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3 déc. 2012

AU MOMENT DE SA PROCRÉATION, HITLER AVAIT UNE CHANCE SUR DEUX D’ÊTRE UNE FEMME

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (10)
Poursuite de notre promenade au sein de notre deuxième travers, la reconstruction du passé, et son frère jumeau, l’illusion de la validité.
Inutile de faire de longues études d’histoire, pour être convaincu que le XXème siècle a été profondément marqué par trois personnages clés, Hitler, Staline et Mao, et que, sans eux, il aurait été profondément différent. Et pourtant comme le note malicieusement Daniel Kahneman, « il y a eu un moment dans le temps, juste avant qu'un ovule soit fécondé, où il y a eu 50 % de chances que l'embryon qui allait devenir Hitler soit femelle. (…) La fécondation de ces trois ovules a eu des conséquences gigantesques, et l'idée que les développements à long terme sont prévisibles est donc risible. »
Malgré cette dimension largement imprévisible de l’histoire, bon nombre de spécialistes sont d’abord ceux du rétropédalage, c’est-à-dire de l’explication a posteriori du caractère inévitable et irrésistible de telle ou telle évolution…
Plus un expert pense qu’il l’est, et plus il est susceptible de tomber dans ce piège :
« Les experts sont induits en erreur non par ce qu'ils croient, mais par ce qu'ils pensent, dit Tetlock, qui reprend la terminologie d'Isaiah Berlin dans son essai sur Tolstoï, Le Hérisson et le Renard. Les hérissons connaissent « une grande chose » et ont une théorie sur le monde ; ils expliquent des événements particuliers dans un cadre cohérent, fulminent d'impatience envers ceux qui ne pensent pas comme eux, et sont sûrs de leurs prévisions. (…) Elle a une théorie qui explique tout, et cela lui donne l'illusion qu'elle comprend le monde. (…) La question n'est pas de savoir si ces experts sont bien formés. Elle est plutôt de savoir si le monde est prévisible. »
C’est dans le même esprit que j’écrivais dans Les Mers de l’incertitude :
« Il faut s’être mis en situation de pouvoir tirer parti de l’incertitude. L’attitude quotidienne, les formations reçues tant dans les écoles d’ingénieurs que commerciales ou économiques, et la peur du vide nous amènent trop souvent à chercher des certitudes, à partir de notre expertise pour lire une situation, à nous méfier de notre intuition, à mathématiser les situations (…) Ceci va souvent de pair avec le développement d’une forme d’arrogance issue de succès répétés et de la sensation d’être invulnérable. Au stade extrême, l’entreprise et ses collaborateurs vont devenirs « autistes » : forts de leur expérience, ils savent ce que veulent les clients, comment va évoluer le marché, quels sont les risques technologiques… Finalement, pourquoi aller à la rencontre des clients, des concurrents, des fournisseurs, si ce n’est pour leur expliquer ce qui va se passer ? Stade extrême, mais malheureusement existant. A l’opposé, pensez au « regard d’un enfant » : il est totalement ouvert au monde, son regard est neuf. L’objectif est d’allier la fraîcheur de ce regard avec l’expertise qui va, a posteriori, nous permettre de comprendre ce que l’on a observé et découvert. »
Ne faut-il donc jamais confiance aux experts ? Non, bien sûr, mais il faut s’être assuré que leur expertise est réelle et adaptée à la situation présente. Je redonne la parole à Daniel Kahneman :
« Quand les jugements sont-ils le reflet d'une authentique expertise ? Quand trahissent-ils une illusion de validité ? La réponse tient aux deux conditions fondamentales à l'acquisition d'une compétence : un environnement suffisamment régulier pour être prévisible ; la possibilité d'apprendre ces régularités grâce à une pratique durable. (…)Si l'environnement est assez régulier et si le juge a eu la possibilité d'apprendre ces régularités, la machine associative reconnaîtra les situations et produira des prédictions et des décisions rapides et exactes. Si ces conditions sont remplies, vous pouvez avoir confiance dans les intuitions de quelqu'un. »
Mais ces situations ne se rencontrent pas si souvent. Aussi s’il ne faut pas leur reprocher leur incapacité à livrer à des prévisions exactes dans un monde imprévisible, « il semble avisé de reprocher aux experts de croire qu'ils peuvent réussir dans une tâche impossible. »
Mais nos erreurs constantes, notre incapacité à réellement de prévoir le futur sont le moteur de notre société…
(à suivre)

