11 déc. 2012

REFUSER DE JOUER UNE SEULE FOIS À UN JEU QUE NOUS JOUERIONS À RÉPÉTITION !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (13)
Notre aversion à la perte présente une autre caractéristique : l’effet de dotation, c’est-à-dire la douleur que nous avons à nous séparer de ce qui nous appartient, ou que nous considérons comme tel. Cette douleur de perdre ou de risquer perdre est pour chacun d’entre nous est supérieure à celle de l’acquérir.
Ceci est à l’origine de comportements que la vision simplificatrice et mathématique des économistes ou des pseudo-sociologues en mal d’équation, a dû mal à intégrer, car elle ne rentre pas dans leur modèle sensé représenter nos comportements.
Daniel Kahneman imagine par exemple le cas suivant : « Deux grands passionnés de sport prévoient de faire 70  kilomètres pour voir un match de basket. L'un d'eux a payé son ticket ; l'autre était sur le point de l'acheter quand un ami lui en a offert un. Une tempête de neige est annoncée pour le soir du match. Lequel des deux est le plus susceptible de braver la tempête pour voir le match ? »

Bien sûr, c’est celui qui l’a payé qui sera le plus enclin à braver les intempéries, et pourtant les deux se trouvent théoriquement face à la même situation : le risque lié aux intempéries vaut-il face au fait d’assister à un match de football ? Mais l’un aura la sensation de perdre ce qui lui appartient, et l’autre pas. Donc les deux choix ne sont pas identiques.
Autre exemple encore plus troublant : imaginez un pari à pile ou face dans lequel vous pourriez perdre 100 € ou en gagner 200. Présenté ainsi, les expériences montrent que la plupart refusent de jouer. Maintenant, quelles seront les pertes et les gains si vous jouez deux fois de suite : vous aurez alors une chance sur quatre de gagner 400, un sur deux de gagner 100, une sur quatre de perdre 200. Le jeu paraît plus attractif, n’est-ce pas ? Si jamais, vous jouez trois fois de suite, vous aurez une chance sur huit de gagner 600, trois sur huit de gagner 300, trois sur huit de ne rien gagner du tout, et une sur huit de perdre 300. Qui refuserait un tel pari ?
Et pourtant, vous et moi, nous refuserions très probablement de jouer une seule fois. Comment se fait-il donc que nous serions prêts sans hésiter à jouer trois fois, mais pas une ? C’est un des effets les plus surprenants de notre aversion démontré par Daniel Kahneman : comme nous sommes vraiment très mauvais en calcul de probabilité et que nous avons plus peur de perdre que de gagner, nos comportements sont illogiques !
Pour lutter contre ce travers qui nous amène à prendre des décisions absurdes, Daniel Kahneman recommande de ne plus penser un événement comme isolé, mais d’imaginer que nous aurons plus fois de suite à prendre la même décision, et de nous poser alors la question de ce que nous ferions : si nous sommes prêts à prendre plusieurs fois la même décision, n’hésitons pas à la prendre une fois !
Il exprime ceci ainsi : « Posez-vous la question suivante si vous le voulez bien : êtes-vous sur votre lit de mort ? Est-ce la dernière proposition de petit pari favorable que vous aurez à envisager ? Bien sûr, il est peu probable que l'on vous propose exactement le même pari à nouveau, mais vous rencontrerez de nombreuses occasions d'étudier des paris attractifs dont les enjeux seront très faibles par rapport à votre richesse. Vous vous accorderiez une grande faveur financière si vous étiez capable de voir chacun de ces paris comme faisant partie d'un ensemble de petits paris et de vous répéter le mantra qui vous fera approcher de bien plus près la rationalité économique : vous gagnez peu, vous perdez peu. »

Décidément nous sommes bien loin de ces êtres théoriques que manipulent les économistes : c’est la différence entre les « Humains » et les « Econs », dernier thème qui me reste à aborder…
(à suivre)

