4 févr. 2022

MÉKONG

Assis face au Mékong, je regarde l’eau immobile. Absence d’écoulement. Ou presque. Lent, si lent. La chaleur est moite, si moite. L’air est dense, si dense. Les nuages eux-mêmes ne bougent pas, ils hésitent à déverser le trop-plein qui les peuple.

Une jonque glisse, un tronc la suit, puis un bouquet de lianes. Leurs légers déplacements – non pas une course, mais une procession rituelle où chacun respecte sa place et garde ses distances – apportent un peu de vie à la nature morte qui me fait face.

Sur l’autre rive, les collines du Laos. Langueur des contours, densité uniforme du vert, posture yogique de chaque détail. Le tout compose un décor en résonance avec le maître des lieux.

À leur pied, une route surligne la délimitation entre le vert et l’eau. De temps en temps, y cahote une camionnette ou pétarade une mobylette. Inopportunes et inutiles perturbations.

Sinon rien, sauf le silence et le vide. Pas de palpitation, presque pas de pouls. Sur le miroir que je tends au paysage, une bribe de buée se dépose. Vivant. Un peu. Si peu.

Mais pas fragile pour autant. Au contraire. Puissance du fleuve énergétiquement ancré dans le paysage. Un Bouddha aquatique, liquide, connecté depuis des millénaires aux mêmes racines. Et pour des millénaires encore. Rien n’a changé. Rien ne changera.

Mon regard alternant entre les pages du livre posé sur mes genoux et l’impassibilité du paysage, je m’abreuve du calme et de l’énergie du moment présent. Agir dans le non agir, être acteur spectateur.

 

(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

2 févr. 2022

NAISSANCE (3)

Une naissance c’est un récit. 
Entendu après, 
Quand devenu grand, 
Pas très grand, mais plus, 
Quand assis sur des genoux, 
Le début est raconté. 
 
Pour moi, rien de tout cela. 
Ni genoux, ni récit. 
Rien. 
Pourtant, le jour de l’accouchement. 
A minima, ma mère était là. 
 
Ma conception, une effraction. 
Ma sortie, je ne sais pas. 
Elle, elle sait. 
Nécessairement. 
 
Pourquoi ce silence ? 
Pour effacer ma naissance ? 
M’effacer ? 
 
Excusez-moi d’être là, 
Encore vivant.
 
 
(poème inspiré par mon livre Par hasard et pour rien

1 févr. 2022

NAISSANCE (2)

Je suis né sans parents, 
Ou presque, 
Ou si peu. 
 
J’ai appris à faire avec. 
Il a bien fallu, 
Il faut bien. 
 
J’ai eu tous les choix, 
Excepté celui de mon origine. 
Comme tout le monde. 
 
Se dire que l’on n’y peut rien, 
Devrait arranger, 
Au moins un peu, 
Un tout petit peu.
 
Mais pas vraiment... 

 
(poème inspiré par mon livre Par hasard et pour rien)

31 janv. 2022

NAISSANCE (1)

Ouf ! C’est fait.
Enfin.
Neuf mois, déformée, envahie de l’intérieur.
À mes côtés, le fruit de l’expulsion dort.
Demander à l’infirmière de l’emmener.
Ne pas être dérangée cette nuit.
Besoin de me reposer.
Enfin.
Ouf ! C’est fait.
 
 
(Extrait de mon livre Par hasard et pour rien)

29 janv. 2022

PAR HASARD ET POUR RIEN

Parution

 

Mon nouveau roman, "Par hasard et pour rien" est paru chez l'Harmattan.

A partir de la semaine prochaine, je vous présenterai sa trame, d’abord au travers de quelques poèmes, puis en en publiant des extraits.

Aujourd’hui voici la 4ème de couverture en guise d’introduction 😏 :

« Quand je serai vieux, quand mon futur sera épuisé, je n’aurai rien où me réfugier. Dépouillé de tout, nu, je me tiendrai sur l’arête vertigineuse de mon présent, avec le vide devant comme derrière. »

À l’aube de la quarantaine, conscient que le prix de sa liberté est l’absence de lien avec les autres, Pierre part à la recherche de son passé.

Sa quête l’emmènera des bords du Mékong à l’artificialité de Palm Springs, de la découverte de la calligraphie à l’art du tatouage, de la carence de ses parents au collège anglais de son enfance.

Y trouvera-t-il la réponse à sa question : comment vivre quand on est né « par hasard et pour rien » ?

28 janv. 2022

POUSSER DES PORTES


Diversité des portes. 
Elles délimitent et dessinent, 
Elles interdisent et relient, 
Elles sont physiques ou virtuelles. 
 
