26 août 2013

« JE PENSE QU’IL Y A LA PLACE POUR PEUT-ÊTRE CINQ ORDINATEURS DANS LE MONDE ENTIER »

The Wisdom of Crowds – Patchwork
Quand un auteur américain remet en cause le mythe de l’homme miracle et tout puissant…
Voici un patchwork réorganisé sous des sous-titres de mon cru et traduit par mes soins…
Il est impossible d’avoir raison dans l’incertitude
Nous avons tous l’habitude des prévisions absurdes faites par les rois du business : Harry Warner, disant en 1927 : « Qui pourrait bien avoir envie d’entendre les acteurs parler ? », ou Thomas Watson d’IBM en 1943 : « Je pense qu’il y a la place pour peut-être cinq ordinateurs dans le monde entier ».
Conseco a fait faillite, et ses actions ne valent plus qu’un penny. Des histoires identiques peuvent être racontées sur les dirigeants qui ont piloté Kodak, Xerox, AT&T, Lucent, et pas mal d’autres… Le point n’est pas que ces dirigeants sont stupides. En fait, c’est exactement le contraire. Ces personnes ne sont pas passées de brillantes à stupides en une seule nuit. Ils étaient intelligents et expérimentés à la fin comme au début. C’est juste qu’ils n’avaient jamais été assez expérimentés pour donner la bonne réponse à chaque fois, probablement parce que personne ne l’est.
Alchian n’a pas dit que les hommes d’affaires les plus performants sont chanceux, ni que le talent ne compte pas. Mais il a dit qu’il est difficile de savoir si une entreprise continuera à réussir aussi bien.
Il suffit de règles simples pour fédérer efficacement un groupe
On peut dire que la culture permet aussi la coordination, ce en établissant des normes et des conventions qui régulent les comportements.
Chaque étourneau agit de son propre chef, en suivant quatre règles : 1) rester aussi près que possible du centre ; 2) rester à une distance de deux à trois fois la largeur de son corps, de son voisin ; 3) ne heurter aucun autre étourneau ; 4) si un faucon plonge sur lui, s’écarter. Aucun étourneau ne sait ce que les autres oiseaux vont faire. Aucun étourneau ne peut demander à un autre oiseau de faire quelque chose. A elles seules, ces règles permettent à la volée de se déplacer dans la bonne direction, résister aux prédateurs, et se regrouper après s’être divisée.
La solitude ne conduit pas à la performance
Ce qui est surprenant dans le succès des collaborations entre les laboratoires (pour la recherche sur le virus SRAS) est qu’absolument personne ne les avait en charge.
Puisque la science est devenue de plus en plus spécialisée et que les sous-thèmes à l’intérieur de chaque discipline ont proliféré, il est devenu difficile à une seule personne de savoir tout ce qu’il faut savoir.
Face à l’incertitude, le jugement collectif d’un groupe de dirigeants est meilleur que celui du meilleur des dirigeants… Un groupe relativement petit d’individus disposant d’informations variées et faisant des hypothèses sur la probabilité de voir des événements incertains se produire, aboutit, si l’on agrège leurs jugements, à une décision presque parfaite.
Sans confiance, il n’y a ni société, ni croissance
Depuis des siècles, le capitalisme a évolué vers plus de confiance et de transparence, et moins de comportements égoïstes. Ce n’est pas une coïncidence si cette évolution a apporté plus de productivité et de croissance.
Plus important, les coûts à mettre en place pour une transaction auraient été exorbitants, si l’on avait dû investiguer chaque accord, et s’appuyer sur la menace d’une procédure judiciaire pour tout contrat. Pour qu’une économie prospère, ce qui est nécessaire n’est pas la foi aveugle dans les bonnes intentions des autres – la vigilance de l’acheteur reste une réalité importante –, mais la confiance basique dans les promesses et les engagements que chacun fait concernant les produits et les services.
Comme l’économiste Stephen Knack l’écrit, « le type de confiance qui est incontestablement favorable à la performance économique d’un pays, est la confiance entre étrangers, ou plus précisément entre deux résidents de ce pays, pris au hasard. Notamment dans des populations vastes et mobiles où la connaissance mutuelle et les effets de la réputation sont limités, une part importante des transactions mutuellement bénéficiaires impliquera des parties sans aucuns liens personnels préalables. »
Sans confiance, pourquoi payer ses impôts ?
Pour comprendre pourquoi les gens paient leurs impôts, il y a trois choses qui comptent. La première est d’avoir confiance, en un certain sens, dans ses voisins, et de croire que, généralement, ils agiront correctement et feront face à leurs obligations raisonnables… Couplé à cela, mais il s’agit d’un autre point, est la confiance dans le gouvernement, qui consiste en la confiance que le gouvernement dépensera intelligemment, et dans l’intérêt national l’argent collecté… La troisième sorte de confiance est celle que l’État trouvera et punira les coupables, et évitera de punir les innocents.
Une autre façon de le dire, est que le bon fonctionnement d’un système fiscal nourrit son bon fonctionnement. Et j’affirme que ce feed-back positif qui est à l’œuvre est un des comportements coopératifs les plus performants. Après tout, le mystère de la coopération est que Olson avait raison : il est rationnel d’agir en solitaire. Et pourtant, la coopération, que ce soit à petite ou à grande échelle, pénètre toute société saine.
(Article paru en 2 parties les 14 et 15 mai)

