calcaire ou une montagne. Ils sont incontestablement dans un état beaucoup plus complexe que la matière au moment du big-bang : la molécule d’eau est un assemblage sophistiqué de particules élémentaires et elle est en interaction constante avec tout ce qui l’entoure, sous les contraintes des quatre grandes forces de la nature. Si j’arrive à zoomer à l’intérieur de cette molécule, je vais apercevoir le mouvement chaotique et quantique des particules. Quant au calcaire, sa composition est beaucoup plus complexe, et celle de la montagne fait, elle, intervenir un grand nombre de molécules. Dans tous les cas, derrière la stabilité apparente, il y a un mouvement interne, largement imprévisible.
Enfin, si je les observe sur une très longue période, disons quelques millions d’années, plus rien n’est stable, ni prévisible. Le calcaire va se transformer, la montagne s’effondrer, et l’eau s’être évaporée ou avoir été associée à d’autres molécules. Multiplicité des états possibles tant présents à l’intérieur de la matière, que futurs, et donc imprévisibilité et incertitude.
Mais si je les regarde à mon échelle de temps et d’espace, ils me semblent terriblement prévisibles et je peux modéliser ce qu’ils vont devenir. Notons quand même que si la molécule d’eau est partie prenante d’un nuage, les perturbations sont beaucoup plus rapides et incertaines. Il suffit de voir l’imprécision de la météorologie pour s’en persuader. Mais le plus souvent, nous percevons le monde inerte comme prévisible.
Avec la vie, le mouvement change de rythme : la cellule échange sans cesse avec son environnement, et les perturbations qui se faisaient avant souvent sur des périodes longues, sont cette fois accélérées. Voilà à cause de la vie, le nombre d’états possibles dans un délai de temps donné, au sens d’accessibles, considérablement augmenté.
La vie apporte par son nouvel ordre, l’auto-organisation, une explosion de l’incertitude. Elle assure en quelque sorte l’émergence au niveau macroscopique de l’instabilité qui n’était jusqu’alors qu’au niveau macroscopique. Avant la vie, il fallait descendre jusqu’aux particules élémentaires, pour ne pas savoir exactement où elles se trouvaient, ni quel était leur niveau d’énergie réel. En dehors de ces échelons cachés dans la profondeur de la matière, le reste semblait prévisible, car si les processus d’évolution étaient chaotiques, ils étaient le plus souvent lents.
Avec la vie, rien de tel : tout change constamment et continûment. La vie malaxe la matière sans cesse, et de façon imprévisible. Allez donc prévoir la forme d’un chêne, ou quelle sera sa taille dans cinq ans, à partir de la taille d’un gland et de la nature du sol où il est planté…
Le vivant comme la matière inerte suit bien les lois de l’entropie et du chaos : accroissement de l’incertitude et sensibilité extrême à tout changement des conditions initiales. 
(à suivre)

11 avr. 2012

MÊME LES CHÊNES NE NAISSENT PAS ÉGAUX

La vie végétale bricole comme elle peut… (1)
Assis sur la terrasse de ma maison en Provence, tout en tapant ces lignes sur le clavier de mon ordinateur, je regarde ces chênes qui commencent à se dessiner au milieu des lignes des lavandes. Certains ont largement dépassé le mètre de haut, alors que d’autres n’émergent pas et restent cachés par les lavandes voisines.
Pourtant, ils ont tous été plantés en même temps, voilà environ cinq ans, proviennent tous du même producteur – ils sont sensés produire des truffes dans quelques années –, et se trouvent sur le même type de sol.
Mais voilà, rien n’est jamais si simple avec le vivant : un peu plus d’eau ici, un peu moins de minéraux là, un rien d’ombre portée par un arbre voisin, peut-être quelques vers trop souvent de passage, sans parler de toutes les herbes sauvages venant se semer et se reproduire au hasard du vent.
Et voilà donc plus de cent chênes que l'on pourrait croire égaux, mais qui ne le sont pas vraiment, et ce en quelques années. Ainsi va le monde végétal, il diverge, bifurque, s’amuse à se rendre imprévisible…
(à suivre)

10 avr. 2012

LA SCHIZOPHRÉNIE DES DIRIGEANTS : PRÉDATION OU COOPÉRATION ?