Si fermée, 
L’après est imagination. 
La pousser pour savoir, 
Ou se contenter de rêver ? 
 
Si entrouverte, 
L’après est esquisse. 
Céder à la tentation, 
Ou fuir le chant des sirènes ? 
 
Toujours, il y a un avant et un après, 
Toujours, le franchissement engage. 
On ne ressort jamais indemne du voyage. 
Et parfois, le retour en arrière est impossible.
 
 
 
« Voilà presque quarante ans que je poussais des portes. L’une après l’autre. Sans réfléchir. Par curiosité. Par paresse. Ou juste parce qu’elle était là. Difficile de résister au charme de l’inconnu. Du mystère. 
Mais derrière une porte, on ne trouve que par accident ce que l’on cherche. Ai-je jamais d’ailleurs cherché quoi que ce soit ? Qui que ce soit ? Qui peut prétendre savoir pourquoi il fait tel choix plutôt que tel autre ? 
Et personne ne m’avait prévenu que pousser certaines portes conduisait à des glissades définitives. Une fois franchie, on perd le contrôle de sa vie pour dépendre de ce qui se trouve au-delà. 
Certaines portes délimitent et dessinent des espaces, quand d’autres sont les trous des peaux de mondes successifs, des passerelles qu’il suffit d’emprunter pour basculer de l’un à l’autre. 
Fermées, elles interdisent l’accès, et cachent ce qui est inconnu. Fermées, elles laissent place à l’imagination. Pourquoi vouloir savoir ? Pourquoi ne pas laisser son esprit voguer, et se contenter de rêver ce que l’on ne voit pas ? 
Entrouvertes, elles sont un appel, une invitation à se glisser le long d’elles. Il faut les saisir vite de peur qu’elles ne se referment. Mais ce que l’on entraperçoit, est-ce un mirage, un chant de sirènes visuel, une prison tentatrice ? Faut-il s’encorder avant de s’avancer ? Fuir ? 
D’autres ne sont que virtuelles. Pas de porte, pas de charnières. Juste le symbole d’un franchissement, la matérialisation d’un avant et après. Il ne semble n’y avoir aucun risque, puisque tout est visible. N’est-ce qu’un jeu de passe-passe ? Une tentation à aller de l’autre côté, pour ensuite se retourner et découvrir sous un angle nouveau, ce que l’on vient de quitter ? Est-ce si simple ? N’y a-t-il vraiment aucun danger ? On ne ressort jamais indemne d’un voyage, fusse-t-il le plus facile. 
En rencontrant Marc, c’est une telle porte que j’avais involontairement poussée. Invisible, virtuelle et pourtant intensément réelle et essentielle. 
Et si je n’étais pas allé ce soir-là au sauna IDM ? Ou beaucoup plus tard ? Ou m’étais endormi dans la cabine ? Et si, et si, et si… Mais la porte avait été franchie ouvrant en moi tant d’autres closes. Je n’étais plus étanche. Des voies multiples étaient créées. 
Aucun retour en arrière n’était possible… »

27 janv. 2022

PEUR D’ÊTRE ABANDONNÉ

UNE POUPÉE DE CHIFFONS
Tapie dans l’ombre, 
Abritée d’un rameau, 
Cachée dans le Maïdan, 
Elle m’attendait. 
 
Blottie dans mes bras, elle se réchauffe. 
Envahie de ses émotions, je revis. 
Replongé dans une enfance oubliée, 
J’ai retrouvé mon doudou perdu. 
 
Maman, j’ai perdu ta main. 
Où es-tu ? 
Pourquoi es-tu partie ? 
Seuls les pleurs m’habitent. 
 
Maman, ce n’est plus ta main, 
Ta main qui me manque. 
C’est celle de Jacques, 
Jacques, le neveu parti. 
 
Assis à même le sol, 
Sur une sente obscure, 
Appuyé contre un tronc, 
Longuement je pleure. 
 