23 août 2013

CACHÉES

Angkor et Encore (3)
Voilà déjà quelques minutes que j’avance dans la jungle cambodgienne, ce sur une piste tout à fait aménagée, quand le bruit sourd du torrent et de ses cascades me parvient. Encore quelques pas, et les arbres se séparent pour laisser libre cours à un paysage fait d’eau et de rocs.
Au premier coup d’œil, rien de particulier, un ruisseau parmi d’autres, un paysage où, comme à l’habitude, règnent les bambous et le vert.
Pourtant si votre regard se fait plus attentif et moins superficiel, s’il ne s’arrête plus à la surface de l’eau, mais plonge à l’intérieur, s’il s’intéresse aux aspérités sur lesquelles le courant rebondit, vous y découvrirez une constellation de sculptures polies par le temps.
A Kbal Spean, les ouvrages de hommes ne sont pas superstructures, ils n’habillent pas des colonnes ou des frontons, non, ils tapissent le fond des cours, et se cachent dans les profondeurs.
Ici, des divinités et des crocodiles sur lesquels rebondit un tourbillon d’eau. Là, des plots et des formes géométriques qui dessinent un tableau géométrique.
Qu’est-ce qui a bien pu conduire ces artistes d’antan à écrire en creux leurs créations ? Pourquoi les avoir cachées de la sorte ?
J’imagine quelque raison pratique, et je transforme ce plan d’eau en une salle de bain, dotée d’un tapis de bain antidérapant.
Peut-être que ces crocodiles ne sont pas des sculptures, mais de vrais animaux transformés en pierre par quelque divinité lointaine.
Une pluie de mousson torrentielle interrompt le cours de mes pensées. Le rideau vertical vient compléter le flux horizontal, créant de nouvelles projections. Lessivé par les images, mes rêveries et la violence de l’orage, je quitte cette exposition aquatique et me replonge dans la jungle…
A Baphuon, les hommes ont été pris à leur propre piège, aux conséquences de leur présomption à vouloir lutter contre le déroulement du temps.
Parce que le temple menaçait de s’écrouler, parce qu’ils croyaient qu’en le démontant, ils pourraient le consolider, ils ont patiemment ôté pierre après pierre, en prenant garde de les numéroter et de dessiner un plan d’ensemble.
Mais la guerre et l’invasion des khmers rouges sont passées par là, et les plans ont été perdus.
Depuis lors, gît un puzzle géant de 300 000 pièces. Ne reste plus que le souvenir d’un temple qui existait, il y a encore quelques années, et un tas de pierres que l’imaginaire de chacun peut s’amuser à assembler…

21 août 2013

COMPRENDRE CE QUI ÉMERGE ET DIRIGER SANS DÉCIDER

Les radeaux des fourmis de feu
Voici un extrait court de mon interview du 9 avril 2013 sur Radio Notre Dame, où j'explique comment les fourmis de feu construisent des radeaux vivants pour survivre aux inondations.



(Article paru le 13 mai 2013)

19 août 2013

LA LOGIQUE AVANT LE MAL

Quand le meilleur côtoie le pire
Les hasards des méandres de Facebook m’ont donné accès à une image étrange : selon celle-ci, un des philosophes clés du vingtième siècle, Ludwig Wittgenstein a été « camarade » de classe d’un autre autrichien, encore malheureusement plus célèbre, Adolf Hitler.
Cette information est confirmée sur Wikipedia. On y trouve même une note relative au livre de Kimberly Cornish, Wittgenstein contre Hitler, dont la thèse très controversée suppose qu'ils se connaissaient, et que Hitler aurait nourri pour Wittgenstein une aversion à l'origine de son antisémitisme et donc de la Shoah.
Ce n’est pas cette hypothèse polémique que je m’intéresse, mais simplement le hasard de cette coïncidence : savoir que celui qui est à l’origine d’une des pensées les plus riches et porteuses d’avenir, a été assis aux côtés de celui qui allait conduire une partie de l’humanité dans une apocalypse barbare est troublant.
La synchronicité ne s’arrête d’ailleurs pas là, puisque la publication du Tractatus logico-philosophicus ne précède que de quelques années celle de Mein Kampf : la naissance de l’idéologie du mal se faisait en même temps que celle de la logique. Ou plus exactement la logique a précédé de peu celle du mal. Où est la logique ?
Il n’y a évidemment rien à conclure d’un tel rapprochement, à part de dire que les chemins de la vie amènent des télescopages étonnants.
Je vais finir en donnant la parole au seul qui mérite de la garder, à savoir évidemment Ludwig Wittgenstein, et ce au travers de quelques citations qui illustrent bien l’ironie de la situation :
« Je me rappelle parfaitement que, quelques temps avant ma naissance, je croyais que... »
« Mais si l'on dit : « Comment pourrais-je savoir ce qu'il veut dire, puisque je ne vois que les signes qu'il donne », je répliquerai : « Comment pourrait-il se savoir ce qu'il veut dire, puisque lui aussi n’a à sa disposition que ces signes ? » »
« Est pourvue de sens la phrase que l'on peut non seulement dire, mais aussi pense. »
« Le rêve se produit-il vraiment pendant le sommeil, ou est-il un phénomène imputable à la mémoire de l'homme réveillé ? »
Et évidemment pour finir sa célèbre conclusion de son Tractatus, qui est là tellement opportune :
« Ce dont on peut parler, il faut garder le silence. »
(Article paru le 6 mai 2013)

13 août 2013

L'INCERTITUDE EST UNE BONNE NOUVELLE

Interview par Vincent Neymon sur Radio Notre Dame 9 Avril 2013
Le 9 avril dernier, j’ai été l’invité du Grand Témoin sur Radio Notre Dame. Cette interview menée par Vincent Neymon m’a permis d’aborder bon nombre des sujets qui me sont chers.
Voici mis en ligne la totalité de cette émission illustrée par quelques images et vidéos de mon cru :
La première partie porte sur les thèmes suivants :
- Pourquoi l'incertitude est une bonne nouvelle
- Qu'est-ce que le Neuromonde
- Portrait de Robert Branche par Marion Duchêne
- On ne peut pas comprendre ce qui est nouveau
- L'histoire des radeaux des fourmis de feu
- La confiance

Dans la deuxième, je parle de :
- Vision, pragmatisme et confiance
- Le lâcher-prise qui n'est pas le laisser-faire
- Diriger n'est pas décider
- Les matriochkas stratégiques de L'Oréal
- Nous sommes d'abord des êtres massivement "inconscients"
- Mon quasi-décès



(Article paru le 23 avril 2013)

