17 déc. 2013

ON NE VOIT QUE CE QUE L’ON IMAGINE, JAMAIS CE QUI EST

L’individu humain : le futur anticipé (4)
Dixième commentaire sur l’entreprise : Force et danger de l’expertise
« Passant par la Chine, j’y trouve là un point d’écart, ou de recul, pour remettre en perspective la pensée qui est la nôtre, en Europe. Car, vous le savez, une des choses les plus difficiles à faire, dans la vie, est de prendre du recul dans son esprit. » (1)
Une entreprise est peuplée d’hommes et de femmes qui analysent les situations au prisme de leur expérience passée. L’entreprise, elle-même, en tant qu’entité collective, a aussi sédimenté des convictions et des croyances, toutes issues de ce qu’elle a vécu. Ces convictions et croyances se retrouvent à la fois dans la culture interne et dans les systèmes qui la structurent.
Plus les personnes qui la composent sont expérimentées et ont réussi dans le passé, plus le poids des métarègles historiques individuelles sera grand. Plus l’entreprise a une histoire longue et a rencontré le succès, plus les convictions et les croyances collectives seront fortes.
C’est l’existence de cet ensemble de métarègles individuelles et collectives qui permettent à l’entreprise d’avancer de plus en plus vite, à condition qu’elle ne change constamment ni de métier, ni de stratégie. C’est de la combinaison de la stabilité et de cet apprentissage que naît l’efficacité.
Mais attention : plus une entreprise a prospéré et est peuplée d’experts, plus elle risque de ne lire l’évolution du monde qu’au travers du prisme de son expérience et de son passé. Elle pousse le talent de l’inférence au maximum, et sait ou est persuadé de savoir.
Elle devient alors vulnérable aux recompositions du monde, et fragile par rapport aux ruptures qu’elle ne verra pas venir, ou pire, qu’elle niera. Forte de ses certitudes, elle refusera ce qui n’est pas en ligne avec sa vision.
La performance est donc dans le juste équilibre entre la stabilité qui permet le renfort des expertises, et le recul par rapport à elles pour savoir que l’on ne sait pas, et ne pas oublier que l’on ne voit que ce que l’on imagine, et jamais ce qui est.
(1) François Jullien, Conférence sur l'efficacité́, p.14
(extrait des Radeaux de feu)



16 déc. 2013

APPRENDRE À PARTIR DE RIEN… OU PRESQUE

L’individu humain : le futur anticipé (3)
Comment notre cerveau peut-il induire à partir de presque rien ?
Essentiellement parce qu’il ne se contente pas de tirer des conclusions à partir de ce qu’il observe, mais parce qu’il mobilise des règles apprises dans le passé : il est capable de les transférer et donc de progresser rapidement.
Un exemple simple : quelqu’un vient de tirer successivement deux boules blanches et une noire, et je dois deviner quel est l’objet suivant. Si je n’ai aucune autre information, il est impossible d’avoir une certitude : je sais que cet objet doit pouvoir être contenu dans la boîte, et dans la main où il s’y trouve, mais il est périlleux d’aller plus loin. Maintenant si, par expérience, j’ai appris que ces boîtes ne contiennent toujours que des objets identiques, alors aucun doute à avoir : le prochain objet est nécessairement une boule. Si en plus, je sais qu’il ne peut pas y avoir plus de deux couleurs, je sais qu’elle est blanche ou noire. En couplant la règle acquise par mon expérience avec les nouvelles informations, je suis capable de résoudre le problème.
Tel est le principe du méta-apprentissage : nous apprenons à apprendre, et, chaque progrès nous transforme et facilite l’acquisition future. Nous extrayons naturellement des régularités du monde.
Ce point est essentiel et très nouveau dans la théorie de la cognition : le cerveau de l’enfant n’a pas besoin d’avoir de capacités innées, tout semble pouvoir être acquis par l’expérience. La compréhension initiale serait nulle, elle émergerait progressivement. Il suffit pour cela d’avoir un cerveau capable de repérer des régularités et de calculer des probabilités, ce qui est le cas de nos systèmes neuronaux.
(extrait des Radeaux de feu)

