10 déc. 2012

NOUS AVONS PEUR DE PERDRE, ET SURTOUT DE REGRETTER CE QUE NOUS AURIONS PU GAGNER !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (12)
Après notre difficulté à prendre en compte le hasard, et notre propension à reconstruire le passé, voici le troisième thème : notre aversion à la perte. C’est cette découverte qui est à l’origine de ce que Daniel Kahneman a appelé la théorie des perspectives et qui, pour l’essentiel, lui a valu d’obtenir le Nobel d’Économie en 2002.
De quoi s’agit-il ? Une fois encore d’une idée simple : nous avons plus peur de perdre 1 € que d’en gagner 1 €. Cette observation démontrée par de nombreuses expériences est lourde de conséquences, car, à elle seule, elle remet en cause les fondements des théories classiques économiques : en effet, celles-ci, implicitement ou explicitement, reposent sur l’idée que « (1) + (-1) = 0 » et font l’hypothèse que le comportement humain cherche à maximiser la somme de ses gains et de ses pertes.
Dans son dernier livre, Daniel Kahneman revient sur ce point fondamental :
« Le « taux d'aversion à la perte » a été estimé dans le cadre de plusieurs expériences et se situe généralement entre 1,5 et 2,5. (…) Il y a des risques que vous n'accepterez pas, peu importe les millions que vous pourriez gagner si vous avez de la chance. (…) La douleur de perdre 900 euros représente plus de 90 % de la douleur causée par la perte de 1  000 euros. Ces deux idées sont l'essence même de la théorie des perspectives. »
Notre aversion à la perte se complique avec la notion de regret : face à une décision à prendre, nous choisirons non pas seulement celle qui maximisera le rapport entre gain et perte, mais celle qui aussi ne risquera pas de déclencher de trop grands regrets. Voici un exemple tiré du livre :
« Voici deux problèmes :
- Problème 6 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 million d'euros OU 50 euros avec certitude.
- Problème 7 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 million d'euros OU 150 000 avec certitude.
Comparez, dans chacun des deux cas, la douleur anticipée si vous décidez de parier mais que vous ne gagnez pas. Dans les deux cas, l'échec est une déception, mais la douleur potentielle est aggravée dans le problème 7 par le fait que vous savez que si vous choisissez de parier et que vous perdez, vous regretterez la « cupidité » de votre décision qui vous a coûté 150  000 euros. Avec le regret, la perception du résultat dépend d'une option que vous auriez pu choisir, mais que vous avez finalement repoussée. »
(à suivre)

7 déc. 2012

PRISONNIER DE LA TOUR DU HAREM DE TRIVANDRUM


Promenade en terres indiennes (10)
Où suis-je ? Mes pas m’ont-ils perdu, emmené loin de cette Inde que je parcourais, il y a quelques minutes encore ? Suis-je face à une porte interdite ? Vais-je basculer dans un monde nouveau ?
Pourtant, non. Tout autour de moi, c’est bien toujours l’effervescence de Trivandrum, la capitale du Kerala, cité bouillonnante de voitures, de motos, de vélos et de passants qui, tous, s’ignorent, les uns les autres. Chacun poursuit son chemin, sans prêter attention à ce qui l’entoure, se faufilant dans les méandres de la fourmilière humaine, inaccessible au brouhaha qui l’environne. J’entends derrière moi les cars qui s’extraient de la boue qui jonche le sol. Je sens un peu plus loin, la gare hantée de trains, de mendiants et de voyageurs. Le ciel est strié de fils, qui sont autant de messagers pour des conversations inconnues et silencieuses.
Alors que fait ici cette tour issue d’une mosquée absente ? Pourquoi ses murs sont-ils teints du rouge du palais impérial ? Est-ce une excroissance de la cité interdite ? Que cachent ces briques percées d’une succession de triangles ? Est-ce une formule secrète et cabalistique, écrite par un savant disparu et laissée là pour me perdre ?
Je me décide toutefois à en pousser la porte. Après tout, peut-être que ce n’est bien que l’Indian Coffee House, ce café mis en exergue dans tous les guides.

Une fois franchi le passage dessinant la frontière entre le réel et ce qui ne l’est plus, j’escalade une spirale qui n’en finit pas. Petit à petit, marche après marche, pas après pas, je m’insère dans la tour.
Sur le côté, des tables sont scellées dans le sol. Quelques initiés sont assis, et en silence, mangent, boivent ou méditent. Les grands prêtres se tiennent le long du noyau central. Habillés de parures volées au temps jadis, ils m’observent. Vais-je être accepté ? Viendront-ils à moi pour me retirer mes vêtements occidentaux qui parjurent la solennité du lieu ?
Je sais que je ne ressortirai plus jamais de ce harem indien qui sera ma prison et ma cage dorée. Apercevant des bribes de la rue au travers des meurtrières qui parcourent les parois externes, je n’aurai plus comme destin que d’être un objet de plaisir pour ceux qui m’y ont attiré. Les serveurs n’en étaient pas, et sont les eunuques chargés tout aussi bien d’accéder à chacun de mes désirs, que de m’interdire ceux que ma condition a rendu prohibés. Me voilà encagé dans les fantasmes de mes caprices.
Si jamais il vous advient de passer par Trivandrum, et que vous apercevez la tour maléfique de l’Indian Coffee House, ne poussez pas sa porte…