9 août 2013

ANGKOR ENCORE EN CONSTRUCTION

Angkor et Encore (2)
Au bord d’Angkor Wat, un guetteur est figé de toute éternité. Indifférent à ce qui l’environne, il reste stoïque. Pour bien montrer le mépris qu’il ressent vis-à-vis de la masse des touristes qui se pressent à l’entrée du temple, il leur tourne le dos, laissant sa croupe signifier ce qu’il en pense.
En est-il ainsi depuis l’origine ? Ou dans des temps immémoriaux, faisait-il face à ceux qui pénétraient en ces lieux magiques ? Était-il alors le sourire du gardien bienveillant qui les accueillait ? S’est-il un jour retourné vers l’eau, par fatigue, par ennui, ou par jeu ?
Quoi qu’il en soit, je le comprends. Une telle paix respire de la contemplation de ce paysage.
Doucement, sans bruit, pour ne pas le fâcher, je me glisse à ces côtés, m’assieds sur le sol et laisse glisser mes jambes le long du rebord.
Longtemps, sans nous parler, nous resterons côte à côte, nos regards perdus dans les eaux…
Équilibre improbable de cette colonne qui soutient encore – mais pour combien de temps – la corniche de pierre. La précarité de l’assemblage apporte une beauté insolite à l’extrémité de ce temple, situé au sein de l’ensemble Banteay Kdei.
Mais ma vision n’est-elle pas erronée ? Pourquoi croire que le temple est en train de s’effondrer, et que ce que je vois en est la démonstration ? Pourquoi imaginer un passé reluisant, devenu virtuel et absent ?
Après tout, rien ne me dit que ce n’est pas l’inverse. On vient peut-être de glisser cette colonne sous la corniche. Il faudrait que je revienne dans quelques jours ou quelques mois, pour voir si, oui ou non, la construction a avancé.
J’aime rester dans ce doute et cette incertitude. Le futur m’appartient, tant que je ne le connais pas. Je vois bien que tous les touristes qui m’entourent, sont accompagnés de guides qui leur racontent l’histoire du lieu. Pourquoi ont-ils donc ce besoin, et pourquoi ne s’abandonnent-ils pas aux flux de leurs imaginations et leurs rêveries ?
Autre temple, autre rêverie. À Ta Prohm, les arbres sont les sculptures qui habillent les murs et les parois.
Ils sont assis sur le rebord du mur, et leurs racines, telles des jambes, plongent le long des parois verticales. Leurs troncs émergent, et tout en haut, leurs frondaisons dominent la scène.
Souvenir de mes cours de construction, où l’on m’apprenait pourquoi il fallait mettre des fers à l’intérieur du béton. Si mes souvenirs sont exacts, ils apportent la cohésion en mettant sous tension de béton, tout en apportant une certaine souplesse.
Les arbres me semblent faire de même. Ils sont les fers des temples de Ta Prohm. Des fers vivants qui se rient de la rouille, et se nourrissent au plus profond du sol.
Qui sait, peut-être aussi ont-ils extrait du sol les pierres ? Je les vois comme les architectes, les ingénieurs et les ouvriers. Ils ont dessiné les plans, fait les calculs, et assembler les pierres. Le temple n’est pas détruit par les arbres, il est construit par eux.
C’est un de ces arbres qu’il faut que je ramène à Banteay Kdei pour terminer la colonne et la corniche…

7 août 2013

LA DÉMOCRATIE DES ABEILLES

Danser pour se parler
Si jamais vous voyez une abeille danser, ne croyez pas qu’elle est prise de folie, un rêve de mini Noureev en quelque sorte,  non, elle est en train de parler avec ses sœurs : Karl von Frisch, éthologiste allemand et prix Nobel de physiologie ou médecine en 1973, a montré que les abeilles se servaient de la danse pour communiquer entre elles.
Par les modalités des mouvements qu’elles effectuent, elles indiquent à leurs congénères l’intérêt de ce qu’elles ont découvert, la direction dans laquelle cela se trouve, ainsi que la distance.
C’est ainsi par exemple que la découverte de fleurs particulièrement riches en pollen peut être transmise au sein de la ruche.



Mais il y a encore plus surprenant : grâce à leur danse, les abeilles échangent des informations entre elles, et choisissent par un vote majoritaire, le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche. Cette capacité collective mise en évidence et analysée par Thomas D. Seeley est tout à fait spectaculaire…

L'intelligence répartie des abeilles
La danse des abeilles est aussi le support d’un processus démocratique :
- Quand la recherche d’un emplacement pour une nouvelle ruche est rendue nécessaire, quelques dizaines exploratrices partent explorer les environs à la recherche d’une cavité présentant les caractéristiques requises (taille de la cavité, position et taille de l’ouverture, distance par rapport au sol). Elles prospectent à des distances pouvant aller à quelques kilomètres.
- Quand elles en découvrent une, elles reviennent et expriment par une danse, l’intérêt de ce qu’elles ont trouvé, ainsi que sa position. Les exploratrices qui ne sont pas encore parties, ou celles qui, après avoir indiqué le résultat de leur recherche, étaient devenues spectatrices, regardent ces danses et choisissent la proposition qui leur semble la plus intéressante. Elles partent alors à leur tour à la découverte de cet emplacement, et mènent leur propre évaluation. Elles reviennent ensuite et dansent à leur tour.
- Ainsi de proche en proche, les meilleurs emplacements recrutent un nombre croissant d’exploratrices les supportant. Quand un des emplacements est supporté par un nombre d’exploratrices qui dépasse un certain quota, la décision de le choisir est enclenchée, et l’ensemble de la ruche décolle, guidée par les exploratrices qui savent où il se trouve.
Des études ont montré que ce processus de décision collective correspondait à celui du cerveau des animaux plus sophistiqués : « Ces systèmes sont fondamentalement similaires à ceux des systèmes cognitifs élaborés par la sélection naturelle pour être capables d’acquérir et de traiter des informations afin de prendre des décisions. (…) Le processus de décision d’un essaim d’abeilles fonctionne fondamentalement de la même façon qu’un cerveau de singe. » 1
Ainsi l’essaim est une entité qui a globalement les capacités cognitives qui seront plus tard celle d’un individu seul, individu qui sera le fruit de l’évolution : la colle sociale a anticipé la sophistication future.



