9 sept. 2014

LA SOLUTION FACE À L'INCERTITUDE N'EST PAS DANS L'ACCROISSEMENT DES CONTRÔLES, MAIS DE LA CONFIANCE

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (5)
Pourtant, souvent je vois encore des dirigeants qui tombent dans l'illusion du contrôle par la centralisation, et croient piloter parce qu’ils décident. Ils sont dans l’erreur du « Decido, ergo sum » !
Il est vrai que les forces qui luttent contre la décentralisation et le lâcher-prise sont fortes, et malheureusement de plus en plus en action :
- Le déficit de confiance se propage sans cesse : celui qui détient les rênes du pouvoir se croît supérieur, et pense que les abandonner aux autres est une prise de risque. Il ne voit pas que sa compréhension de la situation est faussée par la distance, et que la vraie prise de risque est de décider lui-même les modalités d’action.
– Fort de la puissance des systèmes d’information, il est dans l’illusion de la connaissance totale : connecté en temps réel avec tout ce qui se passe, il imagine qu’il peut voir et comprendre tout ce qui advient. Mais ces informations ne sont toujours que partielles, froides, et surabondantes.
– Pris dans la lumière constante des médias, il se sent vulnérable : plus rien n’est loin du centre, et tout peut l’atteindre immédiatement. Une erreur même mineure, commise dans une filiale lointaine, peut avoir des effets catastrophiques en terme d’image pour l’entreprise. Par peur d’être mis en cause, le dirigeant veut tout savoir.
– Sa responsabilité personnelle est accrue par la judiciarisation du monde : le dirigeant sait qu’il peut être juridiquement responsable de tout ce qui advient dans son entreprise, y compris pour des actes qu’il n’a pas personnellement décidés. Ce n’est vraiment de nature ni à la détendre, ni à faciliter la décentralisation.
Mais, malgré ces obstacles réels, et singulièrement les deux derniers, je reste convaincu que la pire des décisions est de vouloir décider de tout et de ne pas décentraliser.
Car, pour avancer dans le brouillard de l’incertitude, l'important c'est la confiance : sans l’abandon que représente la confiance, on est tétanisé dans une recherche de réassurance sans fin, et agir devient impossible.
Elle est multiforme : confiance en soi et en sa capacité individuelle à faire face aux situations ; confiance dans les autres, et les institutions, notamment dans l’entreprise où l’on se trouve. Elle est celle du paysan qui sème des graines, et sait, par expérience, qu’il devrait l’année prochaine avoir une récolte ; elle est celle du fabricant qui prévoit que tel bien devrait être vendu une fois fabriqué et mis en vente; elle est celle du client qui croît la promesse qui lui est faite…
Au dirigeant d'être le créateur de cette confiance. Sans confiance individuelle, il n’y a que des peurs, et aucune anticipation positive. Sans confiance collective, il n’y a ni cohésion, ni création de valeur globale durable.
Ainsi les qualités requises pour diriger sont-elles davantage celles d’un visionnaire philosophe et historien que d'un expert en mathématiques : avec la philosophie, il apprend l’importance de la quête du sens et la difficulté de l’atteindre ; avec l’histoire, la partialité et la vulnérabilité des interprétations. Il sait qu'il peut sous-traiter les calculs, jamais ni la compréhension, ni l’empathie, ni la vision !

8 sept. 2014

UN DIRIGEANT CONSCIENT DE SES LIMITES

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (4)
Tout homme, dirigeant compris, n'a accès qu'à la partie émergée de son identité : le "je" qu'il connait, la conscience qu'il a de lui-même ne sont que la surface de ce qu'il est. Quels que soient ses efforts, ses décisions et ses actes seront conduits majoritairement par ses processus inconscients : il doit l’avoir intégré, et donc se méfier des situations où son expérience et son passé pourraient l’amener à avoir des intuitions fausses. Ceci devrait l’amener à ne pas diriger une entreprise dans laquelle il n’a pas grandi, ou qui est trop éloignée de celle où il a travaillé.
Il doit aussi avoir compris que, dans notre "Neuromonde", ce monde de l'hyperconnectivité, ce monde où le moindre événement fait vibrer la toile collective, l’incertitude n’est pas le témoin d’un déficit de connaissance ou une anomalie, mais le fruit du développement, et croît inévitablement avec le vivant : s’il lutte contre elle, et pense la réduire par le contrôle et la prévision, il fait fausse route. Renforcer son entreprise, c’est l’accroître, tout en développant une capacité collective à en tirer parti.
Acceptation de ses émotions, compréhension de l’importance des processus inconscients, stabilité personnelle, on est bien loin de l’image d’un dirigeant qui serait performant pour avoir une tête bien faite, garnie d’équations, de mathématiques et de business plans en tous genres !
(à suivre)

5 sept. 2014

CAPTURÉ

Silhouettes
Le monde est peuplé de silhouettes figées, immobiles qui nous observent, nous les mobiles qui ne faisons que jouer à nous croire vivants.
D’aucuns les prennent pour des statues, des créations de mains d’hommes.
Peut-être ou peut-être pas... 
Comme je n’étais pas là lors de leurs naissances supputées, je préfère ne pas prendre le risque de les considérer secondes.
Je les vois primales, essentielles, occupant de tout temps, cet espace où je débouche.
Elles peuvent être petites ou majestueuses, à la tête penchée ou raides, en métal ou en terre, rieuses ou sinistres. Qu’importe !
Je m’arrête, me synchronise à leur fixité, me fige face à elles.
Alors parfois, au bout d’un moment, une minute, une heure, ce sont elles qui s’échappent.
A moi alors d’attendre un autre mobile qui aura la patience suffisante pour me libérer et prendre ma place...

4 sept. 2014

UN DIRIGEANT DOIT S'ENGAGER

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (3)
Il ne suffit pas de fixer le cap, il faut être présent et exemplaire au quotidien : diriger, ce n’est pas seulement dire et montrer, c’est savoir traduire ses pensées en actes et démontrer leur faisabilité.
Diriger, ce n’est pas non plus avoir peur de décider, c’est avoir compris que, si ses propres décisions sont parfois nécessaires, elles sont souvent de peu de poids face à toutes celles qui se prennent sans cesse et de partout.
Diriger, c’est aussi, dans notre monde de médias, être le porte-drapeau de son entreprise, non pas pour se mettre en avant, mais pour la mettre en avant : être fier du succès de ceux que l’on représente, et que l’on incarne.
Diriger c’est finalement souvent une affaire de courage. Mais pas le courage factice du violent ou de celui qui se croît supérieur. Non, le courage calme de celui qui s’engage, qui n’a peur ni d’expliquer, ni de revendiquer, ni d’assumer, qui est aux côtés de ceux qui agissent, qui, le cas échéant, défend l’entreprise et le collectif accumulé qu’elle représente.
(à suivre)

3 sept. 2014

UNE ENTREPRISE PEUT-ELLE SE PASSER DE DIRIGEANT ?