29 nov. 2012

QUAND UN PATRON DE PRESSE REPROCHE À UN MINISTRE DE NE PAS AVOIR SU LE 10 JUILLET QU’UNE INFORMATION SERAIT ESSENTIELLE LE 11 SEPTEMBRE

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (9)
Après notre problème avec le hasard et l’incertitude, passons à notre deuxième travers majeur : nous reconstruisons le passé. Là encore, Daniel Kahneman apporte des exemples multiples à l’appui de cette affirmation.
Voici en vrac une série de citations :
« Vous édifiez la meilleure histoire possible à partir de ce que vous avez, et si c'est une bonne histoire, vous la croyez. Paradoxalement, il est plus facile de fabriquer une histoire quand on en sait peu, quand il y a moins d'éléments à faire rentrer dans le puzzle. »
« Certaines personnes se sont effectivement dit, longtemps avant, qu'une crise était possible, mais elles ne le « savaient » pas. (…) Nous ne pouvons savoir que si c’est à la fois vrai et connaissable. »
« Votre incapacité à retrouver des convictions passées va inévitablement vous pousser à sous-estimer à quel point vous avez été surpris par des événements passés. »
« Si un événement se produisait effectivement, les gens exagéraient la probabilité qu'ils lui avaient attribuée auparavant. Si l'événement possible ne s'était pas produit, ils se souvenaient toujours de l'avoir considéré comme improbable. »
« Des actions qui, a priori, pouvaient paraître prudentes semblent parfois irréfléchies et irresponsables après coup. »
Une des plus belles anecdotes qu’il cite est le suivante : « Le 10  juillet 2001, la CIA a obtenu des informations affirmant qu'Al-Qaïda préparait une opération ambitieuse contre les États-Unis. George Tenet, directeur de la CIA, transmit l'information non au George W.  Bush, mais à sa conseillère à la sécurité nationale, Condoleezza Rice. Quand cela fut révélé par la suite, Ben Bradlee, le légendaire directeur exécutif du Washington Post, déclara : « Il me semble élémentaire d'aller voir directement le président quand on a mis la main sur ce qui va faire l'histoire. » Mais le 10  juillet, personne ne savait, ou n'aurait pu savoir, que cette bribe d'information allait effectivement faire l’histoire. »
Comme quoi même un grand journaliste peut tomber dans ce piège. Il suffit d’ailleurs d’ouvrir un journal au hasard, ou d’écouter une émission d’information, pour prendre un commentateur ou un « expert » en flagrant délit de reconstruction du passé.
Celle-ci s’accompagne de ce que Daniel Kahneman appelle l’illusion de la validité, à savoir que, alors que « nos prédictions valent à peine mieux que des conjectures aléatoires, nous continuons à penser et à agir comment si chacune de nos prévisions était valide. »
Cette illusion de la validité est très répandue dans le domaine de l’économie et de la bourse :
« La plupart des acheteurs et des vendeurs savent qu'ils disposent de la même information ; ils échangent les actions essentiellement parce qu'ils ont des opinions différentes. Qu'est-ce qui les porte à croire qu'ils en savent plus que le marché sur ce que devrait être ce prix ? Pour la plupart d'entre eux, cette conviction est une illusion. (…) Les fonds mutuels sont gérés par des professionnels très expérimentés et travailleurs qui achètent et vendent des actions pour obtenir les meilleurs résultats pour leurs clients. Cependant, cinquante ans de recherche sur le sujet le confirment : pour une grande majorité de gestionnaires d'actifs, la sélection des actions tient plus du jeu de dés que du poker. En général, au moins deux fonds communs de placement sur trois sont en dessous des performances de l'ensemble du marché quelle que soit l'année. (…) Pourquoi les investisseurs, simples boursicoteurs ou professionnels, continuent-ils de croire avec obstination qu'ils peuvent faire mieux que le marché, contrairement à la théorie économique que la plupart acceptent, et contrairement à ce que leur apprendrait une évaluation dépassionnée de leur expérience personnelle ? »
Mais notre propension à reconstruire le passé et à nous à faire des illusions sur notre capacité à  comprendre ce qui se passe, ne se cantonne pas bien sûr aux prévisions économiques et financières…
(à suivre)