(1) Thomas D. Seeley, Honeybee Democracy

(Article paru en 2 parties les 18 et 22 avril 2013)

5 août 2013

NAISSANCE DES RADEAUX DE FEU

Peut-on comprendre ce qui émerge et diriger sans décider
A la rentrée d’octobre sortira mon nouveau livre. Pourquoi attendre six mois alors qu’il est aujourd’hui terminé ? Parce que je veux lui laisser le temps de « se reposer », et que je rédigerai la version finale cet été. Volonté de pouvoir le peaufiner et lui adjoindre quelques dernières réflexions.
Mais son contenu est d’ores et déjà figé, ainsi que son titre et sa couverture (cf. la photo ci-jointe).
Pourquoi ce titre « Les radeaux de feu » ? Parce que la métaphore centrale de mon livre est l’histoire des fourmis de feu et de leur capacité à créer collectivement un radeau pour survivre aux inondations, histoire que j’ai résumée dans mes articles de mercredi et jeudi dernier (voir La force de la tribu des fourmis et Peut-on être sauvé par ce que l’on ne comprend pas ?). Soyons clair, il n’est évidemment pas question d’assimiler les hommes à des fourmis : c’est seulement le principe collective de cette propriété émergente qui est centrale.
Sans surprise, ce livre est un prolongement de mes livres précédents, et les lecteurs assidus de mon blog peuvent avoir une idée de son contenu.
A l’origine de ce livre, se trouve une double interrogation :
- Pourquoi pense-t-on le management des entreprises comme si celles-ci étaient un produit hors-sol, né de nulle part ? Ne serait-il pas plus pertinent de chercher à l’inscrire dans l’évolution du monde depuis son origine ? Ou formulé autrement, ne sont-elles pas plus le produit du monde, que celui des hommes ?
- Quelle est l’importance de la décision dans la direction des entreprises ? Est-ce que le poids des décisions d’un dirigeant est essentiel, ou sont-elles finalement peu de choses dans la marée des décisions quotidiennes prises de toutes parts ? Si oui, peut-on diriger sans décider, ou presque ?

Un voyage au pays de l'incertitude, des emboîtements et des émergences
Pour lire et découvrir la totalité de mon livre, il vous faudra donc attendre encore six mois. En forme d’apéritif, je vais en évoquer déjà le plan.
Il est composé de deux parties de taille sensiblement égales.
Dans la première, je dresse le récit des quelques quinze milliards d’années qui se sont écoulées depuis le Big Bang. J’y suis à la recherche de constantes qui pourraient sous-tendre son évolution, constantes qui seront ensuite utiles dans la deuxième partie.
Nous y passons successivement au travers du monde minéral, végétal, animal, humain et enfin du Neuromonde, le nouveau monde de la connexion qui est devenu le nôtre. Au sortir de ce voyage, vous verrez que trois mots en sont au cœur : incertitude, emboîtement et émergence…
Dans la deuxième partie, je commence par repositionner l’entreprise comme étant inscrite dans cette évolution, et donc comme un emboîtement pris dans l’incertitude et les émergences.
Ensuite, je m’y interroge sur la capacité à la diriger dans un tel contexte et tente d’apporter une réponse :
- Comment construire une stratégie résiliente : peut-on le faire au travers de matriochkas stratégiques ?
- Comment agir au quotidien : peut-on définir et construire une ergonomie des actions émergentes ?
- Quel profil pour le dirigeant : comment aller vers un dirigeant porteur de sens et de compréhension ?
Introduction du livre
Quand je lis des traités sur le management des entreprises, j’ai souvent l’impression que leurs auteurs considèrent que l’entreprise est une entité tombée du ciel, née pour toujours et qu’émettre des critiques la concernant est un crime de lèse-majesté.
A croire que les penseurs du management sont créationnistes, et nient l’évolution ! Penseraient-ils qu’un Deus ex-machina est venu déposer une entité parfaite au milieu des hommes ? Car enfin, l’entreprise n’est née qu’il n’y a que quelques centaines d’années, et moins de deux cents ans pour sa forme actuelle, c’est-à-dire rien au regard de l’histoire du monde qui se compte en milliards d’années pour les temps du minéral et végétal, et en centaines de milliers pour l’homme.
Pour ma part, ne croyant pas que l’entreprise soit un produit hors-sol ou qu’elle ait surgi du néant, je la vois comme une construction contingente, issue d’un passé dont on ne peut faire table rase. Elle n’est pas réellement un construit des hommes, elle est un construit du monde. Donc pour comprendre l’entreprise, il faut comprendre le monde.
Voilà pourquoi mon livre accorde une place importante au récit de ces presque quinze milliards d’années qui ont vu naître successivement le minéral, le végétal, l’animal, l’homme, et tout récemment notre neuromonde, ce monde de l’interdépendance et de la connexion.
Je ne vais pas y prendre parti quant au caractère originel ou non du Big Bang. Je laisserai ce point aux experts, me contentant d’un récit depuis cette origine.
Je ne chercherai pas non plus à y être exhaustif, mais m’arrêterai sur les points saillants, soit parce qu’ils sont les témoins des lignes de force de l’évolution, celles que l’on retrouve dans les entreprises, soit parce qu’ils sont des ruptures signifiantes.
J’y montrerai que ce qui tisse et dirige cette évolution est le trépied de la croissance de l’incertitude, de la multiplication des emboîtements, et des émergences de nouvelles propriétés.
Afin de faciliter la lecture et de préparer le passage à l’entreprise, j’ai choisi d’émailler ce récit d’une série de commentaires sur l’entreprise, commentaires qui sont des embryons de ce qui sera repris et détaillé dans la deuxième partie.
Au cœur du monde animal, vous y découvrirez les fourmis de feu, ces êtres apparemment si minuscules, et pourtant capables de se transformer en radeau vivant, ces représentantes de la puissance d’une énergie collective, et de la petitesse d’un individu face à elle. Un appel à la modestie face à la force du groupe.
Certes nous ne sommes pas des fourmis, mais, comme une fourmi de feu peut, tout en ne sachant toujours pas elle-même nager, constater qu’elle participe à créer un radeau qui flotte, le dirigeant d’une entreprise ne devrait-il pas admettre que la puissance de celle-ci le dépasse et qu’il ne sert à rien de la contrôler ou de prétendre la comprendre ?
Cette modestie et cette lucidité ne sont pas du tout un abandon. Elles sont acceptation des limites, et le préalable à une action réelle et mature : le management par émergence est un levier puissant pour apprendre à utiliser et orienter ce que l’on constate et que l’on ne comprend pas. C’est se croire tout puissant tant dans la compréhension que dans l’action, qui conduit à l’inverse à l’impuissance réelle…
C’est à l’explicitation de cette nouvelle façon d’aborder le management que je consacrerai la deuxième partie de cet ouvrage, en abordant successivement l’élaboration de la stratégie et sa traduction en chemins stratégiques, l’ergonomie des actions émergentes, pour finir sur le profil du dirigeant et son mode d’engagement.
En route donc à la suite des radeaux de feu…

