18 oct. 2010

FAUT-IL METTRE LES JEUNES EN CLASSE AFFAIRES ?

Drôle de télescopage au sein du journal Libération

Au comptoir d'un café, le vendredi 15 octobre, je feuilletais distraitement le journal Libération, que je marquai l'arrêt sur le télescopage d'un titre et d'une publicité : le titre « La jeunesse, une vieille peur » faisait partie de la série d'articles sur l'implication croissante des jeunes dans les mouvements liés à la réforme des retraites ; la publicité, elle, faisait la promotion de la classe affaires Air France en mettant en scène non plus comme d'habitude un homme d'affaires, mais un jeune homme à l'allure juvénile.
Amusant télescopage évidemment involontaire. Manifestement, pour Air France et sa direction de la communication, la jeunesse n'est pas une « vieille peur » puisqu'elle la met en scène.
Mais en allant plus loin, y a-t-il un message subliminal dans cet acte manqué ?
Air France veut-elle dire qu'elle a compris les raisons du mécontentement des jeunes ? Veut-elle dire que ce n'est pas réellement contre les retraites qu'ils manifestent, mais qu'ils réclament d'accéder à la classe Affaires ?
Ou est-ce le journal Libération qui suggère que les jeunes auraient peur de l'avion ? Est-ce que cette « vieille peur » est celle de ne plus toucher le sol et de se trouver perdus dans les airs ? Seraient-ils en attente de solutions plus terre à terre ?
Aller savoir…

15 oct. 2010

NOUS N’AIMONS PAS LE FLOU

_____ Éditorial du vendredi ________________________________________________________________


14 oct. 2010

HISTOIRE DE CHAMPIGNONS

Certains champignons se mangent, d'autres sont là pour le plaisir des yeux et pour stimuler notre imagination...

La saison des truffes n'a pas encore commencé : elle ne commencera que début novembre. Mais celle des champignons, oui. Et effectivement dans le terrain de ma maison en Provence, ils sont légion.
Ne m'y connaissant que bien peu en botanique et dans l'art de distinguer quels champignons sont comestibles, ils constituent pour moi d'abord un élément du paysage, comme des mini- sculptures venues égayer de façon fugace le sous-bois. Si l'on oublie la recherche de la productivité, de l'utilité immédiate, pour se laisser aller au plaisir des yeux et à la rêverie, ils sont l'occasion de rencontres étonnantes.

Ainsi ce champignon rouge-orangé vient en contrepoint de celui qui est rouge-rosé. Se font-ils une forme de compétition ? Sont-ce des frères qui ont fait des choix différents et ont divergé ? Le rouge-orangé veut-il à tout prix être vu ? A-t-il choisi délibérément cette nuance pour ne pas passer inaperçu ? Mais est-il alors conscient qu'il risque encore plus d'être cueilli ? Ou croit-il faire peur ? A l'inverse, le rouge-rosé, par son choix de ton plus pastel, cherche-t-il à se fondre dans les feuillages ? Regrette-t-il d'être né rouge ? Se rêve-t-il en blanc ? Suit-il une cure de dépigmentation ?

Et que penser des ces autres champignons recouverts de moisissure bleue ? Est-ce que je fais face à une tentative d'invasion : la moisissure, qui est elle-aussi une forme de champignons, est-elle un parasite ? Ou alors, ces champignons ont-ils une crise d'identité et se prennent-ils pour des roqueforts ? Les Causses ne sont pas si loin et, comme les spores peuvent voyager dans le vent, ces champignons ont peut-être des ancêtres nés à Roquefort. Mais dans ce cas, quelle pathétique perte de repère et de confusion ! Bel exemple des dangers de la globalisation et de l'effondrement des frontières…

Comment savoir ? On ne peut pas, et c'est tout le charme de cette marche dans les sous-bois. Ah, si seulement les champignons pouvaient parler…

« ESPRIT D'ENTREPRISE » CONSACRÉE À L'INCERTITUDE

Emission du mercredi 13 octobre 2010 (cliquer pour écouter l'émission)