28 nov. 2012

NATURELLEMENT, LE MEILLEUR SE DÉGRADE, LE PIRE PROGRESSE…

A la découverte de « Thinking, Fast and Slow » de Daniel Kahneman (8)
Poursuivons l’analyse de notre problème avec le hasard et l’incertitude, avec les propriétés de la régression vers la moyenne.
De quoi s’agit-il ? L’idée est toute simple – comme la plupart des bonnes idées… –, mais lourde de conséquences : puisque, dans la plupart des cas, le niveau de performance est d’abord lié au hasard, et secondairement aux actions entreprises, le plus probable est que la meilleure performance se dégrade et la moins bonne s’améliore, ce sans que l’on puisse attribuer cette évolution aux acteurs en cause. La tendance naturelle est donc une convergence vers la moyenne… Dérangeant, non ?
Je laisse la parole à Daniel Kahneman,  pour une série de citations sur ce thème :
« Une mauvaise performance était suivie d'une amélioration, et une bonne d'une détérioration, sans intervention ni de félicitations, ni de réprimandes. (…) Comme nous avons tendance à être gentils avec les autres quand ils nous font plaisir et agressifs quand ils nous déplaisent, nous sommes statistiquement punis pour notre gentillesse et récompensés pour notre méchanceté. »
« Le golfeur qui a bien joué le premier jour réussira aussi sans doute le deuxième jour, mais moins que la veille, parce que la chance inhabituelle dont il a probablement bénéficié ne va manifestement pas durer. Le golfeur qui a mal joué le premier jour sera probablement en dessous de la moyenne le lendemain, mais il s'améliorera, parce que sa malchance ne durera sans doute pas. »
« Notre esprit est profondément biaisé en faveur d'explications causales et gère mal les « simples statistiques. » (…) Des explications causales seront évoquées quand une régression est détectée, mais elles seront fausses parce que la vérité, c'est que la régression vers la moyenne a une explication, mais elle n'a pas de cause. »
Appliquons ceci maintenant, comme il nous le suggère, au pilotage d’une chaîne de boutiques qui sont toutes de même taille, avec le même assortiment. Quel est alors le premier facteur explicatif d’un écart de performance ? Les aléas liés aux différences induites par ce qui s’est passé localement, tant du point de vue de la clientèle que de la concurrence, voire de la météo.
Comment construire la prévision des ventes de l’année prochaine quand on connaît les ventes de l’année en cours, et que la progression globale visée est de 10% ? Notre tendance naturelle va être de prendre comme base, pour chaque boutique, le chiffre d’affaires fait dans celle-ci cette année, et ensuite de l’augmenter de 10%. Peut-être même allons-nous augmenter davantage les boutiques qui viennent de faire la meilleure performance, pensant qu’elles ont plus de potentiel que les autres, n’est-ce pas ?
La recommandation tirée de la régression vers la moyenne et présentée par Daniel Kahneman est tout autre : comme la performance d’une boutique est d’abord liée aux aléas, il y a très peu de chances que les aléas soient les mêmes d’une année sur l’autre. Il faut donc d’abord calculer quel a été le chiffre d’affaires d’une boutique moyenne, l’augmenter ensuite des 10% visé. Ensuite pour chaque boutique, partir non pas de sa réalisation spécifique, mais de cette moyenne, en l’augmentant pour les boutiques qui ont été les plus performantes et en les diminuant pour les moins performantes. On tient ainsi compte de la qualité du management local et des données intrinsèques, mais on annule l’effet des aléas.
Par cette méthode, les boutiques qui avaient le plus progressé vont de fait avoir des progressions moins importantes, et symétriquement. Cette recommandation me semble frapper au coin du bon sens… et pourtant mon expérience me montre que ce n’est pas ce qui est fait quotidiennement dans les entreprises.
(à suivre)