(Article paru en 3 parties entre les 15 et 17 avril 2013)

2 août 2013

SYSTÈME D

Angkor et Encore (1)
Passer de la Thaïlande au Cambodge, c’est changer d’univers. Certes l’Asie est toujours évidemment là, ainsi que le bouddhisme. Mais autant la pauvreté est absente en Thaïlande, et la progression du niveau de vie visible et rapide, autant le Cambodge est comme décroché, perdu, isolé du dynamisme des pays qui l’entourent. Si un bâtiment est récent, ou en cours de restauration, il y a toujours sur le côté un panneau annonçant que ceci est fait sous l’égide de telle ou telle organisation caritative…
Finalement ce pays est un peu comme cette enfant qui essaie, au milieu des ruines d’un temple d’Angkor, d’avancer sur ce vélo trop grand.
Impossible pour lui d’atteindre la pédale lorsqu’elle se trouve tout en bas. Toute l’astuce est donc de donner l’impulsion nécessaire avec l’autre. Cahin-caha, il s’en sort et chemine, dans son équilibre précaire, au sein du dédale des pierres qui jonchent le sol.
La scène est certes amusante et pittoresque, et l’enfant est habillé d’un magnifique sourire, mais quelle perte d’énergie, quelle inadéquation entre les deux tailles, et quelle fragilité !
Belle métaphore de son pays qui, presque joyeusement, se reconstruit dans des habits issus du passé, et devenus comme trop grands après les massacres commis par les khmers rouges.
A quelques dizaines de kilomètres de Siem Reap, et des temples d’Angkor, j’ai rencontré un témoignage de la puissance d’imagination des Khmers.
A Battambang, une voie de chemin de fer unique permet de desservir une série de villages, avant d’aller jusqu’à Phnom Penh. Sur un telle voie, les trains ne peuvent pas se croiser, et donc impossible d’organiser correctement la desserte locale.
Aussi une solution originale a-t-elle été trouvée, ne mettant en œuvre que des produits existants localement : avec un petit moteur, quatre roues, un peu de métal, des bambous, et pas mal d’imagination est né le « Bamboo train », un train démontable qui assure le transport des voyageurs et des produits entre les villages.
Quand deux trains se trouvent face à face, ils s’arrêtent, et l’un des deux est rapidement démonté. Il suffit d’enlever le plateau de bambou, de le mettre de côté, de retirer les roues et le tour est joué. Quelques instants plus tard, il est remonté. (voir la vidéo ci-dessous pour mieux comprendre).
C’est aussi une attraction pour les quelques touristes de passage, mais c’est d’abord une solution bricolée qui désenclave la campagne…
Tout ceci mérite bien une bière… et naturellement une Angkor.
Encore et Angkor…


31 juil. 2013

LES FOURMIS DE FEU SONT SAUVÉES PAR DES RADEAUX QUI LES DÉPASSENT

La force de la tribu des fourmis de feu
Les fourmis de feu vivent essentiellement, en Amérique du Sud, où elles sont nées et prospèrent. Elles sont des forces de la nature, capables de se déplacer rapidement et de tout ravager sur le chemin.
Comme tous les êtres vivants dans ces régions, elles sont soumises à un phénomène chronique et destructeur : les pluies diluviennes et les inondations. Tant que la pluie ne dépasse pas une certaine intensité, tout va bien elles peuvent continuer leur progression. Mais quand l’inondation survient, elles vont être emportées comme des fétus de paille et leur toute puissance n’est rien face à la puissance des courants.
Comment font-elles donc pour survivre ? Ont-elles individuellement appris à nager ? Voit-on les unes partir en un crawl réinventé, les autres à la brasse ? Non, dès que le risque d’une inondation est patent, avant d’être submergées par le flot, elles s’agrippent les unes aux autres, emprisonnent, chacune et ensemble, un maximum d’air, et forment une sorte de radeau qui a la souplesse et la résistance d’une balle de tennis. Cette structure de forme quasi circulaire a une double propriété : elle est résistante, et elle est insubmersible. Toutes ensemble, les fourmis sont devenus un radeau qui flotte quoi qu’il arrive.
Au cœur du radeau, bien protégée par toutes ses ouvrières, se trouve la reine. Avec l’air embarqué, non seulement tout le monde flotte, mais respire. Les jours peuvent passer, rien de grave ne survient : même si le radeau heurte une souche emportée par le courant, il n’est pas détruit ; s’il est pris dans des torrents ou des vagues, il ondule dans le courant. Probablement quelques fourmis périront au cours du voyage, mais comment les compter et qui s’en préoccupe ? Seul vrai risque, les poissons qui, s’ils repèrent un tel radeau, vont s’en nourrir. Aucun système n’est pas parfait, et la probabilité d’une rencontre avec un poisson est faible. Un jour, au gré des courants, le radeau en vient à se trouver heurter la rive. Alors les fourmis du bord s’y agrippent, la reine est transportée, les liaisons se dénouent et la marche conquérante des fourmis de feu reprendre.
Peut-on être sauvé par ce que l'on ne comprend pas ? 
Nous voilà donc avec des fourmis de feu qui, tout en ne sachant pas nager, élaborent un radeau insubmersible. Mais au fait, comment est né le premier radeau ? Les fourmis de feu ont-elles été fatiguées de se voir décimées, année après année, par les inondations à répétition ? Ont-elles un jour mis sur pied un bureau d’études pour chercher quelle pouvait être la meilleure réponse à ces cataclysmes récurrents ? Après avoir débouché sur quelques idées, ont-elles construit des prototypes, avant de retenir le principe du radeau ? Se sont-elles ensuite entraînées à le réaliser le plus rapidement possible ? Non, n’est-ce pas… La solution a dû naître au hasard des télescopages de la vie. Les seules fourmis qui sont passées au travers des aléas de l’évolution sont celles qui ont acquis cette propriété. Impossible de savoir comment cela s’est passé.
D’ailleurs, posons-nous alors une question « simple » : une fourmi de feu est-elle capable de comprendre, ou simplement de percevoir des propriétés qui la dépassent, mais auxquelles elle participe, et qui n’existeraient pas sans elle ? Sait-elle ce qu’elle fait et pourquoi elle le fait ? Imaginez-vous à l’intérieur du corps d’une fourmi de feu en train d’agripper votre voisine : comment pourriez-vous conceptualiser ce que vous êtes en train de faire, ce d’autant plus que vos capacités cognitives individuelles sont très limitées ?
Dommage que je ne puisse pas interroger une fourmi pour avoir la réponse ! Mais il est quand même peu probable qu’elle soit à même de comprendre ce qui la dépasse au sens strict du terme. Même nos chercheurs les plus émérites ont du mal à modéliser ces radeaux flottants et leur caractère quasiment indestructible