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (2)
Fascinant de regarder des étourneaux voler groupés tout en pouvant se scinder en cas d'attaque, des fourmis de feu se transformer en radeau vivant quand l'inondation surgit, ou des abeilles voter pour choisir un emplacement pour une nouvelle ruche... Aucun chef ne leur est nécessaire, aucun leader n'est là, et pourtant la collectivité avance et progresse.
Alors pourquoi n'en est-il pas de même pour les entreprises ? Pourquoi donc leur existence et leur développement sont-ils indissociables de la présence d’un dirigeant ?
D’abord parce qu'elles ne naissent pas d'elles-mêmes : pas d'émergence spontanée, pas d'auto-création ! Au départ, il y a toujours un projet individuel fait d’intuition et de volonté.
Ensuite, parce qu'à la différence d'un être vivant, une entreprise n'est pas dotée naturellement d'ADN : sans lui, prise dans les vagues de l’incertitude, la structure collective se désagrège. Sans un dirigeant pour fixer la stratégie et la transformer en culture partagée et vécue, pas d'ADN, et rapidement plus d'entreprise.
Or,  concevoir une stratégie et faire vivre une culture sont un art difficile et complexe qui allie :
- Vision : s’abstraire des bruits ambiants et des idées reçues pour penser à partir du futur, percevoir les points fixes, et imaginer ce qui n’existe pas encore, une mer à viser à tout jamais.
- Réalisme : s’assurer que cette vision n’est pas un rêve inaccessible, qu’elle est compatible avec ce que peut faire l’entreprise, et la transformer en culture quotidienne.
 (à suivre)

2 sept. 2014

LES DÉCIDEURS SONT MORTS, VIVE LES DIRIGEANTS !

Le management par émergence : Pour un Dirigeant porteur de sens et de compréhension (1)
Article paru dans la revue PAM n°4 de l’Association Ponts Alliance
La plupart des livres de management, des colloques ou des propos d’experts tournent autour de la décision : comment décider dans l’incertitude ? Les actionnaires, comme les salariés ou les pouvoirs publics semblent rêver d’un gourou charismatique qui saurait trouver le cap et sauver son entreprise du chaos environnant.
Mais comment dans un Neuromonde tissé d’incertitudes croissantes, du foisonnement de matriochkas s’emboîtant et se chevauchant, d’émergences multiples et imprévues de propriétés rendant obsolètes ce qui était pensé comme certain la veille, un dirigeant, seul ou avec une équipe rapprochée, pourrait-il sauver une collectivité ?
Daniel Kahneman est un de ceux qui a le mieux montré les limites de l’homme miracle. Dans son dernier livre, Thinking fast and slow, il s’en prend au mythe tant de la « main magique » dans le basket professionnel que du PDG sauveur de son entreprise : « Bien sûr, certains joueurs sont plus précis que d’autres, mais la séquence de tirs ratés et réussis satisfait tous les tests du hasard. La main magique n’est vraiment qu’une vue de l’esprit, les spectateurs étant toujours trop prompts à vouloir déceler ordre et causalité au cœur du hasard. »
Si l’impact direct du leader est réel, n’est-il pas évident qu’au fur et à mesure du déploiement du Neuromonde et des méga-entreprises, il est de plus en plus limité, et que tout dirigeant est de moins en moins légitime à clamer que c’est d’abord grâce à lui seul que le succès est arrivé ?
Car, si l’on réfléchit bien, dès que l’entreprise atteint une certaine taille, la plupart des décisions sont prises quotidiennement sans lui et loin de lui : à l’occasion d’un rendez-vous avec des clients, face à une panne imprévue dans une usine, lors de la découverte des spécificités d’un pays à l’autre bout de monde, pour faire face à l’attaque d’un concurrent,… Si tout remontait à lui, non seulement l’entreprise mourrait d’asphyxie, mais, comme il ne peut être ni omniscient, ni omnicompétent, le plus souvent la pire des décisions serait prise.
Mais si les Décideurs tout puissants sont morts, les entreprises, prises dans les vagues turbulentes de l’incertitude, ont plus que jamais besoin de Dirigeants, car sans eux, elles ne seront que ballotées et détruites.
Mais des Dirigeants qui ont compris que diriger, ce n’est réduire ni l’incertitude, ni la complexité, c’est savoir vivre avec et en tirer parti. Ce n’est ni facile, ni immédiat, car la tentation spontanée est de faire l’inverse.
Savoir faire face et accepter le vertige de l’émergence de la décision qui naît, plus qu’elle n’est voulue…

(à suivre)

1 sept. 2014

SO ?

Pour la reprise du live de mon blog, dernier retour sur le livre Thomas Piketty : qu'est-ce j'en retiens personnellement ?
Le capital du XXIe siècle (23)
Tout d’abord et essentiellement, l’intérêt des séries longues et des remises en perspective. Comment en effet réfléchir dans l’instantané ? Comment distinguer ce qui est courant de fond ou rupture réelle, de ce qui n’est qu’évènementiel ou écume provisoire autrement ? Chaque méandre fait par la Seine ne veut pas dire qu’elle change de destination !
Deuxièmement une forme de contradiction interne quand il prône à la fois la méfiance par rapport à la mathématisation du monde, et qu’il n’hésite pas à dire que telle ou telle équation est incontournable – comme par exemple β = s/g. Il tombe lui-même dans le piège qu’il dénonce à juste titre : le monde est trop complexe, et les phénomènes humains ne suivent pas des équations – pour reprendre l’expression de Daniel Kahneman, nous ne sommes pas des « Econs », mais « Humans » –, aussi les mathématiques doivent être utilisées avec circonspection, en la matière.
Troisième limite, le peu de poids qu’il donne à l’innovation technologique et aux ruptures techniques. Il est vrai que dans le passé – celui qu’il a observé dans ses séries longues –, les grandes ruptures ont d’abord été celles provoquées par les conquêtes et les guerres, mais, depuis les dernières décennies, nous vivons une accélération des mutations techniques, tant dans le rythme de leur succession que dans la vitesse de propagation. Elles sont et seront, j’en suis persuadé, une source croissante de décomposition et de recomposition du capital, et donc des inégalités. Il suffit par exemple d’avoir en tête les évolutions de valeurs des entreprises comme IBM, Microsoft, Motorola, Nokia, Apple, et plus récemment Google et Facebook pour s’en persuader.
Ces limites posées, il n’en reste pas moins que Thomas Piketty met l’accent sur quelques données majeures que tout responsable politique doit garder en tête :
- Imaginer que nous pourrions revenir à un taux de croissance très élevé comme pendant la période des Trente Glorieuses, est très probablement une illusion dangereuse.
- Les inégalités en capital comme en revenu, atteignent un niveau qui risque de faire exploser le consensus social sur lequel repose toute société.
- Le maintien d’un équilibre entre volonté de transmettre à ses descendants – et donc la nécessité de maintenir un droit à l’héritage – et capacité au renouvellement par les nouvelles générations est essentiel.
- L’importance prise par les finances internationales et la sophistication des outils employés conduisent à un enrichissement des plus riches, déconnecté d’une réelle prise de risque et d’un engagement entrepreneurial.

