29 nov. 2012

QUAND UN PATRON DE PRESSE REPROCHE À UN MINISTRE DE NE PAS AVOIR SU LE 10 JUILLET QU’UNE INFORMATION SERAIT ESSENTIELLE LE 11 SEPTEMBRE

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (9)
Après notre problème avec le hasard et l’incertitude, passons à notre deuxième travers majeur : nous reconstruisons le passé. Là encore, Daniel Kahneman apporte des exemples multiples à l’appui de cette affirmation.
Voici en vrac une série de citations :
« Vous édifiez la meilleure histoire possible à partir de ce que vous avez, et si c'est une bonne histoire, vous la croyez. Paradoxalement, il est plus facile de fabriquer une histoire quand on en sait peu, quand il y a moins d'éléments à faire rentrer dans le puzzle. »
« Certaines personnes se sont effectivement dit, longtemps avant, qu'une crise était possible, mais elles ne le « savaient » pas. (…) Nous ne pouvons savoir que si c’est à la fois vrai et connaissable. »
« Votre incapacité à retrouver des convictions passées va inévitablement vous pousser à sous-estimer à quel point vous avez été surpris par des événements passés. »
« Si un événement se produisait effectivement, les gens exagéraient la probabilité qu'ils lui avaient attribuée auparavant. Si l'événement possible ne s'était pas produit, ils se souvenaient toujours de l'avoir considéré comme improbable. »
« Des actions qui, a priori, pouvaient paraître prudentes semblent parfois irréfléchies et irresponsables après coup. »
Une des plus belles anecdotes qu’il cite est le suivante : « Le 10  juillet 2001, la CIA a obtenu des informations affirmant qu'Al-Qaïda préparait une opération ambitieuse contre les États-Unis. George Tenet, directeur de la CIA, transmit l'information non au George W.  Bush, mais à sa conseillère à la sécurité nationale, Condoleezza Rice. Quand cela fut révélé par la suite, Ben Bradlee, le légendaire directeur exécutif du Washington Post, déclara : « Il me semble élémentaire d'aller voir directement le président quand on a mis la main sur ce qui va faire l'histoire. » Mais le 10  juillet, personne ne savait, ou n'aurait pu savoir, que cette bribe d'information allait effectivement faire l’histoire. »
Comme quoi même un grand journaliste peut tomber dans ce piège. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir un journal au hasard, ou d’écouter une émission d’information, pour prendre un commentateur ou un « expert » en flagrant délit de reconstruction du passé.
Celle-ci s’accompagne de ce que Daniel Kahneman appelle l’illusion de la validité, à savoir que, alors que « nos prédictions valent à peine mieux que des conjectures aléatoires, nous continuons à penser et à agir comment si chacune de nos prévisions était valide. »
Cette illusion de la validité est très répandue dans le domaine de l’économie et de la bourse :
« La plupart des acheteurs et des vendeurs savent qu'ils disposent de la même information ; ils échangent les actions essentiellement parce qu'ils ont des opinions différentes. Qu'est-ce qui les porte à croire qu'ils en savent plus que le marché sur ce que devrait être ce prix ? Pour la plupart d'entre eux, cette conviction est une illusion. (…) Les fonds mutuels sont gérés par des professionnels très expérimentés et travailleurs qui achètent et vendent des actions pour obtenir les meilleurs résultats pour leurs clients. Cependant, cinquante ans de recherche sur le sujet le confirment : pour une grande majorité de gestionnaires d'actifs, la sélection des actions tient plus du jeu de dés que du poker. En général, au moins deux fonds communs de placement sur trois sont en dessous des performances de l'ensemble du marché quelle que soit l'année. (…) Pourquoi les investisseurs, simples boursicoteurs ou professionnels, continuent-ils de croire avec obstination qu'ils peuvent faire mieux que le marché, contrairement à la théorie économique que la plupart acceptent, et contrairement à ce que leur apprendrait une évaluation dépassionnée de leur expérience personnelle ? »
Mais notre propension à reconstruire le passé et à nous à faire des illusions sur notre capacité à  comprendre ce qui se passe, ne se cantonne pas bien sûr aux prévisions économiques et financières…
(à suivre)