6 déc. 2012

L’INCONSCIENCE EST UN DES MOTEURS DU CAPITALISME !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (11)
Troisième et dernier volet sur notre propension à reconstruire le passé, à avoir l’illusion de la validité… bref à nous tromper sur notre capacité à comprendre et prévoir : comment ce défaut est-il un des moteurs de la société actuelle et du capitalisme ?
Selon les travaux menés par Daniel Kahneman, sans notre cécité par rapport au futur et notre optimisme sur nos propres capacités, aucun investissement ne serait réalisé, aucune acquisition faite, aucune entreprise créée :
« La prise de risque optimiste des chefs d'entreprise contribue certainement au dynamisme d'une société capitaliste, même si la plupart des preneurs de risque subissent des déceptions. (…)
Bien souvent, j'ai posé cette question à des fondateurs et des membres de start-up innovantes : dans quelle mesure vos résultats dépendront-ils de ce que vous faites dans votre entreprise ? Une question manifestement facile. La réponse vient rapidement et dans mon petit échantillon, elle n'a jamais été inférieure à 80 %. Même quand ils ne sont pas sûrs de réussir, ces gens audacieux estiment avoir leur sort presque entièrement entre leurs mains. Ils ont certainement tort. Le résultat d'une start-up dépend autant des performances de ses concurrents et des changements sur le marché que de ses propres efforts. (…)
Les directeurs financiers étaient beaucoup trop confiants dans leur capacité à prévoir le marché. L'excès de confiance est une autre manifestation de COVERA (1): quand nous estimons une quantité, nous nous appuyons sur les informations qui nous viennent à l'esprit et nous bâtissons une histoire cohérente où cette estimation trouve son sens. (…) Un directeur financier qui informe ses collègues qu'il y a « de bonnes chances que les retours de S&P se situent entre –10 % et + 30 % » peut s'attendre à quitter la pièce sous les quolibets. Ce large intervalle de confiance est un aveu d'ignorance, ce qui est socialement inacceptable de la part de quelqu'un qui est payé pour s'y connaître dans le domaine financier. Même s'ils savaient à quel point ils en savent peu, les responsables seraient pénalisés s'ils l'admettaient. »
D’ailleurs à l’inverse si nous étions capables de prévoir ce qui allait arriver, aucune entreprise ne créerait de la valeur durablement, car progressivement toutes les entreprises s’aligneraient sur la stratégie gagnante. C’est bien le fait que ce soit le hasard et l’incertitude qui régissent notre qui est le garant de nos libertés, de l’innovation et de la créativité.
Faut-il encore l’admettre, et ne pas tomber dans le travers de Jean-Paul Sartre qui lui avait fait écrire : « Je préfère le désespoir à l’incertitude ». Non l’incertitude, et notre incapacité à savoir à l’avance ce qui va advenir, sont la source de l’espoir.
(à suivre)

(1) « COVERA = Ce qu’on voit et rien d’autre » traduction de l’expression originale de Daniel Kahneman : « WYSIATI : What you see is all there is »

5 déc. 2012

AFFIRMER QUE LA CROISSANCE SE REDRESSE À PARTIR D'UNE VARIATION DE 0,2% N'A AUCUN SENS !

Compte-tenu de l'incertitude sur la mesure du PIB, il serait temps d'arrêter de dire n'importe quoi à partir d'une évolution non significative
Comment se calcule un taux de croissance : il est la dérivée du Produit intérieur brut (PIB), c'est-à-dire qu'il mesure sa vitesse annuelle d'évolution.
Première remarque, ceci suppose que le PIB mesuré soit bien représentatif de l'activité réelle du pays, mais admettons...
Supposons que le PIB est mesuré à 1% près, ce qui serait déjà une performance statistique exceptionnelle. Ceci veut dire que, si l'on affirme que le PIB de l'année N-1 est de 100, on ne sait pas quelle est sa valeur réelle entre 99 et 101.
Imaginons que les calculs montrent une croissance de 1%, c'est-à-dire un nouveau PIB pour l'année N de 101. De même, en fait, on ne sait pas où il se situe entre 100 et 102.
Comme le monde est incertain, et les processus qui le régissent sont chaotiques (au sens mathématique du terme), on ne peut pas affirmer que l'on se trompe toujours dans le même sens : on a pu surestimer le PIB en année N-1, et le sous-estimer en année N.
Donc dans cette situation, l'incertitude qui porte sur le taux de croissance est la suivante : le PIB a pu passer de 99 à 102 (surestimation en année N-1 et sous-estimation en année N), soit un taux de croissance de 3%, ou de 101 à 100 ((sous-estimation en année N-1 et surestimation en année N) soit un taux de -1%.
Ainsi si l'on mesure le PIB à 1% près et que l'on constate un taux de croissance de 1%, on ne peut pas savoir où se situe le taux de croissance entre -1 et +3% : le taux d'incertitude est de +/- 2 % !
Si jamais le PIB était mesuré à 0,1% près, le même raisonnement montre qu'un taux de croissance de 1% serait en fait situé entre 0,8 et 1,2% (1). Or qui pourrait sérieusement imaginer que l'on est précis à 0,1% sur le PIB ? Déjà un taux d'incertitude de 1% est bien optimiste...
Il serait donc temps d'arrêter de tirer des conclusions à partir de chiffres qui ne veulent rien dire : trouver pour la France un taux de croissance de 0,2% ne nous fournit aucune information sur l'évolution de la conjoncture, car la variation est bien trop faible !
Mon propos n’est évidemment pas de dire que l’on devrait se désintéresser de savoir comment va l’économie de notre pays, et si elle est ou non en croissance, mais que la variation observée ne veut rien dire.
Ne serait-il pas temps de s’en rendre compte, et d’arrêter de – excusez la brutalité de mon propos – dire, et donc de faire collectivement n’importe quoi ? Il y a urgence…

(1) Le PIB initial est toujours entre 99,9 et 100,1, et après croissance cette fois entre 101,1 et 100,9. Le taux de croissance est donc entre (101,1/99,9 – 1) et (100,9/100,1 – 1), soit entre 1,2 et 0,8%.