28 août 2014

AU PAYS DES INÉGALITÉS

Le capital du XXIe siècle (18) – Inégalités (Best of - Billets parus entre 2 et 17/7/14)
Poursuite de ma promenade au sein du livre de Thomas Piketty après la croissance et le capital, parlons des inégalités.
Nous en arrivons donc au thème des inégalités, celui dont on a le plus parlé au sujet du livre de Thomas Piketty, Le capital du XXIe siècle.
D’abord rien ou presque, puis l’immobilier, les actifs financiers tout en haut…
Première observation de Thomas Piketty, les inégalités face au capital sont toujours plus fortes que face au revenu :



« Pour donner un premier ordre de grandeur, la part des 10 % des personnes recevant le revenu du travail le plus élevé est généralement de l’ordre de 25 %-30 % du total des revenus du travail, alors que la part des 10 % des personnes détenant le patrimoine le plus élevé est toujours supérieure à 50 % du total des patrimoines, et monte parfois jusqu’à 90 % dans certaines sociétés.
De façon peut-être plus parlante encore, les 50 % des personnes les moins bien payées reçoivent toujours une part non négligeable du total des revenus du travail (généralement entre un quart et un tiers, approximativement autant que les 10 % les mieux payés), alors que les 50 % des personnes les plus pauvres en patrimoine ne possèdent jamais rien – ou presque rien (toujours moins de 10 % du patrimoine total, et généralement moins de 5 %, soit dix fois moins que les 10 % les plus fortunés).  »
Ainsi la moitié inférieure de la société ne posséderait que sa force de travail, et n’aurait accumulé aucun capital.
Une autre différence importante, cette fois à l’intérieur du capital, est la différence de sa composition en fonction de sa taille. Aujourd’hui, dans nos sociétés développées, le patrimoine net moyen est d’environ 200 000 € par adulte, et il est composé pour 2/3 par de l’immobilier, et 1/3 par des actifs financiers et professionnels.
Que devient cette répartition si on analyse par niveau de richesse ?
Les plus pauvres qui représentent 50% de la population ne détiennent que 5% du capital total, et pour eux le patrimoine moyen par adulte n’est que 20 000 €. Le plus souvent, ce sont des locataires, et leur patrimoine est composé de biens durables comme du mobilier ou une automobile. La part supérieure peut être propriétaire de son appartement, mais il est grevé des emprunts restant à rembourser, d’où un actif net modeste.
Les 40% suivants qui détiennent 35% du capital total, ont un actif moyen de 175 000 €. C’est au sein de cette tranche qu’apparaissent les premiers réels actifs financiers et économiques : quand le patrimoine dépasse les 300 000 €, l’immobilier représente encore l’essentiel, mais le patrimoine financier devient significatif, surtout quand les emprunts ont fini d’être remboursés.
Venons en maintenant aux 10% les plus favorisés. Leur patrimoine moyen est de 1,2 M€. Zoomons au sein de cette tranche.
Les premiers 9% ont un patrimoine de 900 000 €, versus 5M€ pour le 1% du haut. Ils sont tous propriétaires de leur appartement. Mais alors que les actifs immobiliers représentent de la moitié aux trois-quarts du patrimoine des premiers 9%, pour le décile supérieur, ce sont les actifs financiers et professionnels qui dominent : « Entre 2 et 5 millions d’euros, la part de l’immobilier est inférieure à un tiers ; au-delà de 5 millions d’euros, elle tombe au-dessous de 20 % ; au-delà de 20 millions d’euros, elle est inférieure à 10 %, et les actions et parts constituent la quasi-totalité du patrimoine.  »
Des populations qui partagent le même territoire, mais n’ont pas les mêmes préoccupations
Résumons en simplifiant la structure du capital telle qu’elle se présente dans un pays développé moyen, c’est-à-dire peu ou prou comme la France.
La première moitié de la population est locataire et n’a pour actif que ce qu’elle met dans l’appartement et dans quoi elle roule.
Puis à partir des patrimoines autour de 100 000€, commence le monde des propriétaires immobiliers, et le poids de cet investissement représente d’abord la totalité, et encore l’essentiel de leur patrimoine, ce jusqu’à 1M€, c’est-à-dire quand on atteint les derniers pourcentages de la population.
Au-delà, pour le dernier %, le poids de l’immobilier baisse, et nous entrons dans le monde des actifs financiers et professionnels, actifs qui deviennent dominants quand on dépasse les 2 M€.
Enfin après 20 M€, l’immobilier devient marginal.
Une autre façon de formuler cela, serait de dire :
- La moitié de la population est préoccupée par le niveau des loyers, et épargne pour meubler son appartement et acheter sa voiture. Aucun capital, uniquement des revenus, donc une très grande sensibilité à toute évolution des conditions de travail, ainsi que des loyers qui constituent une part essentielle des dépenses contraintes (plus de 20% aujourd’hui en France).
- 45% sont préoccupés par la valeur de l’immobilier qui constitue l’essentiel de ses actifs. La chute de la bourse et des placements financiers aura un impact sur leur capital, mais de deuxième ordre par rapport à l’évolution de l’immobilier. Une fois les emprunts remboursés, et si aucun nouveau projet d’agrandissement immobilier n’est nécessaire, une variation des revenus peut être amortie.
D’une société de rentiers à une société de cadres