13 déc. 2013

ENTRE TERRE ET CIEL

Singapour (1)
A Singapour, les tours ne se contentent pas de gratter le ciel, elles partent à son escalade. Elles ne se satisfont plus de leur nature terrestre, elles se veulent célestes.
Témoin, celle-ci qui s’est déformée pour se faire escalier. Juste deux marches pour l’instant, mais quelles marches ! Je parie que, quand je reviendrai, ce ne seront plus deux, mais toute une volée qui sera là.
Peut-être que son architecte est un magicien, et que les pierres sont capables, comme les haricots magiques du conte, de grandir et monter sans cesse.
Y a-t-il là-haut, caché derrière un nuage, un palais où se prélasse une poule aux œufs d’or ?...
Drôle d’effet miroir entre des enfants et des tours.
Minuscules sculptures vivantes jouant dans l’herbe, regroupés par deux, trois ou davantage, habillés du même uniforme, toujours en mouvement, ils ponctuent le premier plan.
Immenses sculptures mortes plantées dans le sol, regroupées par deux, trois ou davantage, habillés de verre ou de pierre, toujours immobiles, elles ponctuent l’arrière plan.
La distance qui les sépare déforme les proportions, et peu ou prou, les deux semblent de même taille.
J’imagine les tours qui, bientôt, vont s’arracher de leur fondation, pour venir se joindre aux enfants. Feront-ils alors des équipes mixtes, ou verrons-nous l’équipe des tours affronter celle des enfants ?
Conscient que mon attente risque d’être longue, je m’assieds confortablement dans un recoin de la pelouse, en veillant à ne pas m’assoupir…
Des arbres de verre et de métal montent en s’ouvrant vers le ciel. Des plantes grimpantes sont parties à leur assaut.
Presqu’à leur sommet, existe un chemin qui sillonne d’une arbre à un autre, dessinant un parcours dans la canopée artificielle.
Là, quelques fourmis humaines cheminent, mimant les mouvements de leurs simiesques ancêtres.
Eux n’ont pas besoin du subterfuge de la technologie et méprisent ces succédanés d’arbres. Ils aiment trop saisir une liane et se lancer dans le vide, pour prêter un quelconque intérêt à ce qui n’est qu’un ballade sans saveur et sans risque…

12 déc. 2013

LE MANAGEMENT EST UNE AFFAIRE DE JEUX DE MOTS

Vidéo « Les Radeaux de feu » (8)
Nous pensons au travers de nos langages. Aussi les mots ne sont-ils pas seulement un enjeu pour la communication.

