Promenade en terres indiennes (7)
Voilà
près d’une heure qu’ils regardaient fascinés la démolition en cours. Sous les
coups répétés des bulldozers, les murs s’effondraient. De nouvelles perspectives
se dégageaient, des colonnades anciennes réapparaissaient, le vieux bazar
renaissait de la destruction du nouveau. Hampi remontait le temps. On enlevait
méthodiquement les peaux successivement accumulées pendant plus de cinq
siècles. Comme un oignon, on le pelait. A la différence essentielle, que les
peaux desséchées étaient à l’intérieur, et que c’était la vie qui était
retirée. Petit à petit, la mort apparaissait. Les briques s’effondraient, les
fresques étaient arrachées, le sang refluait. In fine, ne restait plus que
l’ossature du bazar depuis longtemps disparue. Des colonnes brutes, des dalles
à vif, des restes de sculptures. Ils voyaient le travail de dizaines de
générations être ôté sans considération.
Année
après année, décennie après décennie, siècle après siècle, la sueur des
marchands avait fait vivre le village et le marché. Certes, on était loin de la
splendeur des années quinze-cents, mais ils s’étaient tenus droit : contre
toutes les adversités, malgré l’effondrement de leur royaume, en butte à tous
les conquérants, ils avaient fait front et maintenu debout la vie et le
commerce. Avec honneur et détermination. Tout au long des années, Hampi avait
fait de la résistance : le bazar en était resté un. Chaque matin, il riait des
cris des marchands, il hurlait des enfants tentant d’arrêter les chalands, il
vibrait de marchandages infinis. Tel coin était connu pour ses épices, tel
autre pour ses tissus. Les étalages de légumes et fruits rivalisaient entre
eux. Le regard ne savait pas sur quoi se poser.
C’était
cette histoire et cette lutte qui se trouvaient balayés d’un revers de
bulldozer. Chacune des maisons détruites étaient imprégnées d’une sueur
légitime, aujourd’hui bafouée et méprisée. Chaque mur abattu était un membre
arraché. Chaque colonnade retrouvée l’était au prix du sang et du meurtre.
Demain
qu’allait-il en rester ? Une galerie froide et esthétique mimant un passé
révolu. Des allées redevenues anciennes et à ce titre perçues comme
authentiques, réservées à des touristes en mal de photographies. Une beauté
théorique, probablement sublime, mais glaciale comme les couloirs d’un musée.
Les
habitants regardaient, figés, leur vie disparaître. Pour eux, ce n’était pas
leur passé que l’on retrouvait, c’était leur présent et leurs racines que l’on
détruisait. Ils n’avaient cure de voir revenir les fantômes d’ancêtres trop
lointains pour être aimés et connus. Non, le retour au bazar des origines ne
signifiait rien pour eux, à part peine et douleur.