Que s’est-il passé selon Thomas Piketty en matière de réduction des inégalités de revenus ? Beaucoup à cause des guerres, rien à cause d’un processus structurel de compression des inégalités. Telle est une des thèses majeures de son livre : les inégalités perdurent, et même se développent comme nous le verrons plus loin.
« Dans une large mesure, la réduction des inégalités au cours du siècle écoulé est le produit chaotique des guerres, et des chocs économiques et politiques qu’elles ont provoqués, et non le produit d’une évolution graduelle, consensuelle et apaisée. Au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé, et non la paisible rationalité démocratique ou économique.  »
Cette assertion est loin de faire l’unanimité aux seins des économistes. Comme un de mes amis me disait dernièrement : « Au temps des rois, seuls les nobles pouvaient lire la nuit. Au dix-neuvième siècle, toute la bourgeoisie le pouvait. Aujourd’hui tout le monde. Belle réduction des inégalités, non ? »
Il est vrai que l’accès au confort et technologies diverses se diffuse de plus en plus…
Sans entrer dans cette polémique entre experts, force est de constater que la tranche où les revenus du capital dominent les revenus du travail ne représente de nos jours que 0,1% des revenus les plus élevés, soit cinq fois moins qu’en 1930, et dix fois moins qu’en 1910.
Mais si les inégalités liées au capital se sont réduites, celles liées aux salaires restent, car, comme Thomas Piketty le rappelle, le salariat n’a jamais été un bloc homogène.
Thomas Piketty ramasse cela en une formule adroite : « Dans une large mesure, nous sommes passés d’une société de rentiers à une société de cadres. » Et il précise : « C’est-à-dire d’une société où le centile supérieur est massivement dominé par des rentiers (des personnes détenant un patrimoine suffisamment important pour vivre des rentes annuelles produites par ce capital) à une société où le sommet de la hiérarchie des revenus – y compris le centile supérieur – est composé très majoritairement de salariés à haut salaire, de personnes vivant du revenu de leur travail.  »
Le monde des super-cadres anglo-saxons




Arrêtons-nous maintenant sur une comparaison au sein des pays développés entre les pays anglo-saxons versus les autres, car depuis les années 70, nous vivons une évolution divergente.
Du côté des pays anglo-saxons, les inégalités de revenus se creusent.
Ainsi selon les calculs de Thomas Piketty, « si l’on cumule la croissance totale de l’économie américaine au cours des trente années précédant la crise, c’est-à-dire de 1977 à 2007, alors on constate que les 10 % les plus riches se sont approprié les trois quarts de cette croissance ; à eux seuls, les 1 % les plus riches ont absorbé près de 60 % de la croissance totale du revenu national américain sur cette période ; pour les 90 % restants, le taux de croissance du revenu moyen a été ainsi réduit à moins de 0,5 % par an. »
Bien plus, c’est le millième supérieur qui a capté l’essentiel : à eux seuls, ils ont absorbé plus de 30% cette croissance. Qui sont-ils ? D’abord des cadres dirigeants, et seulement pour moins de 5%, des sportifs, acteurs ou artistes. D’où une nouvelle formule de Piketty, concernant les USA : « Les nouvelles inégalités américaines correspondent bien plus à l’avènement des « super-cadres » qu’à une société de « superstars ». »
Cette évolution, on la retrouve dans les autres pays anglo-saxons, mais deux à trois fois moins forte.
A l’inverse dans les autres pays développés, aussi bien en Europe qu’au Japon, on ne retrouve pas cette évolution : la part du centile supérieur est sensiblement stable depuis les années 70, ce qui signifie que la captation des revenus s’est fait à due proportion de sa situation antérieure. Les inégalités ne diminuent, ni se creusent.
Même remarque pour le millime supérieur. Ainsi les salaires extrêmement élevés de quelques cadres dirigeants y sont suffisamment rares pour que ceci ne se traduise pas dans les indicateurs macroéconomiques.
En résumé, dans les pays anglo-saxons, l’inégalité des revenus a retrouvé ou est en passe de retrouver les niveaux records des années 1910-1920, alors qu’en Europe continentale et au Japon, elle est beaucoup plus faible et a peu changé depuis 1945.
Ceci est bien résumé par la comparaison entre les États-Unis et l’Europe : la part du décile supérieur évolue de façon synchrone jusqu’en 1970, puis diverge. En 2010, le décile supérieur représente près de 50% des revenus aux USA, contre 35% en Europe.
Une Europe devenue moins inégalitaire en terme de patrimoine que les États-Unis
Passons maintenant aux inégalités de patrimoine.
Là encore, on constate en France, et plus généralement en Europe, que la période des deux guerres mondiales a fortement réduit les inégalités de patrimoine, et que depuis, peu ou prou, la situation est stable, mais toujours avec un fort niveau de concentration :
- 65% du patrimoine est détenu en 2010 par le décile supérieur, contre près de 90% en 1910 et autour de 80% pendant tout le 19ème siècle.
- 25% par le centile supérieur en 2010, contre 60% en 1910, et 45 à 50% pendant le 19ème siècle.



Une autre façon de formuler cette évolution est de dire qu’il faut dix fois plus de personnes pour obtenir le niveau de détention : 10% de la population au lieu de 1% un siècle plus tôt.
Que dire de la comparaison entre Europe et États-Unis ?
D’abord une inversion des positions : l’Europe de 1910 était nettement plus inégalitaire que les États-Unis, le décile supérieur y détenant plus de 60% des biens contre 45%. Cent ans plus tard, de partout les inégalités ont diminué, mais nettement moins aux USA qui se retrouvent plus inégalitaires, avec 35% détenu par le décile supérieur contre 25% en Europe.
Selon Thomas Piketty, c’est cette forte réduction des inégalités, couplée avec la forte croissance qui est à l’origine de l’image si positive des Trente Glorieuses sur le vieux continent : « On a l’impression d’avoir dépassé le capitalisme, les inégalités et la société de classes du passé ». 
Et comme depuis la croissance s’est enrayée et que les inégalités ne régressent plus, nous serions en train de vivre le temps de désillusion. Thèse intéressante et probablement pertinente…
Le retour de l’héritage
Autre angle d’analyse concernant le patrimoine : celui de l’héritage. Quel est son poids ?
Je ne vais pas reprendre ici le détail des calculs de Thomas Piketty qui portent sur l’impact de l’allongement de la durée de vie, de la mortalité due aux deux guerres, du baby-boom qui en a suivi, puis du développement récent des donations.
Je vais me contenter de la synthèse qu’il en fait, c’est-à-dire de la part des patrimoines hérités dans le patrimoine total en France, et dans les ressources totales :
- Avant 1910, ils représentaient 85 à 90 % du patrimoine total, et 24% des ressources totales,
- Entre 1910 et 1970, chute rapide jusqu’à ne plus représenter que 45% du patrimoine, et 10% des ressources,
- Remontée depuis 1970 pour atteindre en 2010, 65% du patrimoine et 22% des ressources.


