22 mars 2010

« LES SCIENCES HUMAINES SONT DES SCIENCES SANS OBJET »

Quand la science en arrive à nier la vie…

Promenade aléatoire et personnelle au sein de « La Barbarie », livre écrit en 1987 par le philosophe français Michel Henry (*)

Vie, conscience et culture…
« La conscience est toujours conscience de quelque chose, elle révèle autre chose qu'elle-même. »
« En son savoir propre, au contraire, la vie ne révèle rien d'autre, aucune altérité, aucune objectivité, rien qui soit différent d'elle, rien qui lui soit étranger. » 
« L'être originel de la vie et de la science elle-même en tant que mode de vie, en tant que pathos, n'est pas, il advient comme l'incessante venue en soi de la vie, comme ce qui, ne cessant de se sentir et de s'éprouver soi-même, ne cesse de s'éprouver de telle façon et ainsi de se modifier de la façon dont se modifie le Souffrir primitif qui constitue la possibilité de toute épreuve. » 
« La vérité originelle étant soi-même son propre critère et disant elle-même, ce qu'elle est, se passe de toute « interprétation » et a fortiori de toute discussion. »
« La culture est l'ensemble des entreprises et des pratiques dans lesquelles s'exprime la surabondance de la vie, toutes elles ont pour motivation la « charge », le « trop » qui dispose intérieurement la subjectivité vivante comme une force prête à se prodiguer et contrainte, sous la charge, de la faire. » 
« Toute culture est la libération d'une énergie, les formes de cette culture sont les modes concrets de cette libération. » 

Science, objectivité et instrumentalisation
« Ce qu'est la vie, au contraire, la science n'en a aucune idée, elle ne s'en préoccupe nullement, elle n'a aucun rapport avec elle et n'en aura jamais. Car il n'est d'accès à la vie qu'à l'intérieur de la vie et par elle, s'il est vrai que seule la vie se rapporte à soi, dans l'Affectivité de son auto-affection. »
« L'objectivisme du projet scientifique implique l'établissement des idéalités en lesquelles le donné se prête à un traitement mathématique. » 
« Tout ce qui peut être fait par la science doit être fait par elle et pour elle, puisqu'il n'y a rien d'autre qu'elle et que la réalité qu'elle connaît, à savoir la réalité objective, dont la technique est l'auto-réalisation. » 
« Négativement la présupposition de la science, c'est qu'il n'y a rien d'autre que l'être extérieur, que la vérité, c'est cette extériorité comme telle, soit, dans la perspective et le langage du savant, l' « objectivité ». »
« Ce n'est donc pas seulement la culture scientifique, c'est l'élimination voulue et prescrite par elle de tous les autres modèles spirituels qui constitue le trait décisif de la culture moderne. »

Sciences humaines, mathématisation et vie
« Dans le cas des sciences humaines au contraire, la mise hors jeu de la subjectivité ne signifie rien de moins que l'exclusion de ce qui en l'homme constitue son essence propre. »
« La physique et les sciences qui lui sont liées conservent cette référence principielle à une nature abstraite qu'elles prennent pour la nature réelle. Mais que peut bien laisser subsister, dans le cas des sciences humaines, à titre de référence ou de thème possible, cette élimination radicale de la subjectivité. En un sens : rien. C'est pourquoi nous disons d'abord que ces sciences sont sans objet. »
« Ce n'est pas en effet le travail vivant et réel qu'on mesure, dont on produit une expression idéale rigoureuse, c'est seulement son double représentatif irréel, soit le travail objectif. Pas même celui-ci, à vrai dire, mais seulement le temps pendant lequel il dure. »
« Cette mesure-là (mathématique du temps) ne mesure rien, ne sait rien du travail effectif, du travail vivant de ceux qui travaillent : ils sont restés huit heures à l'usine, dans leur bureau, mais qu'y ont-ils fait ? »

Science, objectivité et art
« La composition esthétique n'est assurément pas cette sorte de palette de couleurs qu'est devenue la toile sous l'effet des coups de pinceau ou de couteau de l'artiste, mais elle n'est possible qu'à partir d'elle. »
« C'est précisément la méconnaissance du statut ontologique de l'œuvre d'art par le savoir scientifique et par l'esthétique scientifique (qui en prolonge la visée objectiviste) qui conduit une telle « esthétique » à confondre l'œuvre avec son support, à s'imaginer que l'authenticité de la première se recouvre rigoureusement avec celle du second et que, si le support a été refait, l'œuvre originale n'existe plus. »
« Que se passe-t-il ? En raison de son progrès théorique indéfini, la science offre aujourd'hui la possibilité, grâce à diverses méthodes comparatives, de dater un matériau de manière rigoureuse et, par conséquent, de discerner dans un œuvre restaurée ce qui est original et ce qui ne l'est pas. (…) Ce qui importe dans ce monastère byzantin qui se tient devant nous, c'est ce qui en lui peut être rendu objectif de cette façon et à cette fin, ce qui peut être établi scientifiquement, à savoir notamment la discrimination des ajouts, raccords et autres repeints apportés à l'œuvre primitive – et les coups de marteau des démolisseurs qui font dégringoler systématiquement ces adjonctions expriment très exactement ce que le science a à dire au sujet du monastère de Daphni, ils sont la conséquence rigoureuse de son savoir et de son vouloir. »