28 nov. 2012

NATURELLEMENT, LE MEILLEUR SE DÉGRADE, LE PIRE PROGRESSE…

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (8)
Poursuivons l’analyse de notre problème avec le hasard et l’incertitude, avec les propriétés de la régression vers la moyenne.
De quoi s’agit-il ? L’idée est toute simple – comme la plupart des bonnes idées… –, mais lourde de conséquences : puisque, dans la plupart des cas, le niveau de performance est d’abord lié au hasard, et secondairement aux actions entreprises, le plus probable est que la meilleure performance se dégrade et la moins bonne s’améliore, ce sans que l’on puisse attribuer cette évolution aux acteurs en cause. La tendance naturelle est donc une convergence vers la moyenne… Dérangeant, non ?
Je laisse la parole à Daniel Kahneman,  pour une série de citations sur ce thème :
« Une mauvaise performance était suivie d'une amélioration, et une bonne d'une détérioration, sans intervention ni de félicitations, ni de réprimandes. (…) Comme nous avons tendance à être gentils avec les autres quand ils nous font plaisir et agressifs quand ils nous déplaisent, nous sommes statistiquement punis pour notre gentillesse et récompensés pour notre méchanceté. »
« Le golfeur qui a bien joué le premier jour réussira aussi sans doute le deuxième jour, mais moins que la veille, parce que la chance inhabituelle dont il a probablement bénéficié ne va manifestement pas durer. Le golfeur qui a mal joué le premier jour sera probablement en dessous de la moyenne le lendemain, mais il s'améliorera, parce que sa malchance ne durera sans doute pas. »
« Notre esprit est profondément biaisé en faveur d'explications causales et gère mal les « simples statistiques. » (…) Des explications causales seront évoquées quand une régression est détectée, mais elles seront fausses parce que la vérité, c'est que la régression vers la moyenne a une explication, mais elle n'a pas de cause. »
Appliquons ceci maintenant, comme il nous le suggère, au pilotage d’une chaîne de boutiques qui sont toutes de même taille, avec le même assortiment. Quel est alors le premier facteur explicatif d’un écart de performance ? Les aléas liés aux différences induites par ce qui s’est passé localement, tant du point de vue de la clientèle que de la concurrence, voire de la météo.
Comment construire la prévision des ventes de l’année prochaine quand on connaît les ventes de l’année en cours, et que la progression globale visée est de 10% ? Notre tendance naturelle va être de prendre comme base, pour chaque boutique, le chiffre d’affaires fait dans celle-ci cette année, et ensuite de l’augmenter de 10%. Peut-être même allons-nous augmenter davantage les boutiques qui viennent de faire la meilleure performance, pensant qu’elles ont plus de potentiel que les autres, n’est-ce pas ?
La recommandation tirée de la régression vers la moyenne et présentée par Daniel Kahneman est tout autre : comme la performance d’une boutique est d’abord liée aux aléas, il y a très peu de chances que les aléas soient les mêmes d’une année sur l’autre. Il faut donc d’abord calculer quel a été le chiffre d’affaires d’une boutique moyenne, l’augmenter ensuite des 10% visé. Ensuite pour chaque boutique, partir non pas de sa réalisation spécifique, mais de cette moyenne, en l’augmentant pour les boutiques qui ont été les plus performantes et en les diminuant pour les moins performantes. On tient ainsi compte de la qualité du management local et des données intrinsèques, mais on annule l’effet des aléas.
Par cette méthode, les boutiques qui avaient le plus progressé vont de fait avoir des progressions moins importantes, et symétriquement. Cette recommandation me semble frapper au coin du bon sens… et pourtant mon expérience me montre que ce n’est pas ce qui est fait quotidiennement dans les entreprises.
(à suivre)

