Entre Charybde et Scylla (Démocratie 6)
Faut-il
aller vers la société de concurrence généralisée ou vers l’égalité radicale
des chances ?
Pierre
Rosanvallon analyse chacune des options :
1. La société de concurrence généralisée
Le
néo-libéralisme contemporain veut que la concurrence établisse un vrai rapport
entre les hommes. C’est une forme de retour aux fondements du 18ème
siècle qui ne voyait pas le libéralisme que comme un marché, mais aussi comme
un fondement social.
Il
repose sur une anthropologie du risque et de l’autonomie comme norme : comme le
risque est la vraie nature de l’homme, être égaux c’est accepter le jeu,
participer à la compétition. L’autonomie devient une norme d’action, c’est une
injonction, ce n’est plus un projet. Elle s’oppose à la vision de Marx : la surpersonnalisation
en réponse à la réification, se dépasser pour se réaliser et ne plus être
exploité.
Dans
cette vision, le consommateur est la figure et la mesure de l’intérêt général à
la place du producteur : le consommateur devient l’individu en économie, et non
plus le travailleur ou le citoyen. Les rentes sont détruites par la machine de
la concurrence. La concurrence est la forme sociale générale, elle est la procédure
institutrice du rapport social. Les seules institutions nécessaires sont celles
qui la garantissent, celles qui définissent et mettent en place la juste
concurrence.
Trois
obstacles :
- Elle
n’apporte pas de réponses aux écarts de revenus : La rémunération des 200 plus
grands PDG américains représentait 35 fois celle de l’ouvrier de production en
1974, et 160 en 1990. Il n’y a pas de théorie de marché qui réponde à cet
écart.1
- A
cause des effets de marché, le gagnant prend tout : Lié à l’accès
universel et au développement de la mondialisation, il y a une prime excessive
aux premiers. Ceci se retrouve aussi bien dans le domaine sportif ou artistique,
que pour les grands crus de Bordeaux.
- Les
positions d’arbitrage et les edge funds polarisent les profits : avec 300
salariés ils font les profits d’une société de 30 000 personnes, et gagnent ce
que perdent tout le reste de l’économie.
2. L’égalité radicale des chances
Si l’on
veut donner à tous, les mêmes chances, que faut-il égaliser ?
Est-ce les
biens primaires, les ressources, les conditions d’accès, … ? Faut-il le
faire pour les conditions initiales ou de façon permanente et dynamique ?
Comment
aussi ne pas faire disparaître toute responsabilité ? Comment inclure ce
qui relève des choix, et non pas des circonstances ? Et comment séparer ce
qui est hasard de ce qui est justement choix ? Est-ce que celui qui
traverse une rue au feu rouge doit toujours être tenu pour responsable, alors
que le fumeur doit être absous de sa responsabilité, parce que soumis à sa
classe sociale et à ses habitudes ?
La
famille étant un frein à cette égalité radicale, faudrait-il soustraire les
enfants à l’influence des parents ? Et quid des successions ?
Bref,
une telle vision, de proche en proche, en vient à développer une éthique de la
défiance.
Seule
n’est donc possible qu’une vision pragmatique qui ne cherche pas à tout régler…
et qui, du coup, justifie les écarts que créent justement la société de
concurrence généralisée…
Pierre
Rosanvallon conclut son cours en rejetant donc ces deux options dominantes,
tant la société de concurrence généralisée que l’égalité des chances, comme
étant des réponses pertinentes à la crise de l’égalité.
Il en
appelle à un retour aux sources de la Révolution, avec une égalité focalisée
sur celle des relations autour de la singularité, de la réciprocité et de la
communalité, propos qu’il devrait développer dans un prochain livre…
(1) C’est une coalition
sociale entre les conseils d’administration et les directions qui aurait permis
cela (livre de Palomino – Cepremap - Éditions de la rue d’Ulm - Comment faut-il
payer les patrons)