Incertitude

  • Robert Branche, consultant en stratégie pour de grands groupes internationaux, auteur de " Les mers de l’incertitude " aux éditions du Palio.
  • Xavier Guilhou, expert de la gestion des risques et des crises au niveau international.
  • Didier Tranchier, Président du Réseau de Business Angels " IT Angels

13 oct. 2010

« JE N’AVAIS JAMAIS PENSÉ QUE L’INDE PUISSE DEVENIR IMPORTANTE UN JOUR »

Le bon temps des colonies (suite)

Certains – et ils sont nombreux ! – ont la nostalgie de ce temps passé, de ce temps où nous pouvions l'esprit tranquille dominer le monde. Ils ont peur de ces changements, de ce flou qui nous habite de plus en plus, de la perte de notre domination.
Je ne suis pas de ceux-là. Je suis content et fier d'appartenir à ces années qui sont en train de voir la Chine, l'Inde ou le Brésil accéder enfin à un vrai développement industriel et économique. Je suis triste de voir que l'Afrique noire reste encore largement en dehors de ce mouvement. Je suis inquiet de voir mes concitoyens s'enfermer dans une vision issue du passé. Je suis persuadé que de ce flou, de cette incertitude, de cet effondrement des frontières peut naître le meilleur. Je suis furieux de cette classe politique, européenne comme nord-américaine, incapable de penser à partir du futur et qui se comporte comme le pire des syndicats, défenseur de nos privilèges historiques. J'ai souvent honte d'être Français tellement nos politiques font en la matière office de dernier de la classe.

Mais comme l'a écrit Maxime le Forestier, « on choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille. On choisit pas non plus les trottoirs de Manille, de Paris ou d'Alger pour apprendre à marcher. Être né quelque part. Être né quelque part pour celui qui est né, c'est toujours un hasard… »
Alors apprenons à vivre dans les brumes de nos origines et de nos appartenances…

Chez nous, on est compassé, triste, tourné vers le passé. Des pays prennent appui sur leur passé, se souviennent de lui, mais regardent vers le futur et le construisent. J'ai parfois l'impression que nous faisons l'inverse : nous sommes tournés vers notre passé. La façon dont a été pris le débat sur la nationalité française est symptomatique. On est parti de notre passé, et non pas de la mer qui nous attire.
Non, nous ne sommes pas assiégés. Et puis qui assiège qui ? Qui a agressé qui ? Qui a profité de qui ? C'est nous. Aujourd'hui, ces pays veulent simplement que notre agression cesse, avoir juste la restitution de leur travail, ils jouent dans les règles, dans nos règles…
Non « ils ne vont pas nous manger », c'est nous qui, jusqu'à présent les avons mangé ! Regardons la différence de capitaux investis et notre richesse en infrastructures et combien cela va coûter à ces pays pour avoir des routes, des voies ferrées, des lignes électriques et téléphoniques enterrées … sans parler de la distribution d'eau ou de la collecte des déchets.
Si nous arrêtions d'investir dans nos infrastructures (laissons nos routes se dégrader, …), nous pourrions faire des économies, et mieux financer les investissements immatériels (culture, éducation, recherche, justice…) et sociaux.


« Mon père n'a jamais pris la peine de m'apprendre à parler Hindi, cela ne lui était pas venu à l'esprit que l'Inde puisse être importante, un jour ! ». Voilà ce que m'a dit un jeune Indien de vingt-six ans, croisé lors de mon dernier voyage. Né en Allemagne de père indien et de mère allemande, il a grandi pendant de longues années dans l'ignorance de la moitié de ses racines. Car pour son père qui avait fait le choix de l'exil et avait brillamment réussi dans ce qui était devenu son nouveau pays, à quoi cela pourrait bien servir à son fils de connaître un pays sans avenir comme l'Inde ? Étonnant, non ? Quel retournement de situation !
Ce même jeune indien m'a aussi parlé de l'anecdote de son passeport. Il y a une dizaine d'années, il n'avait pas pu obtenir le droit d'avoir à la fois un passeport allemand et indien. Il avait dû choisir et avait gardé son passeport allemand. Depuis trois ans, tout a changé et il a pu avoir les deux. Dans notre bas monde, tout est affaire de rapport de force… Et l'Inde n'est plus ce petit pays sans intérêt !