11 déc. 2013

C’EST SÉRIEUX DE JOUER AVEC LES MOTS

L’individu humain : le futur anticipé (2)
Ainsi, les langages tissent-ils en nous et entre nous des fils sociaux, et relient des présents et passés multiples. Dans la continuité de la logique du monde, ils sont un vecteur puissant pour élaborer des nouvelles matriochkas sociales, souples et multiples.
C’est paradoxalement de ce tissage social que naît l’individu humain : à sa naissance, un enfant n’est qu’un individu potentiel, ce sont les relations qui le font devenir lui-même. Car « la relation précède l’individu, pas le contraire. Ce ne sont pas les individus qui créent la société, c’est la société qui crée les individus. » (1). A nouveau la puissance des propriétés collectives : rappelez-vous que ce sont elles qui créent les emboîtements.
Internet est lui aussi un grand jeu de mots planétaire. Essayez donc d’enlever les mots, il ne restera pas grand-chose de l’immense toile qui nous relie de plus en plus. Si les pages web sont de plus en plus animées, et les images omniprésentes, elles sont avant tout faites de mots. Mais nous sommes tellement habitués à leur présence, que nous n’y prêtons guère d’attention. Ainsi va notre monde, nous sommes souvent tellement focalisés sur le détail, sur l’inattendu, sur l’anormal, que nous en oublions ce qui fait notre quotidien : à force de l’avoir sans cesse sous les yeux, nous ne le voyons plus !
Pourtant sans les mots, rien ne serait. Bien peu d’internautes en sont conscients, bon nombre les maltraitent, la plupart les ignorent, et pourtant comment surfer sans être un écrivain à la manière d’un Monsieur Jourdain du XXIe siècle ? Avant de parler de 2.0, de la limite de l’essor des réseaux sociaux, ou de l’importance du "brick & mortar", n’oublions pas ces précieux auxiliaires et approfondissons la compréhension que nous en avons. L’enseignement des langues, notre langue maternelle comme les autres, est le socle du reste.
(…) Bref, les mots, c’est du sérieux, et on ne doit pas laisser aux seuls humoristes l’art de jouer avec, car « lire après tout, est une façon de vivre à l’intérieur des mots d’autrui. » (2)
(1) Donald W. Winnicott cité par Jeremy Rifkin, dans Une nouvelle conscience pour un monde en crise, p.64
(2)  Siri Hustvedt, La femme qui tremble, p.168
(extrait des Radeaux de feu)

10 déc. 2013

PENSER À PROPOS DE NOUS-MÊMES

L’individu humain : le futur anticipé (1)
Depuis longtemps, bon nombre d’entre nous se croient le but de la création : ce monde que nous habitons aurait été fait pour nous, et nous en serions non seulement les habitants, mais la finalité et la justification. L’emploi du mot « environnement » est un témoin de la domination de cette croyance : quand nous commençons à nous préoccuper de l’avenir de notre planète, le mot que nous employons ne nous définit par comme un de ses composants parmi d’autres, mais comme le cœur. A l’instar des Chinois qui habitent le « pays du milieu », nous nous pensons au centre du monde. 
Pourquoi donc refuser la logique de l’évolution ? Est-ce si difficile de ne pas nous penser comme la justification de ce qui nous a précédé, et de nous voir comme une étape dans ce processus, un animal de plus, un « animal plus »… en attente d’une suite qui a déjà probablement commencé
Mais si nous sommes nés des temps du minéral, du végétal et de l’animal, si en nous se développent l’incertitude, les emboîtements et les émergences, cet « animal plus » que nous sommes n’est pas un animal parmi d’autres : notre puissance est sans commune mesure, et c’est grâce à elle que nous avons assis notre suprématie sur notre planète… au moins jusqu’à présent.
D’où vient donc cette puissance ? Quelles sont les subtiles différences qui, tout en nous inscrivant dans la continuité de ce qui nous a précédé, lui ont permis d’émerger et de se propager ?
Maurice Merleau-Ponty voit en l’homme une conscience qui se construit : « L'homme n'est pas d'emblée une conscience qui possède dans la clarté ses propres pensées, mais une vie donnée à elle-même qui cherche à se comprendre elle-même. »  (1)
Vladimir Nabokov répond ainsi : « Être conscient d’être conscient d’être… Si je sais non seulement que je suis, mais également que je sais que je le sais, alors j’appartiens à l’espèce humaine. Tout le reste en découle. ». (2)
Et Siri Hustvedt complète : « A mon avis, il est absurde de prétendre que le rat n’est conscient ni du son ni du choc. (…) Ce qu’il ne possède pas, c’est le niveau le plus élevé de conscience de soi des humains. (…) Il ne dispose pas d’un narrateur interne qui lui raconte l’histoire de ses aventures dans le labo avec ses savants gargantuesques producteurs des sons et de désagréables chocs électriques. »  (3)
Serions-nous juste des animaux capables de penser à propos d’eux-mêmes ?
(1) Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, p.82
(2) Vladimir Nabokov, Strong Opinions, 1973, traduction issue du cours 2011 de Stanislas Dehaene au Collège de France
(3)  Siri Hustvedt, La femme qui tremble, p.132
(extrait des Radeaux de feu)


