4 mars 2009

COMMENT LIRE DERRIÈRE LES APPARENCES ?

Il est illusoire de vouloir séparer les faits des interprétations, ils sont consubstantiels l'un de l'autre : nous n’avons jamais accès au fait brut, mais seulement à des interprétations.

Dans son dernier livre, Le spectateur émancipé, Jacques Rancière analyse la lecture d'une photographie d'un jeune homme menotté (voir la photo ci-jointe) et écrit :

« Barthes nous dit ceci : « La photo est belle, le garçon aussi : ça c'est le studium. Mais le punctum, c'est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été. » Or rien sur la photo ne dit que le jeune homme va mourir. Pour être affecté de sa mort, il faut savoir que cette photo représente Lewis Payne, condamné à mort en 1865 pour tentative d'assassinat du secrétaire d'État américain. Et il faut savoir aussi que c'est la première fois qu'un photographe, Alexander Gardner, était admis à photographier une exécution capitale…

Trois formes d'indétermination. La première concerne le dispositif visuel… Nous ne pouvons savoir si l'emplacement a été choisi par le photographe… La seconde est le travail du temps. La texture de la photo montre la marque du temps passé. En revanche, le corps du jeune homme, son habillement, sa posture et l'intensité du regard prennent place sans difficulté dans notre présent, en niant la distance temporelle. La troisième l'indétermination concerne l'attitude du personnage. Même si nous avons qu'il va mourir et pourquoi, il nous est impossible de lire dans ce regard les raisons de sa tentative de meurtre ni ses sentiments en face la mort imminente. La pensivité de la photographie, pourrait être définie comme ce nœud entre plusieurs indéterminations. Elle pourrait être caractérisée comme effet de circulation entre le sujet, le photographe et nous, de l'intentionnel et de l'inintentionnel, du su et du non su, de l'exprimé et de l'inexprimé, du présent et du passé. »

Or comme pour cette photo, nous n'avons jamais accès au fait brut.

Quand nous sommes des témoins directs d'un fait, nous allons intégrer dans le fait lui-même tout notre connaissance et notre savoir issu de notre passé. Nous allons construire des interprétations de et à partir de ce que nous observons. Dans certains cas, des perturbations provenant de nos émotions – le fait observé vient télescoper chez nous un souvenir émotionnel fort – ou des erreurs d'appréciation – un des éléments importants de la scène nous ont échappé – vont venir déformer en profondeur notre compréhension de la situation : nos interprétations seront fausses.

Or la plupart du temps, nous ne sommes pas les témoins directs des faits et nous dépendons des interprétations de ceux qui nous les rapportent. Nous allons donc construire notre propre interprétation non pas seulement à partir du fait, mais en intégrant la lecture que d'autres en ont fait, et donc en partie leurs passés et leurs histoires personnelles.

Notre perception du monde est donc faite d'emboîtements successifs d'interprétations. Les faits sont bien loin, et il est illusoire de viser une objectivité quelconque. Il faut simplement être conscient de cette réalité et vivre avec…

Ceci s'applique bien sûr au management des entreprises : toute Direction Générale n'a pas accès aux faits, mais seulement à des jeux d'interprétations. D'où l'importance de développer une culture de la confrontation pour améliorer la qualité des interprétations et permettre leur ajustement progressif. (voir "Quand une entreprise se voit avec trois mains" et "Sans effets miroirs, les entreprises ne peuvent pas rester connectées au réel")

Comme pour cette photo de Lewis Payne, assurons-nous que tous ceux qui vont l'interpréter sachent au moins quel est son contexte historique…


4 commentaires:

Anonyme a dit…

Intéressante remarque, mais cela marche dans plusieurs sens: l'explication donnée peut elle-même être une interprétation. Qui connaît l'historique qui se cache derrière la relation entre le jeune homme et le secrétaire d'état? Peut-être ce dernier a-t-il pris une décision qui a provoqué la mort d'un proche du jeune homme, qui aura voulu se venger? Lui même n'aurait alors basé son geste que sur sa propre interprétation, etc...

La remarque vaut pour le dirigeant: celui-ci ne dispose que d'un accès à une interprétation, souvent fournie par un middle-management tenu en respect par une ambiance plus ou moins délétère.

A l'inverse, le middle-management, et le salarié de base ne dispose pas de plus d'informations, et ne base son jugement que sur une interprétation des actes du dirigeant. Etc.

Conclusion: les dirigeants, comme les autres employés, ont besoin d'outils qui permettent de démultiplier les sources d'information, parfois en court-circuitant les couches intermédiaires, les plus sujettes à interprétation/déformation. La mise en place d'outils communautaires - blogs, wikis, reseaux sociaux - est un pas dans cette direction

Robert Branche a dit…

Tout à fait nous sommes constamment dépendants de nos interprétations, elles-mêmes toujours inexactes ou incomplètes car dépendantes des informations dont on dispose, des interprétations des autres, ...
Donc je crois que l'important est de comprendre cette impossibilité à accéder au fait brut, que donc la connaissance absolue ou dite "scientifique" est un leurre, et qu'il faut savoir constamment se reposer les questions, compléter ses analyses, se confronter.
Et pour cela, effectivement des outils comme les outils communautaires sont précieux.
Une remarque simplement : je ne crois pas que les "couches intermédiaires soient plus sujettes à interprétation/déformation", elles le sont comme les autres ni plus ni moins. Simplement par leur position, toute erreur à leur niveau se répercute.
Aussi attention au mot "désinformation" : il suppose qu'il existe une "information exacte", ce qui n'est pas toujours le cas; souvent le fait est inaccessible et on est incapable de savoir si l'on désinforme ou pas.

Herve a dit…

A quand un principe d'incertitude d'Eisenberg pour les entreprises?...

Robert Branche a dit…

Effectivement... Je travaille actuellement sur un nouveau livre (objectif fin 09) en intégrant à mes réflexions les "lois" issues de la mécanique quantique, de la théorie des cordes et du chaos (donc Heisenberg).
Si vous jetez un coup d'oeil à mes séries d'articles appartenant aux catégories "Lâcher prise", "Prévision" vous aurez une idée de mes 1ères réflexions sur ces sujets...