10 déc. 2012

NOUS AVONS PEUR DE PERDRE, ET SURTOUT DE REGRETTER CE QUE NOUS AURIONS PU GAGNER !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (12)
Après notre difficulté à prendre en compte le hasard, et notre propension à reconstruire le passé, voici le troisième thème : notre aversion à la perte. C’est cette découverte qui est à l’origine de ce que Daniel Kahneman a appelé la théorie des perspectives et qui, pour l’essentiel, lui a valu d’obtenir le Nobel d’Économie en 2002.
De quoi s’agit-il ? Une fois encore d’une idée simple : nous avons plus peur de perdre 1 € que d’en gagner 1 €. Cette observation démontrée par de nombreuses expériences est lourde de conséquences, car, à elle seule, elle remet en cause les fondements des théories classiques économiques : en effet, celles-ci, implicitement ou explicitement, reposent sur l’idée que « (1) + (-1) = 0 » et font l’hypothèse que le comportement humain cherche à maximiser la somme de ses gains et de ses pertes.
Dans son dernier livre, Daniel Kahneman revient sur ce point fondamental :
« Le « taux d'aversion à la perte » a été estimé dans le cadre de plusieurs expériences et se situe généralement entre 1,5 et 2,5. (…) Il y a des risques que vous n'accepterez pas, peu importe les millions que vous pourriez gagner si vous avez de la chance. (…) La douleur de perdre 900 euros représente plus de 90 % de la douleur causée par la perte de 1  000 euros. Ces deux idées sont l'essence même de la théorie des perspectives. »
Notre aversion à la perte se complique avec la notion de regret : face à une décision à prendre, nous choisirons non pas seulement celle qui maximisera le rapport entre gain et perte, mais celle qui aussi ne risquera pas de déclencher de trop grands regrets. Voici un exemple tiré du livre :
« Voici deux problèmes :
- Problème 6 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 million d'euros OU 50 euros avec certitude.
- Problème 7 : choisissez entre 90 % de chances de gagner 1 million d'euros OU 150 000 avec certitude.
Comparez, dans chacun des deux cas, la douleur anticipée si vous décidez de parier mais que vous ne gagnez pas. Dans les deux cas, l'échec est une déception, mais la douleur potentielle est aggravée dans le problème 7 par le fait que vous savez que si vous choisissez de parier et que vous perdez, vous regretterez la « cupidité » de votre décision qui vous a coûté 150  000 euros. Avec le regret, la perception du résultat dépend d'une option que vous auriez pu choisir, mais que vous avez finalement repoussée. »
(à suivre)

7 déc. 2012

PRISONNIER DE LA TOUR DU HAREM DE TRIVANDRUM


Promenade en terres indiennes (10)
Où suis-je ? Mes pas m’ont-ils perdu, emmené loin de cette Inde que je parcourais, il y a quelques minutes encore ? Suis-je face à une porte interdite ? Vais-je basculer dans un monde nouveau ?
Pourtant, non. Tout autour de moi, c’est bien toujours l’effervescence de Trivandrum, la capitale du Kerala, cité bouillonnante de voitures, de motos, de vélos et de passants qui, tous, s’ignorent, les uns les autres. Chacun poursuit son chemin, sans prêter attention à ce qui l’entoure, se faufilant dans les méandres de la fourmilière humaine, inaccessible au brouhaha qui l’environne. J’entends derrière moi les cars qui s’extraient de la boue qui jonche le sol. Je sens un peu plus loin, la gare hantée de trains, de mendiants et de voyageurs. Le ciel est strié de fils, qui sont autant de messagers pour des conversations inconnues et silencieuses.
Alors que fait ici cette tour issue d’une mosquée absente ? Pourquoi ses murs sont-ils teints du rouge du palais impérial ? Est-ce une excroissance de la cité interdite ? Que cachent ces briques percées d’une succession de triangles ? Est-ce une formule secrète et cabalistique, écrite par un savant disparu et laissée là pour me perdre ?
Je me décide toutefois à en pousser la porte. Après tout, peut-être que ce n’est bien que l’Indian Coffee House, ce café mis en exergue dans tous les guides.