(Photo David Hu and Nathan J. Mlot)

(Article paru en 2 parties les 10 et 11 avril 2013)

29 juil. 2013

L'ICEBERG DE L'INCONSCIENT

Qui suis-je ?
« Je pense, donc je suis » a affirmé Descartes il y a presque cinq cents ans. Quel chemin parcouru depuis, et quelle remise en cause tant de la notion de pensée, que celle d’identité ! En effet, ce « je » conscient, celui qui est capable non seulement de constater ce qu’il fait, mais pourquoi il le fait, n’est que la pointe immergée de l’iceberg de notre identité.
En effet, comme, par hypothèse, nous n’avons accès qu’à nos processus conscients, c’est-à-dire à ce que nous pouvons analyser, jusque tout dernièrement, nous ne nous sommes pas rendus compte qu’une bonne partie de ce qui nous sous-tend, nous est inaccessible, profondément caché dans les profondeurs de nos processus inconscients ou déformé par nos souvenirs et nos émotions.
Je ne parle pas là seulement des processus qui régissent l’équilibre de notre corps ou qui nous permettent de marcher ou nager sans y penser. Non, c’est bien la totalité de nos processus cognitifs qui sont en jeu, et nous ne sommes que « superficiellement » conscients : la plupart du temps n’avons accès qu’aux conséquences de choix inconscients qui ont été fait à l’insu de nous-mêmes, si ce « nous-mêmes » ne recouvre que notre conscience.
Voulez-vous quelques exemples pour vous montrer la taille de l’iceberg de nos processus inconscients ?
Un enfant croît désirer librement du lait
Voici quelques exemples pour vous montrer la taille de l’iceberg de nos processus inconscients :
- Si, bébé, vous avez dû attendre un biberon pendant plusieurs heures dans une pièce où tout était rouge, couleur que vous découvriez pour la première fois. Cette situation a laissé une trace indélébile avec laquelle vous vivez depuis : à chaque fois que vous voyez la couleur rouge, vous vous sentez mal à l’aise et ressentez une émotion négative violente. Et, comme vous n’avez aucun souvenir conscient de cette épisode initial, vous ne comprenez pas pourquoi.
- Notre mémoire n’est pas un système stable et figé : chaque souvenir est décomposé lors de son stockage initial, puis, à chaque rappel, reconstruit et modifié. Se souvenir, c’est un peu comme transporter un meuble en le démontant et en le remontant de façon incomplète et un peu inexacte. Ces souvenirs sont en plus colorés par les émotions ressenties alors.
- Il est dimanche matin, vous venez de vous réveiller. Comme votre planning est libre, que rien n’est prévu, vous devez décider de ce que vous allez faire de cette journée. Rapidement trois options s’imposent à vous, et c’est entre elles que vous choisissez. Pourtant le nombre réel des choix possibles était beaucoup plus vaste : vos processus inconscients ont fait un premier tri, et vous n’avez traité consciemment qu’un choix limité.
- Face à un jeu où il s’agit de trouver parmi quel tas il est plus intéressant de tirer des cartes, vous trouvez quelle est la bonne stratégie, avant d’être capable d’expliquer ce que vous faites. Ce n’est que plus tard que vous pourrez expliciter les raisons de votre choix.
- Face à un choix complexe et multicritères, ce n’est pas la décision consciente qui aboutit à un choix qui correspond le mieux à vos objectifs annoncés : c’est en faisant confiance à votre intuition que vous ferez le meilleur choix, ceci notamment à cause de la capacité des processus inconscients à traiter rapidement et de façon parallèle des données complexes.
- Notre système nerveux ne vous « donne à voir » de façon consciente, qu’une seule interprétation du monde à un instant donné, alors que d’autres réponses possibles ont aussi été traitées, et chacune avec un niveau de vraisemblance associée. Si l’on vous demande de fournir après un certain intervalle de temps, une deuxième réponse, la moyenne des deux réponses sera meilleure que chacune prise isolément, même si la deuxième est moins bonne que la première.
- Au-delà de la vision consciente, il y a ce qui a été baptisée « la vision aveugle » : des informations que vous ne savez pas avoir vus sont traitées et aboutissent à des prises de décision. Par exemple, vous pouvez désigner des objets que vous ne savez pas avoir vus, ou ressentir des émotions pour des visages dont vous n’avez aucun souvenir conscient.
Comme Spinoza l’a écrit, il y a longtemps : « C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir la vengeance, ou un pusillanime, la fuite. »
Le moi s'invente des histoires
C’est bien d’un iceberg qu’il s’agit : l’essentiel de l’énergie consommée par le cerveau est appelée « l’énergie sombre », représenterait 80% du total et serait consommée en continu, même quand notre cerveau est en repos.
Enfin, si jamais nous sommes confrontés à un événement inexplicable, nous n’hésiterons pas à réinventer un passé qui n’existe pas :
- Si la raison de notre comportement est liée à une information subliminale, inaccessible à notre conscience, nous trouverons une autre explication.
- Si nous croyons avoir fait un choix, nous construisons des raisons pour l’expliquer.
Siri Hustvedt, une poétesse et essayiste, a vécu une histoire exemplaire de recomposition du passé. Comme elle le relate, dans « La femme qui tremble », elle a un souvenir d’enfance très précis qui se déroule alors qu’elle avait quatre ans. Elle voit très bien du lieu exact où il s’est déroulé, lieu qui est celui de sa maison d’enfance. Sauf qu’elle s’est rendue compte dernièrement que cette maison n’avait pas encore été acquise par sa famille quand elle avait quatre ans.  Elle avait reconstruit une histoire simple, cohérente et facilement racontable.
Jung définit ainsi le moi : « J’entends par Moi un complexe de représentations formant, pour moi-même, le centre du champ conscienciel, et me paraissant posséder un haut degré de continuité et d’identité avec lui-même… Mais le Moi n’étant pas le centre du champ conscienciel ne se confond pas avec la psyché ; ce n’est qu’un complexe parmi d’autres. Il y a donc lieu de distinguer le Moi et le Soi, le Moi n’étant que le sujet de ma conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalité de la psyché, y compris de l’inconscient. » 1

