Prendre le temps de se déplacer… (texte écrit en 2010 dans un avion entre Paris et Delhi)
Dans ce moment suspendu, entre deux, il y avait une sensation de virtualité, comme un arrêt du temps, irréalité. Ne plus être à Paris, ne pas être encore en Inde. L’avion était un non-lieu, un sas entre deux univers, une cabine de décompression. Impossible de savoir si l’on se déplaçait vraiment. Si l’on croyait le petit avion dessiné sur l’écran, on aurait déjà parcouru cinq cents kilomètres. Mais pourquoi croire cet icône ? D’ailleurs en ce moment, l’application était “currently unavailable” : même les machines ne voulaient plus me mentir ! Elles savaient, elles, que rien n’était vrai, tout était fiction, tout était numérique. Cet avion ne bougeait pas, il était sorti du monde à Roissy et en reviendrait à Delhi. Entre les deux, plus rien n’existait, trou noir, suspension hors du temps.
La cabine était obscure, le dehors virtuel, je n’étais nulle part. Le temps qui passait n’avait pas pour but de permettre son déplacement physique, mais de préparer son déplacement mental. Comment accepter le choc de la différence sans ce temps suspendu ? L’Inde ne devait pas, ne pouvait pas être proche, du moins pas trop. Huit heures, voilà la prescription minimale. Huit heures pour se préparer à un plongeon paradoxal, à la fois dans les racines de l’humanité et dans un futur qui s’inventait.
Si la naissance intervenait le lendemain de la fécondation, combien de couples seraient prêts pour accueillir le nouveau-né ? Les neuf mois étaient nécessaires, non pas seulement à l’œuf pour devenir embryon puis enfant, mais aux amants pour devenir parents. La vitesse n’apportait rien. Il ne serait juste que dangereux que la grossesse fût plus courte, plus rapide, plus brutale. La naissance arriverait comme un tsunami balayant tout sur son passage. Non, il fallait du temps au temps.
Je rêvais à ces traversées longues et lentes, dans des bateaux qui fendaient l’eau. Peut-être aurais-je dû aller en Inde en bateau ? Oui très probablement. La prochaine fois… Je me voyais déjà baigné dans une durée presque infinie, ou du moins dont la longueur faisait oublier la notion du déplacement et du temps. Rester assis paresseusement, des heures durant, à ne rien faire, juste à se préparer à changer de lieu. Bouger un minimum, se glisser d’une chaise à un lit, comme le bateau glissait sur l’eau et le temps. Avec la durée, on oubliait doucement ce que l’on quittait, on s’apprivoisait à là où on allait renaître. Pouvoir regarder l’eau glisser le long de la coque permettrait à l’esprit de glisser lui aussi de l’un vers l’autre.
1 commentaire:
Celui qui se déplace à l'"autre bout du monde" ou même plus près doit apprendre à se mobiliser,pour affronter d'autres cultures ,d'autres postures différentes de celles qu'il va quitter.Si le voyage paraît long et inutile ,il porte en lui les germes de l'adaptation aux nouvelles données.
Oui,Robert,le voyage en bateau que tu te proposes de faire est probablement d'un charme inouï et vaut sans doute davantage propédeutique au choc inévitable que réserve un débarquement pareil.A l'heure des Très grandes vitesses qui modifient notre rapport au temps ,aux choses et à nous-mêmes restent ces moments de pause,ces "entre-deux" dont tu parles très justement et les mots disent une attention aigüe et nous rappellent que tout déplacement nous emporte essentiellement vers nous-mêmes
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