La lumière pour les Dieux, la fange pour les hommes
Bénarès est une hydre à deux têtes, Jekyll et Hyde, deux mondes parallèles, juxtaposés et entremêlés, un côté lumineux, un côté obscur.
Au bord du Gange, le pays des Dieux et de la lumière. Le soleil y balaie la moindre marche, le moindre recoin. Aucun arbre, aucun abri pour s’en protéger, juste des berges en pierres nues et sans artifices. Aucune sculpture. Aucune ombre. Rien pour se cacher. Caïn assujetti pour toujours au regard des Dieux. Aucune chance de se soustraire ni au fleuve, ni au ciel. Être au bord du Gange, c’est être écorché vif et mis à nu. Vulnérable et soumis à la puissance des éléments. L’eau et le feu.
Fait de calme et d’énergie, source de vie, le fleuve coule lentement et majestueusement. Il se nourrit des boues et des algues qui soulignent son avancée. A la fois, dernier véhicule pour les morts et bain pour les vivants, il est le cœur et le poumon. Un Dieu fluide au service duquel tout est organisé. Les rives, les échappées des ghâts, les façades des maisons, tout est décor, tout est offrande, tout est supplication. Même le soleil se courbe à l’horizon.
Les berges sont respectueuses et silencieuses. Pas de cris, pas de voitures, pas de courses. Des hommes, des femmes et des enfants y marchent, prient, chantent, méditent, ou, plus prosaïquement, s’y lavent ou lavent. Aucun formalisme, aucun cloisonnement. Un divin inclusif. Rien, ni personne n’est rejeté. Le vivant est un. Les buffles, les vaches et les chiens le savent, et se mêlent naturellement au lent ballet de l’existence.
Tel est l’univers des Dieux, celui de l’ouverture. C’est là qu’ils accueillent, enseignent et consolent.
A l’autre extrémité du monde, tout là-haut, loin, se trouve la rue. Elle serpente sur la cime, singeant sinistrement le cours du fleuve. Ici, ce n’est plus de l’eau qui coule, mais des excréments. Ici, ce n’est plus la lumière qui domine, mais le noir éternel. Ici, ce n’est plus le pays des Dieux, mais celui des hommes.
Coincée entre les maisons qui la cernent, étroite et sournoise, la rue se faufile en arrière-plan. Elle a peur d'elle-même. Elle est encapuchonnée de toiles multiples qui la protègent de son ennemi, le jour. Le vivant y est vil, souillé et souillant, accroupi et rampant.
Y règnent le sale, la cacophonie et les heurts. Des déchets de toutes sortes conchient le sol. La pluie, loin de les nettoyer, les transforme en un cloaque de boue écœurant et répugnant. Les bruits qui retentissent et s’entrechoquent, ne sont qu’accumulations de cris, de violences et de souffrances. Pour avancer et se créer leur chemin, des motos, monstres d’acier anonymes, fendent la foule sans délicatesse, taillant à vif dans la jungle humaine et inhospitalière.
A même le sol, baignant dans l’ordure, des mendiants amputés tendent servilement la main. D’autres rampent, se servant de la boue comme d’un fluide facilitant leur reptation. Plus loin, la mélodie d’une flûte arrive difficilement à faire onduler un serpent à sonnettes, dont le maître ne charme aucun passant. Dans l’obscurité d’une échoppe, un nuage de guêpes exécute une danse macabre sur des gâteaux en décomposition. Les miasmes de la vie collent à la peau, glu nauséabonde qui infiltre tout. L’humanité y est un tas informe.
Michel Serres avait-il en tête cet univers quand il a écrit dans "le Contrat Naturel" : « À l'imitation de certains animaux qui composent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes marquent et salissent, en les conchiant, les objets qui leur appartiennent pour qu'ils le deviennent. Cette origine stercoraire ou excrémentielle du droit de propriété me paraît une source culturelle de ce qu'on appelle, pollution, qui, loin de résulter, comme un accident, d'actes involontaires, révèle des intentions profondes et une motivation première. »
Tel est l'univers des hommes, celui de la fange. C’est là qu'ils vivent, travaillent et blasphèment.
Régulièrement, ponctuant l’égout vivant, des boyaux latéraux surgissent. Ils sont les voies qui coulent vers la lumière. Commençant par des passages étroits, ils s’élargissent au fur et à mesure de leur descente, et finissent en ghâts majestueux. Entonnoirs inversés entre la noirceur des hommes et la beauté des Dieux, ils sont des appels à la conversion et à la foi.
A Bénarès, pour rejoindre la vertu, il suffit de lâcher prise, de se laisser glisser et de se soumettre à l’attraction des Dieux. Il n’est nul besoin ni de lutter, ni de faire des efforts. Les Dieux y sont bons et compréhensifs. Le salut n’y est pas atteint par la douleur, mais par la douceur et la facilité. Ils parient sur l’intelligence des hommes et l’acceptation de leur faiblesse. Le Gange, hôte conciliant et infatigable, attend patiemment tous ceux qui viendront s’y plonger.
Une fois le fleuve mère atteint, si jamais la nostalgie assaillit l’humain, s’il craint de s’être trop approché des Dieux, si vivre sous leur regard constant lui pèse, si la fange quittée lui manque, si la chaleur animale lui fait défaut, alors il lui faudra escalader péniblement le ghât, marche après marche, pour se hisser ensuite dans le boyau, mètre après mètre. La lumière baissera petit à petit, jusqu’à s’éteindre. Les bruits du monde l’envahiront progressivement. Les odeurs l’abreuveront.
Il sera libéré de l’emprise des Dieux et pourra marcher sans être vu. Oui, mais à quel prix ? A celui d’accepter la plaie et la douleur des hommes.
A Bénarès, on apprend qu’il faut choisir. Les Dieux ou les hommes. La lumière ou la fange. Le divin ou le réel. La pureté ou le mensonge. Le paradis ou la vie.