Le "Je" créateur d'incertitude
Comment puis-je dire « je » alors que bon nombre de mes actes échappe à ma volonté consciente ? Comment puis-je avoir une sensation d’identité et de continuité, alors que tout se forme et se déforme sans cesse, que tout est bâti sur des sables mouvants ? Inutile d’imaginer me raccrocher à ma mémoire comme un quelconque absolu, puisqu’elle est faite de rocs et de sables mouvants. Aussi, comment puis-je dire « je » ?
Dire « je », c’est arriver à passer au travers de trois étapes : percevoir le temps présent, même si c’est au travers d’interprétations ; s’en souvenir, même si c’est à coups de déformations ; savoir que l’on s’en souvient, c’est-à-dire arriver à relier tous ces événements dans une trame temporelle et s’identifier à cette continuité élaborée.
Comme l’a écrit Joëlle Proust : « Prenons par exemple un souvenir comme « je me rappelle que j’ai visité le château de Versailles ». Il ne suffit pas que « je » dans « je me rappelle » et « je » dans « j’ai visité » se trouvent faire référence à la même personne ; il faut en outre que je sache qu’il s’agit bien de la même personne. (…) Pour être une personne, on doit au minimum être conscient de deux événements (d’avoir vu Versailles et de s’en souvenir) et de les rassembler dans la même expérience consciente présente concernant le même « je ». » 2
Le défi est d’arriver à ce processus d’identification alors que nous ne percevons que la pointe de l’iceberg de nos processus mentaux : notre « soi », c’est-à-dire tout ce que le cerveau qui habite notre corps a conçu, trié et piloté, est beaucoup plus vaste que le « moi », que nous connaissons.
Aussi, où commence et finit notre identité ? Doit-elle s’arrêter au « je » conscient ? Ou, pouvons-nous être tenus pour responsables de tout ce que mon corps a fait, y compris en cachette de notre volonté effective ? Vastes questions auxquelles je ne sais pas personnellement, quelle réponse apporter…
Quoi qu’il en soit, nous devons admettre ne connaître que la partie émergée de notre iceberg. Nous sommes et serons toujours des inconnus pour nous-mêmes. Aussi, nous devons apprendre à vivre avec ces terres inaccessibles qui nous habitent. Il n’y a pas d’autre issue.
Autre conséquence, il est bien illusoire de croire que le cerveau humain est capable de réduire l’incertitude qui grandit avec le monde. Au contraire, il est, lui-même, comme tout ce qui habite l’univers et s’y développe, un facteur d’accélération de l’incertitude !

(1) CG Jung, Types psychologiques
(2) Joëlle Proust, La nature de la volonté

(Article paru en 4 parties entre le 17 et le 21 janvier 2013)