12 oct. 2010

CHACUN CHEZ SOI ET LES VACHES SERONT MIEUX GARDÉES !

Le bon temps des colonies…

Avant, les contours étaient précis : on savait où on était né, quelles étaient ses racines, quels étaient les territoires où l'on allait habiter. Le dehors était un peu théorique, on était protégé par les distances, les appartenances géographiques avaient un sens. Certes, il y avait bien des échanges, mais ils n'étaient finalement que superficiels, ils venaient apporter les épices qui nous étaient nécessaires.
Ceci était vrai du moins en Europe, aux États-Unis ou en Chine. Pour ce qui est de l'Afrique, de l'Amérique ou de l'Inde, ils avaient connu les « joies » de la colonisation et avaient contribué à notre richesse.

Mais pour un Français, ceci restait théorique. Il savait bien que l'on avait des colonies, il se doutait que l'on y était pauvre et sale, mais bon, pour sa vie quotidienne quelle importance ? Assis dans la chaleur de sa mère patrie, conforté par des politiques qui se gardaient bien de lui expliquer que notre prospérité relative n'était possible que grâce à la pauvreté des autres, il était tranquille dans ses frontières. Finalement les brumes de sa pensée lui masquaient la réalité du reste du monde, qui n'était qu'un sujet de reportages ou d'excursions touristiques.

Les frontières étaient alors une réalité, les limites avaient un sens : elles nous protégeaient et servaient à défendre les avantages acquis, elles étaient les remparts de la forteresse de nos privilèges. A l'abri de ces frontières, nous étions cramponnés à la pente pour résister à tout changement.
Ces frontières n'étaient pas seulement physiques, mais aussi – et peut-être surtout – culturelles : nous avons construit au fil des années un ensemble de certitudes justifiant et expliquant l'existence de nos avantages. Appuyés sur un racisme toujours sous-jacent, soutenus par nos religions – juives et chrétiennes –, par les pensées issues du « Siècle des lumières » – rien que le fait d'avoir appelé ce siècle ainsi montre l'arrogance de notre pensée –, et par la si fameuse « Déclaration des droits de l'homme », sereins, nous dominions le monde, certains que c'était pour le bienfait de tous.

Certes nos frontières locales fluctuaient en fonction des aléas des mariages princiers ou des guerres, certes nous avions droit à notre quantum de morts, certes le siècle dernier a été celui des pires atrocités, mais nous faisions, pour ainsi dire, cela en famille. Et comme tout le monde le sait, les batailles familiales sont les pires. On était entre soi : tout Français savait depuis longtemps qu'un Allemand ou un Anglais n'étaient pas des Français, mais c'étaient quand même des cousins proches. D'ailleurs les Alsaciens pour parler des autres Français ne disaient-ils pas « les Français de l'intérieur »…

Par contre, ceux qui étaient vraiment différents, ceux qui n'étaient pas comme nous, ceux vis-à-vis desquels il fallait se protéger – au moins au cas où… –, c'étaient tous les autres : les Africains, les Asiatiques, les Arabes… Les pensées libérales développaient bien des discours en surface non racistes, mais dans les faits, nous faisions tout, individuellement et collectivement, pour défendre nos avantages si longuement construits, un peu comme un syndicat d'une entreprise, pour défendre les intérêts de salariés qu'il représente, laissera, sans états d'âme, se dégrader les conditions de travail chez les sous-traitants. Égoïsme bien humain, me direz-vous…
Certes, mais aujourd'hui tout est en train de voler en éclat : les brumes de la globalisation et des connexions informationnelles sont venus dissoudre les frontières. Quand je marche dans les rues de Paris, je ne sais plus ce que veut dire être Français : tout se mélange, tout se transforme, tout s'enrichit mutuellement. Les races sont multiples, et bon nombre ne sont plus des immigrés, mais bien des citoyens français ; la langue se transforme, s'hybridant de la richesse venue des banlieues. Les biens, physiques comme culturels, sont « multilocalisés », c'est-à-dire sont le fruit d'un processus de production impliquant plusieurs pays. Il en est ainsi aussi bien de la musique – de plus en plus elle nait du croisement des histoires musicales – que d'une automobile !