26 nov. 2012

LE RETOUR DE LA SORCIÈRE

Quand l’informatique met son origine au Musée

Voilà donc le retour de la sorcière : après avoir décliné pendant plus de cinquante ans, elle s’était trouvée mise en pièces détachées, et remisée dans un débarras poussiéreux. Quelle déchéance pour celle qui avait été l’auxiliaire dévouée et consciencieuse de la recherche nucléaire britannique !
Il est vrai que les tours de cette sorcière n’avaient bien vite fait vibrer que les étudiants en informatique de l’Université de Wolverhampton, car elle avait été dépassée par ses jeunes congénères, infiniment plus petites et plus agiles : qui pouvait accepter sa lenteur à faire des opérations aussi élémentaires que la multiplication de deux nombres ?
Elle trône à nouveau, non plus au cœur de l’industrie, mais dans le Musée national de l’Informatique à Bletchley Park, en Grande Bretagne.
Cette sorcière de 2,5 tonnes est considérée comme le plus vieil ordinateur à programme du monde, et est un anti-palindrome technologique : comment en effet imaginer que l’on puisse aller indifféremment dans les deux sens, de cette sorcière vers un iPad ou MacBook actuel ?
Intéressant contre-point de ma réflexion sur le palindrome temporel de jeudi dernier (1), et les dangers à vouloir réinventer le présent en cherchant des boucs émissaires passés.

22 nov. 2012

21-11-12 : UNE OCCASION D’ARRÊTER DE PENSER À L’ENVERS

Et si le palindrome de la date d’hier était un clin d’œil pour nous tourner vers le futur
Nous étions hier le 21 novembre 2012, soit donc le 21-11-12, un palindrome temporel, une de ces rares curiosités qui se lisent dans les deux sens, ou plus exactement qui gardent le même sens, lues à l’envers.
C’est grâce à l’écoute matinale de France Inter que j’ai pris conscience de cette originalité numérique. Sur le moment, – probablement parce que mes neurones n’étaient pas encore suffisamment alertes –, je n’y ai pas plus prêté attention que cela.
Ce n’est que plus tard, dans le TGV qui m’emmenait pour une réunion lointaine, que le souvenir de cette symétrie temporelle m’est revenu et a pris tout son sens… double, bien sûr !
Car en effet, la presse quotidienne et l’essentiel des commentaires faits par tout un chacun rêvent d’une univers palindromique, où le temps pourrait être couru dans les deux sens, permettant ainsi d’effacer les erreurs, ou de revenir à des passés supposés meilleurs, voire idylliques. Je peux citer en vrac :
- La désindustrialisation de la France qui ne serait que le fruit d’erreurs historiques, ayant conduit au démantèlement de notre outil productif,
- Une politique d’immigration qui aurait détruit progressivement la culture et l’identité française, en la diluant dans ce qui a grandi autrement et ailleurs,
- Les cités de banlieue dont l’urbanisme serait à l’origine des ghettos et du développement du trafic de drogue,
- Le mode de scrutin d’une élection récente dans un parti politique qui aurait faussé le résultat, exacerbant les rivalités et poussant à la fracturation de ce dernier,
- La perte d’un trois A (1) qui serait la matérialisation de choix et décisions faits par le gouvernement précédent,
- …
Bref, rien de ce qui se produit n’était inévitable, tout ne serait affaire que de maladresses que l’on aurait dû éviter.
Pourquoi plutôt que de rêver à des retours en arrière qui ne sont que des palindromes imaginaires, ne pas comprendre que les processus sont complexes et irréversibles, que le temps ne s’écoule que dans un sens, qu’il ne sert à rien de gaspiller son énergie à imaginer un monde autre que celui dans lequel nous vivons ?
C’est à la condition d’accepter le réel que nous pourrons identifier nos vraies marges de manœuvre, nous centrer sur le futur… qui, lui, n’est ni advenu, ni irréversible !

(1) Notons que le 5 A français n’a lui toujours pas été dégradé, et représente encore l’Association des Authentiques Amateurs de l’Andouillette Artisanale, appellation ô combien importante, et dont le mode d’attribution me semble moins suspect que celui des agences de notation.