26 juil. 2013

RÊVES ET POSSIBILITÉS

Télescopages thaïlandais (2)
En marchant parmi les arbres, vous aurez parfois l’impression d’être épié, regardé, surveillé. Pourtant aucun bruit autour de vous. Rien. Personne n’est là, vous en êtes sûr.
Mais vous n’avez pas rêvé. Arrêtez-vous, et regardez un peu mieux. Là au milieu de la trame des racines qui tissent le tronc de cet arbre, un visage de pierre vous dévisage. Parfaitement immobile, il est nourri de la sève qui l’encercle.
Mais qui supporte l’autre ? Est-ce si certain que ce masque s’y cache ? N’est-il pas plutôt en train d’y naître ?
Restez donc suffisamment longtemps sans bouger, et attendez de voir ce qui va se passer. Petit à petit, quand il sera en confiance, il se mettra à avancer vers vous. Il aura du mal au départ à s’extirper des liens qui l’attachent. Puis vous verrez, il s’approchera.
Alors vous entendrez la magie de ses enseignements, la puissance de sa pensée, et la force de l’histoire qui le porte et qu’il incarne…
Il est des ponts qui ne servent qu’accessoirement à franchir des rivières. C’est le cas de celui-ci qui, avant tout, dessine une perspective et est une invitation à aller de l’avant.
Vous pourriez avoir peur de vous y engager, pensant qu’il est fragile et instable. Vous imaginez déjà sa structure osciller sous vous pas, vous sentez les planches bouger, vous craignez que certaines ne se dérobent. Et qu’est-ce qui se cache dans les eaux boueuses qui coulent en dessous ?
Mais laissez-vous aller à la tentation de cette ouverture vers un infini qui s’échappe. Pourquoi avoir peur de ce qui n’est pas ? Pourquoi ne pas plutôt vous laisser attirer par ce futur potentiel.
Fermez donc les yeux, que votre main saisisse la corde qui court le long du pont, que votre pied fasse le premier pas, et ne pensez plus. Alors, la magie de ce que vous ne connaissez pas encore vous emportera…
A quoi jouent-t-ils, l’un accroché au dos de l’autre ? Quelle est la raison de ce couple insolite qui plane sur les eaux de Phuket ?
D’aucuns vous diront que celui qui se trouve derrière est un moniteur qui guide la course de ce parachute ascensionnel, et que celui qui se trouve devant n’est qu’une marionnette entre ses mains.
Peut-être…
Mais n’est-il pas plus intéressant de prendre cette juxtaposition, en oubliant ce que l’on a pu vous en dire ?
Vous verrez alors surgir plein de possibilités. L’homme en bleu est-il un parasite, un auto-stoppeur du ciel, qui a surgi de l’eau ? Ou essaie-t-il d’empêcher le parachute de décoller, tentant de l’attirer dans les flots ?
Et pourquoi l’autre est-il si inerte et passif ? Sait-il seulement qu’il n’est plus seul ? Attend-il le moment propice pour agir ?

(Le visage dans l'arbre se situe dans le temple d'Ayutthaya, à 75 km au Nord de Bangkok. Le pont est lui à Sukhothaï, l'ancienne capitale de la Thaïlande, située à 600 km au Nord de Bangkok. Inutile de préciser où se trouve Phuket...)

24 juil. 2013

FERMONS LE ROBINET DES VOITURES INUTILES !

Pourquoi continuons-nous à dépenser autant dans des objets dont nous nous servons si peu ?
Fin 2011, est sorti le numéro 2 de la revue PAM de l’Association des Anciens de l’École des Ponts et Chaussées, revue dont je suis éditorialiste. Ce numéro 2 était consacré au récent Forum mondial sur l’eau, et j’ai choisi de centrer mon billet non pas sur l’eau et le gaspillage que nous en faisons dans nos pays, mais à un autre dont on ne parle, à mon avis, pas assez, celui de toutes nos voitures qui roulent si peu, et la plupart du temps quasiment vides. Voici cet article tel qu’il est paru.
« Ferme ce robinet, et ne laisse pas couler l’eau ! C’est du gaspillage ! »
Combien de fois n’avons-nous pas entendu cette phrase dans notre enfance, ou ne l’avons-nous pas prononcée depuis ?
Au moment de la prise de conscience que cette ressource si essentielle risque de ne plus être au rendez-vous, ce même dans nos pays, il est plus que jamais d’actualité de lutter contre ce gaspillage. Quoi de plus naturel donc que la revue Ponts-Alliance face de l’eau, le thème central de son deuxième numéro.
Certes, certes…

C’est pourtant un autre robinet que je voudrais voir fermer, une autre eau que, sans cesse, nous laissons se dissiper emportant bon nombre des ressources de notre planète.
Quelle est cette « eau » que nous gaspillons chaque jour d’avantage ? Je veux parler de nos chères voitures.
Car enfin, nous n’arrêtons pas d’en acheter pour ne pas nous en servir :
- Même quand on l’utilise souvent, on ne s’en sert qu’une heure par jour – je mets de côté les représentants et autres professionnels de la voiture –, soit 4% du temps.
- Quand on est dans sa voiture, le plus souvent on est seul, soit un taux d’occupation de 25%, voire 20% pour les plus grandes.
- Ainsi les voitures les plus utilisées ne le sont qu’à moins de 1% de leur capacité.
- Et pour la plupart, leur occupation principale est celle d’être des ventouses sur des parkings…
Or en moyenne, en 2011, les Français ont dépensé 21 000 € pour acheter un véhicule, soit 12% de plus qu’en 2010 (1), véhicule qui perdra de la valeur quoi qu’il lui arrive, et qu’il faudra assurer, entretenir… et nourrir si jamais on décidait de le faire rouler.
Et quand je pense que d’aucuns se sont offusqués de voir Serge Gainsbourg lors d’une émission de télévision, brûler un billet de 500 F ! C’est pourtant ce que nous faisons collectivement en permanence en accroissant le parc automobile.
Un tel gaspillage coule-t-il de source ? N’est-il pas temps d’en appeler à l’émergence, là aussi, d’une économie sociale et solidaire (2) ? Pourquoi ne pas fluidifier la mobilité ?
Je sais que certains m’opposeront que la voiture est un statut, une façon de paraître en société. Mais est-ce raisonnable et durable, quand nous rentrons dans une période d’économie et de remise en cause de notre niveau de vie ? Et est-ce que pour la nouvelle génération, la voiture n’est pas plus une contrainte qu’un statut ?
D’autres voudront défendre ces usines qui sont parmi les dernières en France. Mais comment croire que la performance économique et la lutte contre le chômage passent par la production de biens largement inutilisés et consommant les ressources rares de la planète ?
Pourquoi pas alors simplement ouvrir des entreprises qui creuseraient des trous, que d’autres boucheraient, trous que l’on proposerait à la location ou la vente, le temps de leur existence ?
Cela ne serait pas plus utile, mais au moins, cela serait favorable à l’environnement !

(1) source L’Argus
(2) Comme notamment l'initiative de taxi partagé (http://www.cityzencab.com) ou de partage de voiture personnelle via internet.

(Article paru dans le Cercle Les Echos le 8 janvier, dans la revue PAM de Ponts Alliance de Décembre 2012, et sur mon blog le 10 janvier)