Une fois franchi le passage dessinant la frontière entre le réel et ce qui ne l’est plus, j’escalade une spirale qui n’en finit pas. Petit à petit, marche après marche, pas après pas, je m’insère dans la tour.
Sur le côté, des tables sont scellées dans le sol. Quelques initiés sont assis, et en silence, mangent, boivent ou méditent. Les grands prêtres se tiennent le long du noyau central. Habillés de parures volées au temps jadis, ils m’observent. Vais-je être accepté ? Viendront-ils à moi pour me retirer mes vêtements occidentaux qui parjurent la solennité du lieu ?
Je sais que je ne ressortirai plus jamais de ce harem indien qui sera ma prison et ma cage dorée. Apercevant des bribes de la rue au travers des meurtrières qui parcourent les parois externes, je n’aurai plus comme destin que d’être un objet de plaisir pour ceux qui m’y ont attiré. Les serveurs n’en étaient pas, et sont les eunuques chargés tout aussi bien d’accéder à chacun de mes désirs, que de m’interdire ceux que ma condition a rendu prohibés. Me voilà encagé dans les fantasmes de mes caprices.
Si jamais il vous advient de passer par Trivandrum, et que vous apercevez la tour maléfique de l’Indian Coffee House, ne poussez pas sa porte…

6 déc. 2012

L’INCONSCIENCE EST UN DES MOTEURS DU CAPITALISME !

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (11)
Troisième et dernier volet sur notre propension à reconstruire le passé, à avoir l’illusion de la validité… bref à nous tromper sur notre capacité à comprendre et prévoir : comment ce défaut est-il un des moteurs de la société actuelle et du capitalisme ?
Selon les travaux menés par Daniel Kahneman, sans notre cécité par rapport au futur et notre optimisme sur nos propres capacités, aucun investissement ne serait réalisé, aucune acquisition faite, aucune entreprise créée :
« La prise de risque optimiste des chefs d'entreprise contribue certainement au dynamisme d'une société capitaliste, même si la plupart des preneurs de risque subissent des déceptions. (…)
Bien souvent, j'ai posé cette question à des fondateurs et des membres de start-up innovantes : dans quelle mesure vos résultats dépendront-ils de ce que vous faites dans votre entreprise ? Une question manifestement facile. La réponse vient rapidement et dans mon petit échantillon, elle n'a jamais été inférieure à 80 %. Même quand ils ne sont pas sûrs de réussir, ces gens audacieux estiment avoir leur sort presque entièrement entre leurs mains. Ils ont certainement tort. Le résultat d'une start-up dépend autant des performances de ses concurrents et des changements sur le marché que de ses propres efforts. (…)
Les directeurs financiers étaient beaucoup trop confiants dans leur capacité à prévoir le marché. L'excès de confiance est une autre manifestation de COVERA (1): quand nous estimons une quantité, nous nous appuyons sur les informations qui nous viennent à l'esprit et nous bâtissons une histoire cohérente où cette estimation trouve son sens. (…) Un directeur financier qui informe ses collègues qu'il y a « de bonnes chances que les retours de S&P se situent entre –10 % et + 30 % » peut s'attendre à quitter la pièce sous les quolibets. Ce large intervalle de confiance est un aveu d'ignorance, ce qui est socialement inacceptable de la part de quelqu'un qui est payé pour s'y connaître dans le domaine financier. Même s'ils savaient à quel point ils en savent peu, les responsables seraient pénalisés s'ils l'admettaient. »
D’ailleurs à l’inverse si nous étions capables de prévoir ce qui allait arriver, aucune entreprise ne créerait de la valeur durablement, car progressivement toutes les entreprises s’aligneraient sur la stratégie gagnante. C’est bien le fait que ce soit le hasard et l’incertitude qui régissent notre qui est le garant de nos libertés, de l’innovation et de la créativité.
Faut-il encore l’admettre, et ne pas tomber dans le travers de Jean-Paul Sartre qui lui avait fait écrire : « Je préfère le désespoir à l’incertitude ». Non l’incertitude, et notre incapacité à savoir à l’avance ce qui va advenir, sont la source de l’espoir.
(à suivre)

(1) « COVERA = Ce qu’on voit et rien d’autre » traduction de l’expression originale de Daniel Kahneman : « WYSIATI : What you see is all there is »