Ainsi la destruction engendrée par les deux guerres avait fait de la France un pays largement à reconstruire, et donc neuf en quelque sorte. Mais la reconstruction une fois faite, le poids de l’héritage est de retour.
Est-ce à dire que, comme Thomas Piketty le propose, cette part va continuer à croître dans les décennies à venir et que nous allons retrouver le pic de 1910 ? Cela dépendra des ruptures technologiques à venir et de la solidité des patrimoines actuels. Donc difficile d’être aussi affirmatif sur le futur.
Mais ce qui semble clair, est que le poids des héritages est aujourd’hui redevenu important. Ceci ne serait pas gênant si l’on pouvait compenser un handicap en patrimoine, par un avantage en revenu salarial. Malheureusement, et c’est bien un des problèmes de la société française contemporaine, l’un et l’autre ont tendance à se renforcer, l’importance des donations et le fonctionnement de l’Éducation nationale jouant de concert.
Poursuivons l’analyse de cette relation entre héritage et revenu…
Hériter ou travailler ?
Une autre façon d’analyser la relation entre héritage et revenu est de comparer le niveau de vie atteint par les personnes qui ont bénéficié du 1% des héritages les plus élevés, versus par les personnes qui ont atteint les 1% des emplois les mieux payés. Ou formulé plus simplement : pour être riche, vaut-il mieux hériter ou travailler ? C’est ce que Thomas Piketty appelle le dilemme de Rastignac : faut-il faire un bon mariage ou réussir professionnellement ?


Jusqu’en 1870, la réponse est sans appel : le niveau des héritiers favorisés est 2,5 fois plus élevé que celui des salariés favorisés. Donc pas de dilemme : si vous n’êtes pas un héritier et que vous êtes ambitieux, chercher la meilleure dot. Inutile de vous épuiser à faire des études.
Dès 1870, l’écart diminue et s’inverse en 1890, c’est-à-dire avant les deux guerres mondiales. Probablement l’impact de la révolution industrielle. Ainsi pendant plus de 60 ans, la réponse s’inverse : priorité à la réussite professionnelle.
A partir de 1930, et surtout de 1950, le niveau de vie des héritiers se redresse, et finalement à partir de 1970, les deux sont équilibrés : l’inégalité héritée équivaut à l’inégalité professionnelle. Thomas Piketty projette que les héritiers dans les années à venir vont dépasser les professionnels, mais à nouveau ses projections ne sont que spéculatives, et de plus l’écart est modeste.
Retenons donc en tout cas qu’en 2010, si vous êtes bien nés ou avez fait le bon mariage, cela équivaut à la meilleure réussite professionnelle.
Or comme Thomas Piketty l’indique : « Nos sociétés démocratiques s’appuient en effet sur une vision méritocratique du monde, ou tout du moins sur un espoir méritocratique, c’est-à-dire une croyance en une société où les inégalités seraient davantage fondées sur le mérite et le travail que sur la filiation et la rente. Cette croyance et cet espoir jouent un rôle tout à fait central dans la société moderne. Pour une raison simple : en démocratie, l’égalité proclamée des droits du citoyen contraste singulièrement avec l’inégalité bien réelle des conditions de vie, et pour sortir de cette contradiction il est vital de faire en sorte que les inégalités sociales découlent de principes rationnels et universels, et non de contingences arbitraires. »
Voilà bien un des défis actuels français : défendre une culture de l’entrepreneuriat et de l’innovation. Comment arriver à ne pas retomber dans une forme d’inégalité héritée ? A sa façon, le livre de Piketty apporte des éléments montrant qu’en France, pour reprendre une expression populaire, « c’est pas gagné ! ».
 La force des placements des plus grandes fortunes
Dernier volet de cette promenade au pays des inégalités guidé par Thomas Piketty, celui qui a trait aux plus grandes fortunes.


Premier mode d’analyse proposé, celui qui part du classement du magazine Forbes. Selon ce magazine, la part détenu par les milliardaires en dollar est passée de 0,4% du patrimoine privé mondial en 1987 à 1,5 % en 2013.
Autre façon proposée par Piketty : examiner l’évolution du patrimoine détenu par un pourcentage fixe de la population mondiale, par exemple le un vingt millionième le plus riche ou le un cent millionième. Dans le premier cas, le patrimoine moyen est passé de 1,5 Milliards $ en 1987 à 15 en 2013, soit une progression moyenne annuelle de 6,4% au-dessus de l’inflation. Dans le deuxième cas, le patrimoine moyen est passé de 3 à près 35 Milliards $, soit 6,8% au-dessus de l’inflation. Soit dans les deux cas, nettement plus que la progression annuelle du patrimoine moyen qui n’a été que 2,1%, ou encore le revenu mondial qui a été 1,4%.
Selon ses calculs, il y aurait donc bien une concentration croissante du capital : plus on est riche, plus son capital s’accroît rapidement.


Pour appuyer son étude, Thomas Piketty analyse alors les performances relatives des dotations en capital des universités américaines. C’est en effet une source homogène, avec un accès à toutes leurs performances, et de taille très variée (le capital géré par les plus grandes dépasse les 10 Milliards $ et s’apparentent donc aux plus grandes fortunes, alors que celui des plus petites est en dizaines de millions).
Première conclusion : elles ont toutes globalement surperformées, puisque le rendement moyen obtenu a été de 8,2% par an entre 1980 et 2010.
Deuxième conclusion : la performance s’accroît avec la taille puisqu’elle passe de 6,2 % pour les plus petites à 10,2% pour, Harvard (30 Milliards $ de capital géré), Yale (20 Milliards $) et Princeton (plus de 15 Milliards $), et cette croissance est systématique.
Un écart de 1% peut sembler modeste, mais comme il est renouvelé chaque année, il conduit à un écart de 22% en 20 ans, et 64% en 50 ans. L’écart annuel de 4% entre les deux extrêmes revient à multiplier par plus de 2 en 20 ans, et plus de 7 en 50 ans.
D’où vient cette divergence croissante ? D’abord, de l’effet de taille qui permet d’une part de mieux amortir les frais de gestion ;
Mais surtout selon Piketty, les très grandes fortunes bénéficient des meilleurs conseils et accèdent aux meilleurs placements. Ainsi plus le capital géré par l’Université est important, plus sa stratégie de placement est diversifiée, et plus elle a accès à des placements à très haut rendement tels que les actions non cotées (private equity), fonds spéculatifs (hedge funds), produits dérivés… : « On constate qu’ils (les placements alternatifs) représentent à peine plus de 10 % des portefeuilles pour les dotations inférieures à 50 millions d’euros, puis atteignent rapidement 25 % entre 50 et 100 millions d’euros, 35 % entre 100 et 500 millions d’euros, 45 % entre 500 millions et 1 milliard, pour finalement culminer à plus de 60 % des portefeuilles pour les dotations supérieures à 1 milliard d’euros. »
Tel est pour Piketty un des risques majeurs : voir les plus grandes fortunes progresser quasiment inexorablement à cause de cet accès réservé aux meilleurs produits financiers.
« Si l’on ajoute à cela l’inégalité du rendement du capital suivant la taille du capital initial, que la complexité croissante des marchés financiers globalisés peut avoir tendance à renforcer, on voit que tous les ingrédients sont réunis pour que la part détenue par le centile et le millime supérieurs de la hiérarchie mondiale des patrimoines dans le capital de la planète atteigne des niveaux inconnus. Il est certes difficile de dire à quel rythme se fera cette divergence.  »
Dernière remarque tirée de son livre avant de conclure : la somme des actifs nets détenus par les ménages européens représentent 70 000 milliards €, soit plus de 20 fois la somme de tous les fonds souverains chinois et des réserves de la Banque de Chine. Donc pas d’inquiétude à avoir : nous ne sommes pas prêts d’être détenus par la Chine. Donc selon lui, le seul vrai risque est bien la divergence oligarchique