Comment prôner le contraire de ce que l’on fait et est ?
Aller plus vite que le concurrent, sortir le meilleur produit, mieux protéger ses innovations contre les agressions de la compétition, savoir débaucher un cadre clé pour se renforcer et en même temps affaiblir l’autre… L’art du management est peuplé de ces histoires guerrières où il s’agit de se battre contre le reste du monde et d’en ressortir gagnant.
Le dirigeant, lui-même, pour arriver au sommet, a dû écarter bien des prétendants. Souvent, il lui a fallu « tuer » certains qui étaient entrés dans l’entreprise en même temps que lui, des alter ego, des « frères » devenus gênants et encombrants. Peu de place est laissée à la coopération et à l’entraide dans la conquête du pouvoir.
D’ailleurs, se sont développés ces dernières années des liens entre les écoles de management, et les écoles militaires. On voit ainsi de futurs managers s’initier au combat rapproché et aux différentes techniques guerrières. (1)
Bref, la plupart des dirigeants ont été dressés à être des prédateurs pour leur entreprise et pour eux-mêmes.
Or simultanément, se développe un discours en faveur de la coopération, de l’échange et de la confiance dans les entreprises. Le monde est devenu trop complexe, trop changeant, trop incertain pour que la performance repose l’individualisme. On en appelle à l’esprit du rugby, du pack, du collectif, versus l’esprit du football, du génie individuel, de l’égoïsme.
Ces dirigeants prédateurs se retrouvent ainsi à donner des leçons à l’attention de leurs collaborateurs pour mieux travailler ensemble, savoir tirer parti des énergies collectives, partager les informations et ne pas les accaparer.
Dangereuse schizophrénie qui décrédibilise leurs discours et leurs actes, et devrait, pour ceux qui ont gardé l’âme de leurs débuts, les amener à réfléchir…
Comment en effet recommander le contraire de ce que l’on fait soi-même ? Comment imaginer que l’entreprise deviendra un lieu de l’échange et de l’épanouissement si le modèle donné au sommet est celui du mercenariat et de l’individualisme ?
Ces situations de « déchirés » ne sont jamais durables. Repensez donc à Chimène qui, dans le Cid, aime Rodrigue qui vient de tuer son père. L’histoire finit mal…

6 avr. 2012

DES MOTS SUR UNE ABSENCE

Parti…
Des mots pour une promenade mélancolique…
Attendre
Attendre,
Immobile et hanté
Par le manque d’un ailleurs,
De ce qui s’est échappé,
De ce qui ne sera plus.
Dans le trou de ma mémoire,
Sourire à ton absence,
Tendre vers rien,
Vers toi qui est parti.
Attendre et rester là,
Face à ce vide,
Jusqu’à la fin de mon amour perdu.

Hallelujah
Un visage et une voix,
Sans cesse renouvelés,
Un cri arrêté,
Comment survivre après ?
Hallelujah, hallelujah…
Avant,
Avant toi,
Avant je vivais,
Avant, avant…
Mais j’ai bougé en toi,
Mais j’ai cru en toi,
Mais…
Hallelujah, hallelujah…
Faut-il que je crie aussi ?
Faut-il que je meure aussi,
D’un trop plein de souvenirs,
D’une douleur immergée ?
Hallelujah, hallelujah…
Comment poursuivre,
Blessé, meurtri,
Enrichi de ta perte ?
Hallelujah, hallelujah…
Tout ce que j’ai appris,
Vient de ton absence,
Tout ce que j’ai appris,
Vient de ta voix…
Qui me déchire.
Hallelujah, hallelujah…

5 avr. 2012

ON NE TRAVAILLE PAS EN RÉUNION

Mettre en commun, se confronter, répartir…
« Bien, nous en étions où, la dernière fois ? »
Combien de fois avez-vous entendu cette interrogation au début d’une réunion ? Presqu’à chaque fois, non ?
Or si l’on reprend le travail en groupe exactement là où on l’a laissé, cela signifie qu’aucun des membres du groupe n’a travaillé sur ce sujet depuis, et que donc on ne travaille qu’en réunion.
C’est totalement inefficace, et cela explique largement pourquoi les réunions se multiplient sans cesse… puisque c’est le seul moment où les projets communs avancent !
Ce sont d’ailleurs les mêmes qui se plaignent d’être toujours en réunion. Quand je les croise, je me permets de leur répondre : « Bien obligé, puisque sinon vous ne travaillez pas ! »
Alors, que devrait-on faire en réunion, et comment avancer en groupe ?
Une réunion a d’abord pour but de mettre en commun les travaux individuels faits par chacun, de se confronter ensemble, d’arbitrer sur quelques points si nécessaire, puis de se répartir le travail à faire. Ensuite à chacun d’avancer d’ici la réunion suivante, en vue de la prochaine mise en commun.
Donc toute réunion devrait commencer par « Bien, voilà comment j’ai avancé depuis la dernière fois ».
Malheureusement, comme tout notre système éducatif et notre mode d’évaluation sont conçus sur le travail et la performance individuels, bien peu ont fait cet apprentissage…