Université, apprentissage et savoir…
« Il y a toujours à apprendre. Il n'y a aucune raison de quitter l'Université. »
« Mais l'apprentissage ou l'enseignement qui ont rendu l'individu apte à l'exercer se sont interrompus à ce stade de qualification qui était requis. L'individu a quitté l'Université pour entrer dans la vie active. Son activité du même coup subit une mutation essentielle, cessant d'être prise dans un progrès autonome et indéfini de perfectionnement pour se conformer à des modèles arrêtés. »
« Les sciences ne parlent jamais de l'homme ou, ce qui revient au même, elles en parlent toujours en tant qu'autre que lui-même, en tant qu'atomes, molécules, neurones, chaînes d'acides, processus biologiques, physiologiques, etc. Les « lettres » au contraire édifient à leur manière, qui paraît souvent confuse, et même si elles n'ont pas une conscience claire, un savoir réel de l'homme dans son humanité transcendantale. »
« Le changement le plus spectaculaire concerne la philosophie, qui constituait la formation fondamentale, à raison de neuf heures par semaine, pour soixante ou soixante-dix pour cent des élèves des classes terminales et donc l'horaire a été réduit, pour l'ensemble de ces classes, à deux ou trois heures. »
« Le lecteur du Concept d'angoisse de Kierkegaard n'en sait-il pas sur la sexualité un peu plus que celui qui aurait parcouru la totalité des traités scientifiques passés et à venir sur le sujet, avec leur encombrement de statistiques, qui saurait que tant pour cent de jeunes Américains ont connu un rapport homosexuel avant tel âge et que « sept pour cent des Françaises font l'amour dans l'escalier » ? »

Fuite de soi, événementiel et médias…
« Le non-accomplissement de l'accroissement, pathétique comme lui, c'est donc l'ennui. « Je ne sais pas quoi faire » veut dire : à chaque instant la force est là, s'engageant dans son être – mais aucune des pratiques permettant la poursuite de cet engagement aucune des voies offertes par la culture. Il s'agit alors pour cette force qui ne s'accomplit pas de s'oublier en quelque sorte, elle et son pathos, et cela dans la fuite hors de soi – pour autant que dans cette extériorité quelque chose se lève devant le regard à chaque instant et le captive : l'image télévisée. »
« Ce qui est là maintenant, en cet instant qui retentit en même temps dans le monde entier, c'est justement ce monde tout entier, la totalité des événements, des personnes et des choses. Il faut donc choisir. Qu'est-ce qui dirige ce choix ? Sur le tout de la réalité les médias jettent une grille, ne retenant d'elle que ce qui correspond à cette grille. »
« Ces événements présentent un caractère commun : l'incohérence. Considéré isolément, chacun d'eux se résume à un incident ponctuel. Ni ses tenants ni ses aboutissants ne sont donnés avec lui. »
« Parce que la communication médiatique définissant l'existence médiatique envahit tout, les valeurs aussi sont désormais celles des médias. La liberté, la liberté fondamentale et essentielle, « la clef de voûte de toutes les autres », c'est la liberté de la presse, la liberté de l'information, c'est-à-dire en vérité la liberté des médias et ainsi de l'existence médiatique elle-même, la liberté sans limite d'abrutir, d'avilir, d'asservir. »

(*) Mille mercis à Paule Orsoni pour m'avoir conseillé cette lecture !

2 commentaires:

Le Blog de Paule Orsoni a dit…

Il m'a semblé en vous le conseillant qu'il vous irait bien :objectif atteint:merci à vous d'en faire partager la substantifique moëlle .Il y a dans ce livre une enquête visionnaire pleine d'inquiétude.Avant d'en reprendre la lecture ,je dis simplement qu'ele porte en elle l'incompressible question des fins du savoir ...A suivre

Robert Branche a dit…

oui et pourtant nous ne pouvons pas ne pas chercher à savoir... Il faut simplement, je crois, apprendre à mobiliser les attitudes, les questionnements et les outils adaptés à ce que l'on cherche à comprendre.
Et aussi savoir (à nouveau ce mot qui se glisse dans ma phrase) prendre le temps de la réflexion...