27 nov. 2012

LE SUCCÈS D’UN CHAMPION EST D’ABORD DÛ AU HASARD, ET SECONDAIREMENT À SON TALENT

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (7)
Nous avons un problème avec le hasard et l’incertitude, nous cherchons constamment des explications à ce qui n’en a pas et nous surestimons l’impact que nous ou d’autres ont pu avoir sur les événements.
Daniel Kahneman présente de nombreuses illustrations à l’appui de ce travers.
Par exemple, « nous ne nous attendons pas à ce qu'un processus aléatoire aboutisse à de la régularité, et quand nous repérons ce qui semble être une règle, nous nous empressons de rejeter l'idée qu'en fait, le processus est bel et bien aléatoire. »
Ceci m’a rappelé notre réaction quand, de façon inattendue, nous rencontrons quelqu’un que nous connaissons. La plupart d’entre nous sont étonnés d’une telle coïncidence, d’aucuns parlent du destin, quand certains vont même jusqu’à invoquer une « grand organisateur ». Or ce qui serait surprenant, ce serait que nous ne rencontrions jamais quelqu’un que nous connaissons, là ce serait un événement hautement improbable : il est en effet normal et quasiment certain de rencontrer quelqu’un que l’on connaît, mais sans savoir quand, ni où, ni qui… Par contre prévoir à l’avance qui, où et quand, là ce serait affaire de divination !
Autre exemple, issu cette fois du sport : « La main magique n'existe pas dans le basket professionnel, que ce soit en cours de jeu ou en lancers francs. Bien sûr, certains joueurs sont plus précis que d'autres, mais la séquence de tirs ratés et réussis satisfait tous les tests du hasard. La main magique n'est vraiment qu'une vue de l'esprit, les spectateurs étant toujours trop prompts à vouloir déceler ordre et causalité au cœur du hasard. La main magique est une formidable illusion cognitive, particulièrement répandue. »
Difficile d’accepter que le succès dans un tir est d’abord dû au hasard, et secondairement à la qualité du joueur. Et pourtant il suffit de regarder un match de football pour voir que bien peu de tirs sont réussis, ou, dans une compétition de golf, toutes les balles ne suivent pas les trajectoires voulues…
Et l’importance de la chance et de l’aléa s’applique aussi au monde de l’entreprise. Ainsi comme l’écrit Daniel Kahneman, « Si le succès relatif d'entreprises semblables était déterminé entièrement par des facteurs que le PDG ne contrôle pas (appelons-les la chance, si vous voulez), vous vous apercevriez que dans 50  % des cas, la société la plus forte serait dirigée par un PDG moins efficace. Une estimation très généreuse de la corrélation entre la réussite d'une entreprise et la qualité de son PDG pourrait atteindre 0,3 – soit une intersection de 30 % entre les deux mesures. (…) Avec une corrélation de 0,3, vous croiserez le meilleur PDG aux commandes de la meilleure entreprise dans 60 % des paires – une amélioration de seulement 10 % par rapport à une estimation au jugé. (…) Ne vous y trompez pas : améliorer les chances de succès en les faisant passer de 1 pour 1 à 3 contre 2 est un avantage incontestable, tant sur le champ de course que dans les affaires. Mais du point de vue de la plupart des auteurs spécialisés dans le monde de l'entreprise, un PDG qui a si peu de contrôle sur les résultats n'aurait rien de très impressionnant même si son entreprise se portait bien. Il est difficile d'imaginer les gens faire la queue dans les kiosques pour acheter un livre qui décrirait avec enthousiasme les pratiques de dirigeants qui, en moyenne, font à peine mieux que la chance seule. »
Troublant non d’apprendre que le succès est d’abord une affaire de chance ?
Cela fait écho à cette histoire fameuse dans la culture chinoise, où un grand général apprend qu’il a gagné des batailles d’abord parce qu’il était à la tête de la meilleure armée, et secondairement à cause de ses propres décisions. Écho aussi à Léon Tolstoï qui, dans Guerre et Paix, montre comment la campagne de Russie de Napoléon Bonaparte fut essentiellement le fruit du hasard (1)
Un autre biais toujours lié à notre refus du hasard est notre incompréhension de la régression à la moyenne…
(à suivre)

26 nov. 2012

LE RETOUR DE LA SORCIÈRE

Quand l’informatique met son origine au Musée

Voilà donc le retour de la sorcière : après avoir décliné pendant plus de cinquante ans, elle s’était trouvée mise en pièces détachées, et remisée dans un débarras poussiéreux. Quelle déchéance pour celle qui avait été l’auxiliaire dévouée et consciencieuse de la recherche nucléaire britannique !
Il est vrai que les tours de cette sorcière n’avaient bien vite fait vibrer que les étudiants en informatique de l’Université de Wolverhampton, car elle avait été dépassée par ses jeunes congénères, infiniment plus petites et plus agiles : qui pouvait accepter sa lenteur à faire des opérations aussi élémentaires que la multiplication de deux nombres ?
Elle trône à nouveau, non plus au cœur de l’industrie, mais dans le Musée national de l’Informatique à Bletchley Park, en Grande Bretagne.
Cette sorcière de 2,5 tonnes est considérée comme le plus vieil ordinateur à programme du monde, et est un anti-palindrome technologique : comment en effet imaginer que l’on puisse aller indifféremment dans les deux sens, de cette sorcière vers un iPad ou MacBook actuel ?
Intéressant contre-point de ma réflexion sur le palindrome temporel de jeudi dernier (1), et les dangers à vouloir réinventer le présent en cherchant des boucs émissaires passés.