4 avr. 2012

ACCEPTER DE NE PAS ÊTRE LE CENTRE DU MONDE

J’ai tourné un peu dans mon planisphère personnel et les perspectives sont changées
Extrait des Mers de l’incertitude
Centré sur le développement de son système d’exploitation et de sa suite office, Microsoft n’a pas vu initialement la montée en puissance d’Internet ; bon nombre d’opérateurs historiques de télécommunications ont sous-estimé la portée de la téléphonie mobile, laissant le champ libre à de nouveaux acteurs ; des transporteurs aériens trop focalisés sur le développement des segments de clients à forte contribution ont été déstabilisés par l’apparition d’opérateurs à bas coût… La liste est longue des entreprises qui, centrées sur elle-même, n’ont pas vu ou compris ce qui se passait.
En introduction de l’Atlas des Atlas, Christine Chameau et Philippe Thureau-Dangin écrivent : « Cet atlas ne cherche pas à donner une vision cohérente, européo-centrée du globe. Il invite au contraire à décentrer le regard, en prenant d’autres points de fuite et d’autres angles. » 1 Dans ce livre, selon le continent auquel on appartient, le planisphère tourne et chacun se voit toujours au cœur du monde. Chaque rotation modifie la compréhension, et masque ou révèle des proximités : ainsi notre vue depuis l’Europe nous masque la proximité entre la Californie et l’Asie.
Tant que nous ne prenons pas le temps de nous décentrer, nous ne pouvons pas comprendre la réalité d’une situation. Il faut désapprendre pour apprendre, il faut sortir de nos habitudes. Michel Serres écrit : « En traversant la rivière, en se livrant tout nu à l’appartenance du rivage d’en face, il vient d’apprendre une tierce chose. L’autre côté, de nouvelles mœurs, une langue étrangère certes. (…) Car il n’y a pas d’apprentissage sans exposition, souvent dangereuse, à l’autre. Je ne saurai jamais plus qui je suis, d’où je viens, où je vais, par où passer. Je m’expose à autrui, aux étrangetés. »2
François Jullien passe lui par la Chine pour mieux nous comprendre : « Passant par la Chine, j’y trouve là un point d’écart, ou de recul, pour remettre en perspective la pensée qui est la nôtre, en Europe. Car, vous le savez, une des choses les plus difficiles à faire, dans la vie, est de prendre du recul dans son esprit. Or la Chine nous permet ainsi de remettre à distance la pensée d’où nous venons, de rompre avec ses filiations et de l’interroger du dehors (…), éclairer de biais, à partir du dehors chinois, les choix implicites, enfouis, qui ont porté la raison européenne. »3
Personnellement, je me déplace physiquement pour prendre du recul et de la distance. Voyages multiples, et alternance entre Paris et ma maison en Drôme provençale. Quand je pose des pierres pour construire un mur en pierres sèches, quand je retourne la terre pour aider un jeune chêne à émerger du chiendent, quand je tronçonne des arbres pour dessiner un chemin dans le bois, mon esprit flotte sans but, sans aspérités, sans raison. Je regarde celui que je suis à Paris, je repense à un dossier en cours, je vois se dessiner avec un relief différent les situations. J’ai tourné un peu dans mon planisphère personnel et les perspectives sont changées.
(1) Atlas des Atlas, élaboré par Courrier International
(2) Michel Serres, Le Tiers Instruit, p.27
(3) François Jullien, Conférence sur l'efficacité, p.14

3 avr. 2012

JOUEZ DONC À « DESTROY MY OWN STRATEGY »