25 août 2014

LE CAPITAL DU XXIe SIÈCLE : CROISSANCE, MYTHES ET RÉALITÉS

Le capital du XXIe siècle (Best of - Billets parus entre 10 et 19/6/14)
Difficile depuis quelques semaines de ne pas avoir entendu parler du livre de Thomas Piketty, le Capital du XXIe siècle. Qu'y dit-il à propos de la croissance ?
Tout d'abord, avant d'entrer dans le vif du sujet, une des premières bones surprises à la lecture du livre de Thomas Piketty est son regard distancié et souvent critique sur ses confrères, les économistes.
Laissons-lui la parole avec trois citations :
« Disons-le tout net : la discipline économique n’est toujours pas sortie de sa passion infantile pour les mathématiques et les spéculations purement théoriques, et souvent très idéologiques, au détriment de la recherche historique et du rapprochement avec les autres sciences sociales. Trop souvent, les économistes sont avant tout préoccupés par de petits problèmes mathématiques qui n’intéressent qu’eux-mêmes, ce qui leur permet de se donner à peu de frais des apparences de scientificité et d’éviter d’avoir à répondre aux questions autrement plus compliquées posées par le monde qui les entoure.  »
« L’expérience de la France à la Belle Époque démontre si besoin est le degré de mauvaise foi atteint par les élites économiques et financières pour défendre leur intérêt, ainsi parfois que par les économistes, qui occupent actuellement une place enviable dans la hiérarchie américaine des revenus, et qui ont souvent une fâcheuse tendance à défendre leur intérêt privé, tout en se dissimulant derrière une improbable défense de l’intérêt général.  »
« Je n’aime pas beaucoup l’expression « science économique », qui me semble terriblement arrogante et qui pourrait faire croire que l’économie aurait atteint une scientificité supérieure, spécifique, distincte de celle des autres sciences sociales. Je préfère nettement l’expression « économie politique », peut-être un peu vieillotte, mais qui a le mérite d’illustrer ce qui me paraît être la seule spécificité acceptable de l’économie au sein des sciences sociales, à savoir la visée politique, normative et morale. (…) Trop longtemps, les économistes ont cherché à définir leur identité à partir de leurs supposées méthodes scientifiques. En réalité, ces méthodes sont surtout fondées sur un usage immodéré des modèles mathématiques, qui ne sont souvent qu’une excuse permettant d’occuper le terrain et de masquer la vacuité du propos.  »
Daniel Kahneman a déjà mis l’accent sur ce danger d’une application simpliste des mathématiques, notamment en insistant sur le fait que nous sommes des « Humans » et non pas des « Econs » (voir mon article consacré à ce point : Arrêtons de diriger en croyant le monde peuplé d’ « Écons » !).
J’ai moi-même, à de multiples reprises, expliqué que l’art du management avait peu à voir avec les mathématiques, et davantage avec la philosophie et l’histoire (voir par exemple « Philosophie et histoire sont plus utiles que les mathématiques pour diriger dans l'incertitude  »)
Rassurant de voir que Thomas Piketty, tout en s’appuyant sur de nombreux calculs, ne croît pas que la vérité va miraculeusement en surgir…
Croissance de la production et croissance de la population
Venons-en donc maintenant au thème de la croissance. Que dit-il à son sujet ?