(à suivre)


11 oct. 2010

JARDIN À LA FRANÇAISE OU À L’ANGLAISE ?

Comment faire face à l'incertitude dans un cadre rigide et uniforme ?

Debout, le dos à son château de Versailles, Louis XIV, en regardant le parc qui s'étendait devant lui, a dû ressentir un sentiment de puissance et de sécurité. Il a dû aimer ces grandes perspectives structurées par des immenses allées. Grâce à elles, le jardin est lisible de presque n'importe quel point. Essences et bassins se répètent en suivant la simplicité des rythmes. Tout cela exprime la puissance, le repos, la solidité.
Comment a procédé le concepteur de ce jardin ? Dans le silence de son bureau, sans avoir eu besoin de voir le terrain où le jardin allait prendre place, guidé par sa créativité personnelle, il a dessiné son plan. Ensuite, il a reconfiguré le terrain, arasant si nécessaire les collines et creusant les bassins. Le résultat est cet ensemble ordonné et majestueux.
Mais est-ce vraiment un lieu de vie ? N'est-ce pas plutôt un lieu de représentation, de théâtre ? Il n'y a plus de place à l'improvisation et au hasard. Tout est prévu, structuré, rigidifié.
Est-ce le bon plan, le bon dessin, la bonne structure ? Oui, tant que tout se déroule comme prévu. Non, si des aléas arrivent, car cette rigidité va devenir fragilité et capacité à se rompre.

En milieu incertain, ce sont les jardins à l'anglaise qu'il faut privilégier, des jardins fait de diversité et d'hétérogénéité. Comme tout n'aura pas pu y être prévu, maintenir du flou sera nécessaire. De cet ensemble, pourra alors naître la vie.
Comment est construit notre cerveau ? Est-il un jardin à la française clairement structuré et figé ? Non, vraiment pas. La cartographie des neurones et de leurs synapses est un enchevêtrement difficilement lisible et compréhensible. Pas de grandes allées, pas de plan détaillé a priori. Les aléas de la vie ont largement dessiné ce réseau : au cours de la phase initiale de constitution du cerveau, les cellules se spécialisent en fonction de l'endroit où elles migrent ; si une fonction initialement prévue est déficiente (cas par exemple d'un aveugle de naissance), les neurones réorienteront leur action vers d'autres sens. Pendant notre vie, ce réseau est constamment modifié en fonction des situations rencontrées, des émotions vécues et des pensées formulées : des connexions synaptiques se créent ou se renforcent, d'autres s'affaiblissent. De nouveaux neurones aussi apparaissent.

Tout sauf un jardin à la française ! On est plus près des jardins à l'anglaise et de leur apparent désordre. Comme eux, derrière ce fouillis apparent, se
cachent une structure et une organisation : des routes existent, des sous-systèmes sont organisés, un plan d'ensemble articule les actions individuelles. Le déroulement du temps les a fait émerger progressivement. L'architecte d'un jardin anglais a lui aussi su tirer parti du terrain, renforcer à une courbe naturelle, placer un bosquet dans le creux d'une autre. Il a en tête un projet qui oriente ses choix et articule les éléments entre eux.
C'est ainsi qu'il faut penser les organisations, comme des jardins à l'anglaise et non pas comme des jardins à la française.


Extrait des Mers de l'incertitude

8 oct. 2010

FAUT-IL RÉAPPRENDRE À NE PLUS ALLER VITE ?