S’inspirer du jeu de go pour tester la résilience d’une stratégie possible
Une fois que l’on a identifié les objectifs possibles – les mers pour reprendre la terminologie de mon livre « Les mers de l’incertitude » –, sélectionné celle qui correspondait aux savoir-faire de l’entreprise et pour laquelle des voies d’accès multiples étaient possibles, et prévu quelles actions immédiates pouvaient enclencher le mouvement, tout semble donc prêt pour se lancer en avant.
Oui, mais que va-t-il se passer si survient un cygne noir, une rupture majeure improbable ? Quelles seront les conséquences ? La stratégie retenue va-t-elle voler en éclat, tous les accès à la mer visée étant coupés ?
A la fin des années 90, inquiet de la montée en puissance d’Internet et de toutes les dot.com, Jack Welch, alors Président-Directeur Général de General Electric, avait lancé une grande action appelée « Destroy your own business ». Il s’agissait pour chaque manager de concevoir comment, grâce à Internet, il pouvait mettre en péril le business existant dont il avait la charge. Ceci avait pour but de tester la solidité de la stratégie actuelle de General Electric, et aussi d’identifier de nouvelles opportunités.
Il faut faire de même : jouez donc à « Destroy my own strategy » et testez sa résilience.
Pour cela, un des moyens est de s’inspirer du jeu de go, et de compter ses degrés de liberté. Qu’est-ce à dire ?
Quand on joue au go, un des moyens d’évaluer la vulnérabilité d’une position, est d’observer l’évolution de ses degrés de liberté : est-ce que les pions posés par l’adversaire amènent une diminution immédiate ou potentielle des degrés de liberté ? Puis-je en réunissant des groupes disjoints construire un nouveau groupe élargi moins vulnérable ? Est-ce qu’en étendant avec un pion de plus un groupe, j’accrois ou diminue mes degrés de liberté ? Est-ce qu’en m’étendant dans cette direction, je me dirige vers une zone déjà occupée par un ou plusieurs pions adverses, pions qui y limiteront d’autant mes degrés de liberté ? Ou, à l’inverse, vais-je me rapprocher de pions sur lesquels je pourrai prendre appui et tout réunir ?
C’est aussi une clé de lecture pertinente pour évaluer la vulnérabilité d’une stratégie et sa capacité à faire face à des événements imprévus :
-        Est-ce que cette stratégie est un bloc cohérent et unique ? Ou est-elle composée de sous-ensembles autonomes ? Peuvent-ils être désagrégés ? Peuvent-ils être réunis ?
-        Tout au long des chemins envisagés, y a-t-il des composantes plus vulnérables ? Est-ce que l’entreprise pourra prendre appui sur des forces existantes ? Ou à l’inverse des concurrents ont-ils déjà des points d’appui dans ces zones ?
-        Pour chaque sous-ensemble, de combien de degrés de liberté dispose-t-il, c’est-à-dire en combien de coups peut-il être mis à mal ? Y a-t-il des modifications qui diminueraient sensiblement le nombre de degrés de liberté ?
-        Compte tenu des positions actuelles des concurrents, quels sont les développements les plus dangereux qu’ils sont susceptibles de faire ? En quoi, viendraient-ils diminuer les marges de manœuvre de l’entreprise ?
-       
Pourquoi une telle approche est-elle nécessaire ? Parce que cette approche va permettre d’évaluer la capacité de la stratégie envisagée à résister aux aléas du parcours : plus le nombre de degrés de liberté sera grand, meilleure sera la résilience.
(Cet article est directement tiré de mon livre « Les mers de l’incertitude »)

2 avr. 2012

LA LOI DE L’INCERTITUDE, LOI DE NOTRE MONDE

Emboîtements, émergences et incertitude (5)
Décidément la vision de Laplace est mise à mal par la science moderne. Mathématicien du XVIIIe siècle, il était persuadé que, pour une intelligence suffisamment vaste et complète, « rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. » (1). Qu’il aille donc faire un tour dans la bibliothèque de Babel de l’Univers, où, non seulement, le nombre de livres est sans cesse croissant, mais aussi le rangement des livres sur les étagères perpétuellement modifié !
Henri Poincaré, dès le début du XXe siècle avait vu juste en affirmant que : « Lors même que les lois naturelles n’auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrons connaître la situation initiale qu’approximativement. (…) La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (2)
Dommage que Henri Bergson n’ait pas eu l’occasion de connaître cette incertitude inhérente à la matière inerte. En effet, comme il en était resté à la vision laplacienne du monde, il était constamment « dérangé » dans ses réflexions par la soi-disant prévisibilité potentielle de cette matière inerte. Il avait donc constamment besoin de parler du vivant et de son imprévisibilité pour appuyer ses raisonnements. Comme il aurait été rassuré de savoir que dès les douze premiers milliards d’années de l’univers, le temps avait une flèche, et l’imprévisible non seulement régnait, mais grandissait !
Aussi est-il possible de dire à l’aube de l’apparition de la vie que déjà : « la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers. (…) J’ai beau me représenter le détail de ce qui va m’arriver : combien ma représentation est pauvre, abstraite, schématique, en comparaison de l’événement qui se produit ! » (3)
Enfin plutôt que de dire que le monde évolue entre ordre et désordre, je dirais qu’il construit sans cesse un nombre croissant d’ordres possibles qui sont autant de réarrangements de la matière, et que celle-ci joue malicieusement en sautant de l’un à l’autre. Elle donne l’impression d’allier ordre et désordre, mais c’est surtout d’incertitude et d’imprévisibilité qu’il faudrait parler. C’est ce que j’appelle la loi de l’incertitude, loi qui, depuis l’aube du big-bang, a conduit la matière inerte à devenir un jeu complexe d’emboîtements, de relations et de dépendances.
(1) Pierre Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités
(2) Henri Poincaré, Sciences et méthodes
(3) Henri Bergson, Le possible et le réel