Le lean management décuple l'impact des cygnes noirs
Toute entreprise sait que, quelles que soient les mesures prises, la qualité garantie à 100% n'existe pas : réussir une prestation ou délivrer le bon produit sont des opérations tellement complexes que, inévitablement, à un moment ou à un autre, une erreur va se glisser. Meilleure sera la gestion de la qualité et moins ceci se produira souvent, et surtout n'arrivera que très rarement jusqu'au client final. Dernier objectif d'une politique qualité : faire tout cela à moindre coût, avec l'adage du geste juste, plutôt que du contrôle a posteriori.
Dans le même temps, toutes les entreprises font la course pour la productivité : comment jour après jour, mois après mois, année après année, produira mieux et moins cher. Produire moins cher pour rester compétitif, pour répondre à l'attente des consommateurs, pour améliorer sa rentabilité. Les approches se sont sophistiquées au fil des années, le lean management – ou production au plus juste – en étant la version la plus évoluée.
Ces deux objectifs – amélioration de la qualité et meilleure productivité – apparaissent antagonistes, mais ils sont indissociables et doivent être menés de front. D'où dans toutes les industries, la diminution du nombre de sous-traitants et la normalisation des pièces détachées : moins il y a de composants différents, plus il est facile de certifier leur qualité et plus on peut négocier les prix à la baisse.
Un des cas les plus frappants est l'industrie automobile : derrière la multiplicité des modèles, tous les constructeurs cherchent à avoir une « bibliothèque de pièces » la plus restreinte possible. Le champion de tout ceci est incontestablement Toyota : roi de la qualité, de l'amélioration continue et du lean management.
Certes… mais toutes ces démarches associant lean management, suppression progressive de tout ce qui est jugé inutile, et diminution du nombre de pièces et de fournisseurs rendent aussi l'entreprise plus « cassante » : tout retard d'une pièce peut arrêter une usine, toute erreur dans les prévisions peut déclencher des problèmes en cascade… et tout problème de qualité sur une seule pièce peut contaminer toute une production. Toyota vient d'en faire la démonstration : un problème sur une pédale d'accélérateur a mis en cause tous les modèles ou presque.
Comme l'indique Philippe Escande dans son denier article dans les Échos (« Pourquoi Toyota perd les pédales », Les Échos du 10/2/2010), toute entreprise – Toyota y compris – est soumise à la loi des cygnes noirs, ces évènements hautement improbables(1).
Or, plus l'entreprise est efficace au sens classique du terme, plus elle est passée au crible du lean management, et plus elle est devenue « cassante » : tendue vers son objectif, ayant éliminé tout ce qui n'y contribue pas, elle est d'autant plus vulnérable quand survient l'imprévu. Sans parler de celles qui, à force d'avoir suivi des cures d'amaigrissement sont devenues anorexiques.
(1) Concept développé par Nassim Nicholas Taleb dans le Cygne Noir
3 commentaires:
J'ai vu également l'analyse dans les Echos, et je suis entièrement d'accord avec le concept cygne noir. Cependant, j'ai quelques remarques à ajouter par rapport à votre analyse
1/ sur le plan technique, quand on parle de la standardisation, ce que l'on ne voit pas est tout un travail d'ingénieurs derrière. La même pédale d'accélérateur sur Aygo que sur Lexus, ce n'est quand même pas tout à fait évident.
2/ l'automobile est un métier à fort investissement et à faible marge. les constructeurs cherchent sans cesse la meilleure façon de produire et concevoir une voiture. Aujourd'hui, on parle beaucoup de lean et de kaizen, ce n'est pas pour rien. La façon de production est la plus évoluée dans le monde, et si les règles étaient respectées, l'incident de Toyota ne devrait pas arriver. Les constructeurs travaillent au fils du rasoir, et c'est vrai que l'entreprise est plus "cassante". Néanmoins, l'enjeu est justement de rendre ces événements improbable, et tout un travail de sûreté de fonctionnement. (si on avait des moyens de se payer comme en aéronautique)
malgré tout, l'incident de Toyota a mis en question le système de production Toyota, surtout par la presse américaine. Ceci n'est pas un hasard à mon avis vu les difficultés de Big Three.
Quelques précisions :
1. Bien entendu je ne pense pas qu'il faille arrêter des démarches de type lean management, ni n'ai imaginé que cela soit facile
2. Mon propos est que, si on mène ces démarches trop brutalement et sans discernement (cad sans maintenir ce que j'appelle la part de flou nécessaire pour faire face à l'incertitude), on va vers "l'anorexie" et on rend l'entreprise fragile, car cassante (elle ne peut plus faire face aux imprévus et est très fragile face à un cygne noir).
Je développe tout ceci dans mon livre "les mers de l'incertitude" qui sort en mai.
vos articles m'interpellent souvent et je vous en remercie.
Pour ma part, j'aimerai continuer l'analyse concernant le dernier point ... anorexique car externalisation à outrance. et de là, quoique l'on en pense, j'ai pu observer (pour être de l'autre côté) que l'assurance qualité n'est qu'un moyen de surfacturer (pour contrecarrer la pression des commanditaires) et qu'elle n'a souvent aucune réalité. pourquoi ? parce qu'il n'y a pas de fierté à être sous-traitant (le terme est d'ailleurs très parlant). j'entends par là la fierté de contribuer à la pérennité d'une entreprise. peut-être Toyota (entre énormément d'autres) devrait-il se poser la question en ces termes plutôt qu'en terme de rentabilité directe.
mayo
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