_____ Éditorial du vendredi ________________________________________________________________


7 oct. 2010

ON A LES CHIENS QUE L'ON MÉRITE

Histoire de chiens français et indiens…

Chez nous, les chiens sont rangés, parqués, lissés. Pas des hommes bien sûr, mais plus vraiment des bêtes. Ils font partie de la famille, partent en vacances avec leurs maîtres ou dans une colonie estivale, ont leurs produits diététiques et cosmétiques… Ils sont ordonnés. Pas de pagaille, pas d'aléas. Ils ne vont chercher la balle que si on leur lance et ne ramène qu'à celui qui l'a lancée. Ils ne manqueraient plus qu'ils prennent l'initiative ! Regardez ce qui se passe dans un parc, si un chien se saisit d'une balle qui n'est pas la sienne…
Bref, les chiens sont pris en charge. Et il y a une chose qu'ils ne font pas, c'est être ensemble : avez-vous déjà vu un groupe de chiens sillonner les rues d'une quelconque ville ? Comme une bande de copains partis en goguette. Non, n'est-ce pas ? Les chiens vivent séparément les uns des autres, chacun dans sa niche, chacun avec son maître.


En Inde, à l'inverse, le plus souvent, les chiens sont libres et entre eux. Souvenir surtout de ces nuits à Darjeeling où la ville devenait leur territoire. Plus une âme humaine qui vive au-delà d'onze heures le soir. Alors, il ne reste plus que les chiens et ils en profitent. Les rues deviennent le théâtre de leurs jeux et de leurs guerres. Le jour, les hommes s'agitent et les chiens se tiennent tranquilles, comme cachés. Ils lézardent sur un toit abandonné, jettent un œil dans une poubelle, et dorment le plus souvent.

Est-ce le fruit d'un pacte entre les hommes – représentés, je suppose par les autorités locales –, et les chiens – mais qui peut bien les avoir représentés ? – ? Est-ce en échange de la paix accordée dans la journée, que les chiens font ce qu'ils veulent la nuit ? Alors pourquoi aboient-ils la nuit ? Pour rappeler aux hommes leur possession nocturne ? Pour se venger des pierres prises dans la journée ? Allez savoir.
Être chien à Darjeeling est vraiment le rêve – je dois avouer que ce n'est qu'une conviction, je n'ai jamais réussi à recueillir un témoignage direct d'un chien sur ce sujet –, car, vu l'altitude de plus de deux mille cent mètres, la température y est moins élevée qu'ailleurs. Ils ne cheminent pas la langue au ras du sol comme je les ai vus dans d'autres villes. 


Les chiens en Inde sont donc solidaires, libres et un brin sauvages. Je n'ai pas non plus vu de chien agressif : pas de rottweilers, pas de monstres prêts à mordre, pas de muselières…
Finalement on a les chiens que l'on mérite. Nos chiens sont à notre image : solitaires et agressifs. Nous vivons juxtaposés, inquiets de perdre ce que nous possédons, sans souvent nous poser la question de la légitimité et de la nécessité de cette possession. Nous tenons en laisse nos chiens et décidons pour eux ce qu'ils ont le droit de faire ou de ne pas, comme d'autres décident pour nous…


Nos chiens sont ordonnés comme toute la nature que nous avons disciplinée, construite, reconstruite. Le moindre morceau de terre a été nivelé et repensé. Combien restent-ils d'espaces vraiment « naturels », c'est-à-dire tels qu'ils étaient avant la présence de l'homme ? Notre climat local lui-même est sage et ordonné. Délicieux climat tempéré où la température évite les extrêmes, les pluies sont au rendez-vous sans excès. Nous n'avons donc pas peur de la nature. Elle est à notre main.
De temps en temps, celle-ci se permet un écart, et tout de suite, nous sommes inquiets, maladroits, comme dépassés : un été un peu plus chaud, et nous l'appelons canicule et comptons des cadavres ; un hiver avec de la neige et tous les transports sont désarticulés ; des orages persistants et des villages sont submergés…