9 déc. 2013

DES QUESTIONS OU IDÉES QUI M’INTERPELLENT

Patchwork
Avant de reprendre le fil de la présentation des Radeaux de feu, je voudrais partager avec vous un patchwork de phrases ou d’idées que j’ai notées, car elles m’ont interpelées. Je vous les livre avec un minimum de commentaires. Je reprendrai probablement plus tard certaines d’entre elles pour les développer.
- Je suis toujours interpelé par les sourds-muets lorsqu’ils discutent entre eux grâce au langage des signes. Face à eux, deux questions me hantent et restent sans réponse : a-t-on un accent quand on vient de la banlieue ou du sud de la France ? Comment lire Proust à son voisin avec des signes ?…
- Un jour où je venais de pénétrer dans une boulangerie dans le quartier des Abbesses à Paris, j’entendis la phrase suivante : "Une paysanne bien cuite et coupée en deux".  A l’évidence, ceci voulait juste dire que le client désirait une moitié de baguette paysanne. Mais sans raison, c’est au sens premier que je compris la phrase, et imaginai avec horreur une pauvre paysanne se voir cuire et coupée en deux pour le plaisir de ce sinistre individu…
- Deux phrases notées, et dites par Jean-Claude Ameisen dans son émission Sur les épaules de Darwin : « Je suis plus riche de mon sommeil. Je ne me réveille pas comme je me suis endormi. » et « Écrire de la fiction, c'est se souvenir de quelque chose qui n'a pas existé, ou pas encore existé. »
- Lors d’une autre émission – je ne me souviens plus laquelle -, j’ai entendu un participant dire : « Est-ce que vous iriez chez un médecin gratuit financé par les laboratoires pharmaceutiques ? Non, n'est-ce pas. Alors pourquoi aller lire des journaux gratuits payés par la publicité ? ». No comment… pour le moment…

6 déc. 2013

MÉMOIRES AFRICAINES

A Dakar
Dans ce matin qui suit la mort de Nelson Mandela, arrêt pour quelques lignes au Sénégal, et des souvenirs réinventés à partir de séjours passés...

Face à face étrange au marché artisanal de Dakar entre un Sénégalais et un colon noir. Est-il comme moi surpris de la couleur de peau de ce visage de bois qui le dévisage ?
Habituellement les colons, copies verticalement étirées de nos ancêtres colonisateurs, arborent la blancheur qui les distinguent et les affirment comme faisant partie des maîtres d’alors.
Est-ce pour se moquer ? Pour préfigurer une décolonisation à venir ? Pour singer des ministres en place ?
Ni moi, ni lui ne semblent savoir…
Les allées de Provence sont jalonnées de platanes qui rythment les perspectives, et apportent une ombre rafraichissante.
Les allées de l’île de Gorée sont, elles, jalonnées de baobabs dont les proportions ramènent nos plantations à l’échelle de bonzaïs.
Mais d’ombre ici point, la chaleur est trop forte et l’eau trop rare, pour que de feuilles, les baobabs se parent. Ils en arborent bien quelques unes, mais c’est juste pour montrer que s’ils voulaient, ils pourraient.
Toute l’eau qu’ils arrachent péniblement dans les profondeurs du sol, ils doivent la conserver le plus longtemps possible dans les profondeurs de leurs écorces, et certainement pas se risquer à la gaspiller.
A quoi bon fournir de l’ombre ici…
Assis sur un rebord, je regarde le paysage calme et serein du bord de mer de Gorée. A quelques kilomètres, Dakar. Mais rien de la ville ne transparaît.
Songeur, je pense à ces bateaux qui, il y a quelques siècles, partaient chargés d’esclaves, arrachés aux profondeurs de l’Afrique.
Rien de cette violence passée ne transparaît ici.
Au contraire ce sont les mots de Baudelaire qui me viennent : « Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. ».
Mais ce devrait plutôt être ceux d’Apollinaire : « coule la Seine et nos amours. Faut-il qu’il m’en souvienne. La joie venait toujours après la peine »…