23 nov. 2012

JEUX D’OMBRES ET DE LUMIÈRES DE BÉNARÈS


Promenade en terres indiennes (9)
Bénarès est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés et pourtant entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord du Gange, c’est le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y est omniprésent et balaie la moindre marche, le moindre recoin. Aucun arbre, aucun abri pour s’en protéger, juste des berges en pierres, nues et sans artifice. Aucune ombre ne vient se déposer sur le serpent liquide. Rien pour se cacher de lui. Tel Caïn assujetti pour toujours au regard de Dieu, nous n’avons aucune chance de nous soustraire ici à celui du fleuve. Être au bord du Gange, c'est être entre les mains d’un géant, soumis à sa puissance et sa force.
Sa vigueur et son énergie, c’est avec calme qu’il les exprime. Son cours est lent et majestueux. Le long de son parcours, les rives se font respectueuses et silencieuses. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Simplement des hommes, des femmes et des enfants qui marchent, prient, chantent, méditent, et, plus prosaïquement, se lavent ou lavent. Quelques animaux aussi, des buffles, des vaches et des chiens, s’y déplacent sans bruit. Sont-ils conscients de l’importance de ce qu’ils côtoient ?
A l’autre extrémité du monde, se trouve la rue. Elle serpente en hauteur, mimant sinistrement le cours du fleuve. Ici ce n’est plus de l’eau qui est charriée, mais des excréments. Ici, ce n’est plus la lumière qui règne, mais le noir éternel. Ici, ce n’est plus le pays des Dieux, mais celui des hommes. Étroite et sournoise, la rue se faufile en arrière-plan, comme si elle avait peur d'elle-même, coincée entre des maisons qui l'obstruent, encapuchonnée de toiles multiples, la protégeant de son ennemi, le jour.
Elle est le règne du sale, de la cacophonie et des heurts. Des déchets de toutes sortes conchient le sol. La pluie, loin de la nettoyer, transforme le tout en un cloaque de boue innommable et répugnante. Les bruits qui résonnent et se télescopent, ne sont qu’accumulations de cris, de violences et de souffrances. Pour y avancer, les motos et les vélos se créent leur chemin, fendent la foule, taillent dans la jungle humaine et inhospitalière. Tel l'univers des hommes, celui de la fange. C'est là qu'ils vivent, travaillent et blasphèment.
Dans le noir de ce bourbier, les propos de Michel Serres prennent tout leur sens : « À l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. »
Régulièrement, ruptures dans cet égout vivant, des boyaux latéraux surgissent. Ils sont des voies qui descendent vers la lumière. Passerelles entre la noirceur des hommes et la beauté des Dieux, ils sont des appels à la conversion et à la foi. Pour rejoindre la vertu, il suffit de se laisser glisser. Il n’est besoin ni de lutter, ni de faire des efforts. Le salut n’est pas dans la douleur, mais dans la joie. Il est dans la compréhension que la nature des hommes est d’accepter de se soumettre à l’attraction des Dieux, et que le Gange, témoin infatigable de leur bonté infinie, attend tous ceux qui voudront s’y plonger.
Une fois ce paradis atteint, si la nostalgie vous assaille, si la fange quittée vous manque, si la chaleur animale vous fait défaut, alors il vous faudra escalader péniblement, marche après marche, le ghât, puis vous hisser dans le boyau, mètre après mètre. La lumière baissera petit à petit, jusqu’à s’éteindre, les bruits du monde vous envahiront progressivement, les odeurs vous nourriront. Vous ne serez plus soumis à la puissance des Dieux, mais à quel prix ? A celui d’accepter la plaie et la douleur des hommes.
Étrange métaphore que Bénarès, là où liberté rime avec bruit, nuit et violence, et soumission avec silence, lumière et calme. Il y est facile d’être croyant, et difficile d’être un homme.