6 oct. 2010

DANS LE NON-LIEU D’UN AVION SUSPENDU DANS LE CIEL

Le temps nécessaire pour passer d'un univers à un autre

Moment suspendu, entre deux. Sensation de virtualité, comme un arrêt du temps. Irréalité. Ne plus être à Paris, ne pas être encore en Inde. L'avion est un non-lieu, un sas entre deux univers, comme une cabine de décompression. Impossible de savoir si l'on se déplace vraiment. Si j'en crois le petit avion dessiné sur l'écran devant moi, nous aurions déjà parcouru cinq cents kilomètres. Mais pourquoi devrais-je croire cet icône ? D'ailleurs en ce moment, l'application est "currently unavailable" : même les machines ne veulent plus me mentir ! Elles savent, elles, que rien n'est vrai, tout est fiction, tout est numérique. Cet avion ne bouge pas, il est sorti du monde à Roissy et en reviendra à Delhi. Entre les deux, plus rien n'existe, trou noir, suspension hors du temps.

La cabine est obscure, le dehors virtuel, je ne suis nulle part. Le temps qui passe n'a pas pour but de permettre un déplacement physique, mais de préparer un déplacement mental. Comment accepter le choc de la différence sans ce temps suspendu ? L'Inde ne doit pas, ne peut pas être proche, du moins pas trop. Huit heures, voilà la prescription minimum. Huit heures pour se préparer à un plongeon paradoxal, à la fois dans les racines de l'humanité et dans un futur qui s'invente. Je rêve à ces traversées longues et lentes, dans des bateaux qui fendaient l'eau. La durée permettait d'oublier doucement ce que l'on quittait, et de s'apprivoiser à là où on allait renaître. Pouvoir regarder l'eau glisser le long de la coque permettait sans doute à l'esprit de glisser lui aussi de l'un vers l'autre. L'avion lui est brutal, coupé du monde. Je ne vois pas l'air glisser sur le fuselage. Rien. Juste ces huit heures entre deux.
Bientôt, le Gange sera devant moi, avec ses buffles sacrés qui viennent s'y immerger, tout à la fois piscine pour enfants en mal de natation, salle de bain collective, immense lavoir où tout est emporté par le flot, et bien sûr force mystique dans laquelle chacun vient se ressourcer. Tout à l'heure, sorti de l'avion, ayant quitté cet entre-moments, ayant sacrifié au Dieu du déplacement, je poserai ma valise, regarderai cet eau boueuse et pourrai, à mon tour, m'y plonger. Le temps sera alors, à nouveau, arrêté, mais, non plus parce que je serai entre-deux, mais parce que je serai arrivé.

Pour l'instant – mot paradoxal pour parler du temps suspendu –, je suis dans cet espace-temps annulé.
Mais ce temps arrêté est un temps plein, une méditation offerte à qui sait la ressentir. Rien à faire, rien à attendre, rien à penser. Juste être là, immobile, plénitude du vide. Je ressens une joie profonde, sans but, sans fondement. La satisfaction de l'existence brute et virtuelle, satisfait de ne rien obtenir car je ne cherche rien. La joie de la négation. Est-ce que je vis un paradis métaphorique ? Mort à la vie, le temps d'un vol, je suis perché dans un nirvana du néant. Le tout du rien. Un autre sas, un apprentissage offert par Air India, un tao dans les airs.
J'ai écrit spontanément « rien à attendre », pensée paradoxale puisque « normalement », le temps d'un vol est l'attente de l'arrivée. Mais comme tout est entre parenthèses, comme le temps est suspendu, comme je ne crois pas que cet avion bouge réellement, je n'ai plus rien à attendre, simplement à vivre la non-succession des instants. Quand cette parenthèse virtuelle cessera, l'Inde émergera du néant. Ni le « Quand » ni le « Où » n'ont plus de sens. Je vais vivre le bigbang de la création. Le temps et le monde vont resurgir d'eux-mêmes. Le « Quand » et le « Où » reprendront alors leur sens.