5 déc. 2013

SEULE LA PERFORMANCE COLLECTIVE COMPTE, ET C’EST ELLE QUI IMPORTE

Diriger en acceptant de ne pas tout décider (2)

Développer l'initiative à tous les niveaux
L’art du management est comme l’art militaire, celui de savoir tirer parti de l’énergie locale, et de la compréhension dynamique et décentralisée : faire de l’entreprise un corps vivant, réactif alliant souplesse et cohésion. Avec le lâcher-prise, qui n’est pas le laisser-faire, le maintien de réelles marges de manœuvre, et l’existence de réserves effectivement disponibles, l’action locale est possible. Alors, l’incertitude n’est plus source de peurs, mais d’initiatives.
Simultanément, jour après jour, mois après mois, année après année, les matriochkas stratégiques doivent se diffuser profondément dans l’entreprise, pour que chacun les fasse siennes. Le mélange entre cet objectif jamais changé et l’histoire effectivement vécue forme un compost qui génère une culture partagée, culture qui guide les initiatives et maintient les cohésions.

Colle sociale
Pour assurer à l’entreprise la puissance du collectif et la respiration de l’ouverture, le couple confiance et confrontation est la bonne « colle sociale » : être confiant en soi et en les autres pour ne pas avoir peur du futur et oser ; se confronter en permanence pour ne pas tomber dans une cohésion dangereuse et factice. Confiance et confrontation sont le binôme clé de l’ergonomie des actions émergentes, qui assure cohésion et respiration. Elles sont l’équivalence des forces qui soudent la matière, tout en permettant les mouvements.


Le besoin d’un ADN
Une entreprise a-t-elle besoin d’un Dirigeant ? Peut-elle, à l’instar des fourmilières et des ruches, fonctionner sans leader, simplement par l’application de règles et la puissance de l’auto-organisation ? Non, parce que, d’abord, elle ne naît pas d’elle-même : il y a toujours à l’origine une ou plusieurs personnes. Non, parce que, pour devenir un fleuve, elle a besoin de la stabilité et de la puissance des matriochkas stratégiques : sans un Dirigeant qui les repère et les définit, elle est dépourvue de cet ADN, végète, meurt ou se désagrège. Non, parce que c’est au Dirigeant d’être l’apôtre de cet ADN, de le diffuser dans toute l’entreprise, de s’assurer que tout un chacun l’a compris, d’être un recours quand c’est nécessaire, de trancher quelques décisions rares et exceptionnelles, de diffuser confiance et calme.
Un dirigeant porteur de sens et de compréhension
C'est au dirigeant de comprendre, chaque jour, mieux et davantage, comment aller plus efficacement et avec moins d’efforts vers la mer choisie. À lui de savoir que le changement détruit et fragilise, alors que la transformation renforce et fait grandir. À lui de ne pas avoir peur de vivre dans une organisation complexe et différenciée, qui, jardin à l’anglaise de l’entreprise, est à l’image de la diversité des situations. A lui d’être prêt à sous-traiter les calculs, mais jamais ni l’approfondissement de la  compréhension, ni la recherche et la propagation du sens. À lui d’intégrer que seule la performance collective compte, et c’est elle qui importe.
L’acceptation de soi-même avec tous ses mystères est un préalable pour pouvoir lâcher-prise, et avoir confiance en soi et en les autres. C’est un défi, car nous ne pouvons pas nous empêcher de comprendre ou de vouloir le faire : la tension entre cette volonté et l’acceptation du dépassement est réelle et irréductible.
Vision, modestie et confiance
Finalement, l’entreprise est donc d’autant plus puissante que son Dirigeant est visionnaire, c’est-à-dire capable de rêver un futur qui, à l’instar des mers pour les fleuves, attire le cours de l’entreprise. Personne ne peut le faire à sa place. Qu'il soit aussi modeste, c’est-à-dire conscient de ce qui lui échappe, car alors il privilégie le lâcher-prise, en se situant en recours et en veillant à la performance des organisations collectives. Enfin surtout qu'il soit créateur de confiance, c’est-à-dire calmement déterminé, propageant un climat de respect et confiance les uns dans les autres. Sans confiance individuelle, il n’y a que des peurs, et aucune anticipation positive. Sans confiance collective, il n’y a ni cohésion, ni création de valeur globale durable.
Acceptation du dépassement, priorité à la stabilité stratégique, promotion des actions locales, lâcher-prise, rien de ceci ne viendra d’un zapping managérial et d’une approche court terme de son actionnariat.
À ces conditions, alors, les entreprises sauront s’adapter à ce qui advient et avanceront, chaque jour plus fortes, vers leur futur, cette mer dont elles ne cesseront de se rapprocher, sans jamais l’atteindre.