D’abord une remarque de bon sens, mais qui est souvent ignorée : le premier moteur de la croissance est l’expansion démographique.
Aussi, pour parler de la croissance et analyser sa dynamique, il faut d’abord commencer par étudier la croissance démographique : en effet si la population s’accroît de 1%, tout croissance de la production inférieure à 1% représente en fait une régression par habitant.
Donc comment la population mondiale a-t-elle évoluée depuis l’antiquité ?
Pourquoi partir de si loin ? Car c’est bien un des enseignements les plus fascinants de ce livre, c’est la longueur des séries historiques, qui permet de remettre en perspective nos réflexions.
Qu’en dit-il ?
« Quelles que soient les imperfections des sources historiques et des estimations de la population mondiale à ces deux dates, il ne fait donc aucun doute que la croissance démographique moyenne entre l’an 0 et 1700 était nettement inférieure à 0,2 % par an, et très certainement inférieure à 0,1 %.  »
Tout change ensuite.
« Conséquence de cet emballement démographique : le taux de croissance de la population au niveau mondial atteint au XXe siècle le chiffre record de 1,4 % par an, alors qu’il n’avait été que de 0,4 %-0,6 % aux XVIIIe et XIXe siècles.  »
Du coup, on peut alors accéder au calcul de la croissance par habitant, c’est-à-dire celle qui mesure la progression du revenu individuel, et donc la vitesse de transformation d’une société.
« Au niveau mondial, la croissance moyenne de 0,8 % par an de la production par habitant entre 1700 et 2012 se décompose en à peine 0,1 % au XVIIIe siècle, 0,9 % au XIXe siècle et 1,6 % au XXe siècle. En Europe occidentale, la croissance moyenne de 1,0 % entre 1700 et 2012 se décompose en 0,2 % au XVIIIe siècle, 1,1 % au XIXe siècle et 1,9 % au XXe siècle. Le pouvoir d’achat moyen en vigueur sur le Vieux Continent a tout juste progressé entre 1700 et 1820, puis a été multiplié par plus de deux entre 1820 et 1913, et par plus de six entre 1913 et 2012. »
Donc plus d’un siècle de quasi stagnation, puis une accélération depuis 1820, et surtout depuis 1910.
Croître de 1,5% par an, c’est grandir de plus de 50% en 30 %
Quelques premiers commentaires sur la croissance.
Quand nous nous émerveillons de la croissance américaine, et que nous nous lamentons sur l’atonie en Europe, nous oublions que l’essentiel de l’écart est dû à la différence entre les dynamiques démographiques : si les États-Unis croissent plus vite que nos vieux pays, c’est d’abord à cause de la croissance de la population. Voilà qui donne une nouvelle saveur à tous les discours qui veulent limiter l’immigration…
Mais l’essentiel dans l’analyse de Thomas Piketty est ailleurs, elle est dans son affirmation que le rythme normal de la croissance de production par habitant se situe autour de 1 %, et que la croissance à long terme dans les pays avancés ne peut pas être supérieure à 1,5% :
« Qu’importe le détail de ces chiffres : le point important est qu’il n’existe aucun exemple dans l’histoire d’un pays se trouvant à la frontière technologique mondiale et dont la croissance de la production par habitant soit durablement supérieure à 1,5 %. (…) Sur la base de l’expérience historique des derniers siècles, il me paraît assez improbable que la croissance à long terme de la production par habitant dans les pays les plus avancés puisse être supérieure à 1,5 % par an. Mais je suis bien incapable de dire si elle sera de 0,5 %, 1 % ou 1,5 %. Le scénario médian présenté plus loin repose sur une croissance à long terme de la production par habitant de 1,2 % par an dans les pays riches, ce qui est relativement optimiste par comparaison aux prédictions de Gordon (qui me semblent un peu trop sombres), et en particulier ne pourra se produire que si de nouvelles sources d’énergie permettent de remplacer les hydrocarbures, en voie d’épuisement. Mais il ne s’agit que d’un scénario parmi d’autres.  »
Est-ce si grave ? Est-ce que cela veut dire que nous sommes condamnés au déclin ? Non, bien au contraire, car :

« La bonne façon de voir le problème est là encore de se placer au niveau générationnel. Sur trente ans, une croissance de 1 % par an correspond à une croissance cumulée de plus de 35 %. Une croissance de 1,5 % par an correspond à une croissance cumulée de plus de 50 %. (…)
Il s’agit d’une différence considérable avec les sociétés du passé, où la croissance était quasi nulle, ou bien d’à peine 0,1 % par an, comme au XVIIIe siècle. Une société où la croissance est de 0,1 % ou 0,2 % par an se reproduit quasiment à l’identique d’une génération sur l’autre : la structure des métiers est la même, la structure de la propriété également. Une société où la croissance est de 1 % par an, comme cela est le cas dans les pays les plus avancés depuis le début du XIXe siècle, est une société qui se renouvelle profondément et en permanence.  »
Certes, certes, mais nous sommes bien loin du discours des politiques qui rêvent d’une croissance supérieure à 2%, ce qui, vu notre stagnation démographique en Europe, serait donc hors de portée.
Mais pourtant nous avons connu dans le passé, une telle croissance. Ah, ses merveilleuses Trente Glorieuses…
Croître plus vite pour reconstruire et rattraper


