Nous sommes condamnés à vivre dans l'incertitude. Nous n'avons pas d'autre choix que celui de la liberté et de l'intelligence (incertitude 5/5)
Je relie notre crainte de l'incertitude avec le succès en librairie des recettes de cuisine : quoi de plus sécurisant que de voir tout écrit, tout décrit, tout prévu. Sur un livre de cuisine, on a la photographie du résultat, la liste des ingrédients à réunir, la description de tout le mode opératoire. Et ce qui distingue un bon livre d'un autre, c'est le fait qu'il est effectivement possible et facile de suivre les indications, et que le résultat final sera bien conforme à la photographie.
Voilà le monde dont nous rêvons : un monde où tout pourrait être prévu et organisé comme dans un livre de cuisine. Ah si seulement, il y avait des recettes toutes faites pour la vie de tous les jours... Car, décidément, nous avons peur des grands espaces, du vide, de la liberté absolue.
Sommes-nous nostalgiques du toit de la forêt que nous avons quitté, de ce cocon familial qui nous protégeait ? Sommes-nous à ce point hantés par la jungle où nous vivions il n'y a pas si longtemps, pour penser que tout aléa est d'abord une menace, que toute surprise potentiellement un fauve ou un prédateur ?
Je repense à Clint Eastwood dans son dernier film, Gran Torino. Comme lui au début du film, nous nous croyons puissants de notre force, nos muscles, nos armes, notre voiture. Nous sommes puissants parce que nous croyons maîtriser les choses et que nous avons du poids sur elles.
Nous ne supportons pas ce qui nous échappe, nous dérange, nous perturbe. Nous regardons la vie, assis dans notre fauteuil, des bières à portée de main, protégés par les limites que nous nous sommes construites.
Mais la vie ne respecte pas les limites, ne connaît pas les plans faits a priori, plie les roseaux et brise les chênes.
Pour un pied mis dans son jardin et une fin prochaine annoncée, Clint Eastwood va progressivement découvrir ce monde improbable qui l'entoure, passer des armes au bricolage et finalement trouver la solution par l'abandon.
Celui qui va être le catalyseur de ce chemin est son jeune voisin, un asiatique prénommé Tao. Or en Asie, tao, c'est le chemin, la voie à suivre, la substance des choses… Ce nom n'a pas pu être choisi par Clint Eastwood par hasard.
Comme lui, je crois qu'il faut qu'individuellement et collectivement, nous rencontrions un Tao pour accepter l'incertitude et apprendre à lâcher-prise. C'est nécessaire, mais ce n'est pas naturel : nos réflexes nous poussent à l'inverse.
C'est la même chose que je retrouve du côté des entreprises : la plupart du temps, on cherche à limiter l'incertitude, à s'en abstraire, voire à la cacher. Elle est, là aussi, vue d'abord comme une source d'inquiétudes et non pas d'opportunités : à force d'avoir passé tellement de temps à inventer quel serait le futur, on a du mal à accepter qu'il soit différent.
Finalement, si bon nombre de dirigeants sont convaincus à titre personnel de la prégnance de l'incertitude, bien peu agissent conformément à cette conviction.
Peut-être est-ce parce que cette prégnance n'est pas si forte qu'ils le disent ?
Ainsi je crois que nous sommes insuffisamment prêts à accepter et intégrer que l'incertitude n'est pas tant le témoin de l'incomplétude d'un savoir, mais bien le moteur de notre univers. Elle est le marqueur de notre liberté et de notre marge de manœuvre, et non pas de notre incompétence. Il est illusoire et dangereux de penser que nous allons pouvoir repousser cet horizon du flou et voir clair à l'infini. Nous sommes condamnés à vivre dans l'incertitude. Nous n'avons pas d'autre choix que celui de la liberté et de l'intelligence…
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