4 déc. 2013

COMPRENDRE QUE L’ON EST DÉPASSÉ PAR L’ENTREPRISE QUE L’ON DIRIGE

Diriger en acceptant de ne pas tout décider (1)
REPÈRES
L'impact direct d'un dirigeant est réel. Mais, au fur et à mesure du développement de l’entreprise, cet impact est de plus en plus limité : dès une certaine taille, la plupart des décisions sont prises sans lui et loin de lui, au sein de l’organisation, parmi ses clients ou partenaires. Si tout remontait à lui, non seulement l’entreprise mourrait d’asphyxie, mais, comme il ne peut pas être omniscient, souvent la pire des décisions serait prise.
Ne pas tout décider
Comment dans notre monde tissé d’incertitudes croissantes, un dirigeant seul pourrait-il sauver une collectivité ? Diriger efficacement, c’est admettre que l’essentiel n’est plus de bien décider soi-même, mais de mettre en place et animer des processus qui font qu’à partir de mouvements massivement chaotiques et lâchement coordonnés, une performance globale émerge. Diriger efficacement, c’est aussi comprendre que l’on est dépassé par l’entreprise que l’on dirige. Diriger efficacement, ce n’est réduire ni l’incertitude, ni la complexité : c’est vivre avec et en tirer parti. Bref, c’est diriger par émergence.
Créer une stabilité stratégique
L’agilité est le mot à la mode du management contemporain. Mais, dans notre monde incertain et tourbillonnant, est-ce, à la moindre brise, changer de cap plus vite que les autres ? Qui peut croire que la création de valeur naîtra de tels mouvements erratiques ?
Au contraire, la performance est dans la stabilité, et la capacité à maintenir son cap : arriver à construire dans la durée, sans être désarçonné par tout ce que l’on n’a pas pu prévoir. Tel un fleuve, modifier son cours en fonction des mouvements de terrain, du volume des pluies, des barrages imprévus, mais sans changer de destination.
Si toutes les entreprises sont nées par hasard, intuition ou volonté, celles qui sont devenues des leaders mondiaux durables ont pris, à un moment, le temps de trouver leur mer : elles sont les fleuves qui attirent et structurent le cours des autres.
Viser la beauté
L’Oréal ne cesse jamais de viser la beauté, reste centrée sur les cheveux, la peau et le parfum, développe des marques mondiales dédiées toujours aux mêmes circuits de distribution, tout en en allongeant sans cesse la liste, ne renonce pas à ses principes d’action, … avec au cœur, une réactivité extraordinaire, celle de l’énergie de la vie : les actes élaborent des produits, produits qui construisent des marques, marques qui rapprochent l’entreprise chaque jour un peu plus de sa mer.
L’entreprise est structurellement stable et changeante au quotidien : le chaos des initiatives apporte la résilience globale. Telle est la puissance des « matriochkas stratégiques » (ou poupées russes stratégiques), dont les emboîtements successifs, permettent de passer progressivement de la vision stratégique ou mer, jusqu’aux actions quotidiennes et locales.