Si un rythme de croissance « normale » par habitant est de 1 à 1,5% par an pour une économie développée, pourquoi avons-nous connu au cours des années appelées les Trente Glorieuses une croissance beaucoup plus rapide ? N’étions-nous alors pas développés ?
Pas exactement… mais oui d’une certaine façon. En effet, si les économies européennes étaient déjà dès les années cinquante, sophistiquées, elles venaient de subir le double choc des deux guerres mondiales. Elles avaient donc accumulé pendant la période 1914-1945, un retard de croissance important : les Trente Glorieuses ne seraient qu’un phénomène de rattrapage.
« Une fois ce rattrapage terminé, l’Europe et les États-Unis se sont retrouvés ensemble à la frontière mondiale, et se sont mis à croître au même rythme, qui est structurellement un rythme lent à la frontière. »
Selon Thomas Piketty – et les données venant à l’appui de ses propos sont convaincantes –, pas grand chose donc à voir avec un quelconque meilleure efficacité économique. Nous n’avons pas alors eu une croissance rapide parce que nous étions plus performants qu’aujourd’hui, mais simplement parce que nous rattrapions notre retard et reconstruisions notre pays.
A l’appui de sa thèse, il montre qu’il y a une corrélation directe entre l’importance du taux de croissance par habitant pendant les Trente Glorieuses, et le taux de destruction et de préjudice subi précédemment : l’Europe croît beaucoup plus vite que les États-Unis (attention en mesurant ceci par habitant, car la croissance des États-Unis totale était, elle, importante, parce que tirée par l’expansion démographique), et au sein de l’Europe, l’Europe continentale plus vite que le Royaume-Uni.
Il en arrive à conclure que ceci n’a rien à voir avec la politique suivie alors :
« Il est probable que la France, l’Allemagne et le Japon auraient rattrapé leur retard de croissance à la suite de l’effondrement des années 1914-1945, quelles que soient les politiques suivies, ou presque. Tout juste peut-on dire que l’étatisme n’a pas nui. »
Symétriquement, il en vient à douter de l’impact des politiques libérales développées aux États-Unis et en Angleterre à partir des années 80. Constatant le retard de croissance, ces deux pays ont changé de politique au moment où le rattrapage était terminé, et du coup l’écart de croissance entre eux et l’Europe continentale a disparu… non pas parce que ces politiques libérales étaient plus efficaces, mais simplement parce que le retard accumulé à cause des deux guerres avaient été effacé .
Finalement, il en arrive à douter de la validité de toute corrélation entre le type de politique menée et la croissance observée.
« Aujourd’hui encore, dans ces deux pays (États-Unis et Grande-Bretagne), on considère souvent que les révolutions conservatrices ont été un franc succès puisque les deux pays ont cessé de croître moins vite que l’Europe continentale et le Japon. En vérité, le mouvement de libéralisation entamé autour de 1980 de même d’ailleurs que le mouvement d’étatisation mis en œuvre en 1945 ne méritent ni cet excès d’honneur ni cet excès d’indignité. De même, une fois que la frontière mondiale était rattrapée, il n’est guère étonnant que ces pays aient cessé de croître plus vite que les pays anglo-saxons, et que tous les taux de croissance se soient alignés. (…) En première approximation, les politiques de libéralisation ne semblent guère avoir affecté cette réalité toute simple, ni à la hausse ni à la baisse.  »
Et nous retrouvons avec une France qui rêve de revenir à l’interventionnisme étatique et des pays anglo-saxons chantres de l’ultra-libéralisme, les uns et les autres leur attribuant des vertus qu’ils n’auraient pas !
Attention à ne pas en conclure qu’il n’y a aucun lien entre politique publique et performance économique…
Diriger par émergence s’applique aussi à la politique
Nous voilà donc avec une affirmation plus que troublante : la performance économique d’un pays ne dépendrait que bien peu de la politique menée par ceux qui le gouverne.
Avant de modérer ce propos, et de revenir sur les limites à lui apporter, je veux d’abord relever que ceci est très directement en ligne avec nombre de constats faits dans le management des entreprises, et au premier chef par Daniel Kahneman : un dirigeant qui réussit est d’abord un dirigeant qui est à la tête d’une entreprise qui réussit et se trouve porté par des vagues favorables.
Cela fait écho à cette histoire fameuse dans la culture chinoise, où un grand général apprend qu’il a gagné des batailles d’abord parce qu’il était à la tête de la meilleure armée, et secondairement à cause de ses propres décisions. Écho aussi à Léon Tolstoï qui, dans Guerre et Paix, montre comment la campagne de Russie de Napoléon Bonaparte fut essentiellement le fruit du hasard. (voir mon article « Le succès d’un champion est d’abord dû au hasard, et secondairement à son talent  »).
Que nos hommes politiques, comme les dirigeants d’entreprises, apprennent donc d’abord l’art de la modestie.
Mais est-ce à dire que quel que soit son leader un pays va réussir ou échouer, à cause des circonstances ?
Certainement pas !
Comme je l’ai expliqué longuement dans mon dernier livre, Les Radeaux de feu, l’acceptation du dépassement et le passage au management par émergence, ne sont pas le renoncement au management. Ils impliquent un nouveau mode de management, fait de leadership, de capacité à trouver des points fixes sur lesquels caler sa stratégie, mettre en place des organisations simples où chacun comprend son rôle et celui des autres, développer une culture faite de confiance et confrontation :
« Chacun est riche de sa personnalité, de son histoire, de ses compétences, de ses rêves, de ses envies, de sa compréhension. La cohésion de l’ensemble résulte de processus subtils, tissés de confiance et confrontation, associant lâcher-prise, vision commune, geste naturel et prise d’initiatives. Aussi pour faire que ce radeau collectif ne soit pas le jouet des événements, et que ce ne soit pas le fleuve et les éléments qui choisissent sa destination, l’art du management doit être également subtil : il ne peut être question pour le dirigeant de se voir ni comme une reine véhiculée et protégée passivement par ses troupes, ni comme un Dieu tout puissant, sachant tout et décidant de tout. À lui et à son équipe de direction de trouver le cap, de faire que la rivière devienne fleuve, d’apporter confiance et stabilité, de créer les conditions pour que chacun puisse effectivement agir individuellement et collectivement… Pour cela, il doit agir dans le non-agir, décider par exception, accompagner et soutenir, jamais ne cesser de vouloir mieux comprendre et apporter du sens.  »
Alors, et alors seulement, les processus émergents feront que les actions collectives sauront tirer le meilleur parti des situations et des opportunités.
Quand je regarde comment nos pays, et singulièrement la France, sont dirigés, je ne peux que constater que nous en sommes loin…
Apprendre à vivre durablement avec une croissance d’environ 1%
Si le politique n’est pas sans prise sur ce qui se passe dans son pays, il n’en reste pas moins soumis aux lois globales de l’évolution. Un bateau ne peut pas faire fi du cours du fleuve… Il est donc essentiel de le comprendre et de l’intégrer.


Or en matière de croissance, les prévisions de Thomas Piketty pour les décennies à venir ne nous dessinent pas un futur porté par une forte croissance, du moins dans nos pays occidentaux.
En raisonnant d’abord sur la croissance par habitant, il prévoit pour la période 2012-2100 :
- 1,2 % pour les pays les plus riches (Europe occidentale, Amérique du Nord, Japon),
- La poursuite du processus du convergence jusqu’à 2050 pour les autres pays avec une croissance de 5% puis 4% ; et à partir de 2050, un croissance de 1,2%
Soit en moyenne : « Dans ce scénario médian-optimiste, la croissance mondiale de la production par habitant dépasserait légèrement 2,5 % par an entre 2012 et 2030, puis de nouveau entre 2030 et 2050, avant de tomber au-dessous de 1,5 % après 2050, et de se diriger vers 1,2 % dans le dernier tiers du siècle. »
En intégrant les prévisions démographiques, il obtient comme prévision pour la croissance mondiale totale, un ralentissement progressif depuis le taux actuel de 3,5%, à 3% en 2050, et 1,5% à la fin du siècle.
Notons qu’il considère ceci comme un scenario optimiste :
« Elle suppose une continuation sans heurt politique ou militaire du processus de convergence des pays émergents vers les pays riches, jusqu’à son terme vers 2050, ce qui est très rapide. Il est aisé d’imaginer des scénarios moins optimistes, auquel cas la courbe en cloche de la croissance mondiale pourrait tomber plus vite et vers des niveaux plus bas que ceux indiqués sur les graphiques.  »
Inutile de prendre à la lettre ces prévisions – d’ailleurs Thomas Piketty lui-même attire l’attention des lecteurs sur le fait qu’il ne s’agit que de scenarios de cadrage –, l’important est de retenir les ordres de grandeur, et notamment que le plus probable est que, pour les décennies à venir, la croissance dans nos pays d’Europe se situera guère au-dessus de 1%.
Comme déjà indiqué, cela ne correspond en rien à une stagnation, mais imaginer que l’on pourra grâce à une politique volontariste – qu’elle soit d’inspiration libérale ou étatiste –, renouer avec des taux de croissance de 2, voire 3% est très probablement illusoire.
Ceci rejoint plusieurs articles que j’ai publié ces dernières années sur mon blog, dans le Cercle Les Échos et Sur AgoraVox (voir notamment "Le meilleur est improbable, mais il n'est pas hors d'atteinte" paru en 2012)
Nous devons donc nous organiser pour vivre et prospérer avec ce niveau de croissance. Pour un pays comme la France, cela renforce la nécessité d’entreprendre le plus tôt possible des transformations structurelles : nous ne règlerons pas nos problèmes de chômage et d’endettement public grâce à une croissance revenue miraculeusement.
Et si jamais le futur était meilleur, il serait alors très facile d'y faire face !