 
 
« Pour la troisième fois, je finis ma promenade par le Maïdan, la version locale de Central Park située au cœur de Calcutta et à proximité de mon hôtel. (…) Je choisis de m’écarter de la partie centrale, et m’engageai dans un chemin de terre serpentant entre des bosquets. 
Là, tapie dans l’ombre, à moitié cachée par une branche qui s’inclinait sur elle, dormait une poupée de chiffon. Innocente, érodée par les pluies qu’elle avait endurées, elle gisait. À qui avait-elle appartenu ? Où était l’enfant qui l’avait perdue ? 
Je me sentis envahi par un flot d’émotions, comme si je venais de retrouver mon doudou perdu. Machinalement, ma main se porta à ma bouche, et je dus me retenir de sucer mon pouce. Besoin de la prendre dans mes bras. 
Je me laissai glisser sur le sol juste à côté d’elle, et posai ma main délicatement sur elle. Attention à ne pas appuyer. Le coton était tellement usé que mes doigts passeraient au travers. Presque transparent. Sous ce voile, elle était nue. Si douce, si fragile. 
Je la pris, la déposai sur mes genoux et m’appuyai contre le tronc de l’arbre voisin. L’endroit était calme et paisible, suffisamment reculé pour que les passants ne s’y aventurassent pas. C’était sans doute pour cela que la poupée était encore là. J’étais en dehors du monde. Juste avec elle. Je la caressai lentement, et fermai les yeux. 
Je sens la chaleur de la main de ma mère et la peur de la perdre. Je sais pourtant que cela va se produire. De rage, mes pleurs redoublent. (…) 
Oui, tout petit, je ne supportais pas de lâcher la main de ma mère, aucune raison de mettre en doute les récits de ma famille. Mais rien de présent dans ma mémoire. 
Non, la main dont je me souvenais, celle que j’avais perdue pour toujours, beaucoup plus tard mais trop tôt, trop brutalement, c’en était une autre : celle de Jacques. Jacques, mon neveu, qui avait grandi à mes côtés. Jacques qui était mort à quatre ans, quand moi je n’en avais que quinze. 
Assis à même le sol dans le parc Maïdan, seul avec une poupée abandonnée, je pleurai. Longuement… »

26 janv. 2022

COURIR POUR FUIR ET NE PLUS PENSER

COURIR 
Sous mes pas, le sol, 
Élastique et résistant. 
Dans les oreilles, la musique, 
Monotone et enivrante. 
 
Toujours le même parcours, 
Courir sans y penser. 
Drogué par les endorphines, 
Quitter mon corps. 
 
Retrouver mon passé évanoui, 
Enfant ou adolescent. 
Croire à un futur simple, 
Imaginer avoir tout résolu. 
 
Réémerger sans guérison, 
Toujours sans solution. 
Juste calmé, 
Heureux d’avoir plané. 
 
Demain, de jour comme de nuit, 
Tiraillé entre des choix impossibles. 
Demain, une autre dose nécessaire, 
Plus forte, plus intense.
 
 
« C’étaient les seuls moments où la tension qui m’habitait disparaissait. La morphine du rythme hypnotique et la monotonie du parcours toujours identique me conduisaient à ne plus penser. Je ne percevais plus que l’élasticité du sol, la régularité de mes foulées. 
Enfoui dans la bulle de la musique et la pulsation du sang qui vibrait dans mes tempes, coupé de tous, de Cécile comme de Marc, je m’immergeais au plus profond de mes neurones. Je quittais mon corps. Seul, il continuait la course. Plus tard, je le réintégrerais. 
Je retrouvais la chaleur de lieux accessibles et connus que de moi-même. Je redevenais l’enfant quasiment autiste à qui personne – ni mes parents, ni mes sœurs, ni quiconque – n’avait jamais eu accès. Pas de vrais amis, peu ou pas de jeux à plusieurs. Solitaire avant tout. Reclus en moi. 
Assis sur ma chaise, face à mon petit bureau, je rejouais des parties contre moi-même, scrabble ou échec. J’inventais mes propres règles. Ou alors un problème de mathématiques. Ce n’était pas pour rien que j’avais excellé dans cet art des constructions théoriques et mentales. J’élaborais des scénarios complexes et enchevêtrés. Je construisais des univers où les symétries n’en étaient pas, où les additions n’existaient pas, où les nombres n’étaient pas encore nés. (…) 
Je revoyais l’adolescent qui hantait les vestiaires des piscines, guettait des corps dénudés, et aimait s’y exhiber. Celui qui déjà n’aimait que des sexes semblables au sien, mais sans le comprendre, ni même s’en rendre compte. Je réhabitais les tentes de mes nuits de scout, où, glissé en slip dans mon duvet, j’attendais en vain un partenaire aventureux. Je repensais à ce petit voisin avec qui je me cachais sous une table couverte de multiples tissus la transformant en abri étanche à tous les regards. (…) 
Je réémergeais de mes courses sans guérison, ni solutions. Juste provisoirement calmé, heureux d’avoir plané. Un long shoot. Je savais que demain, une autre dose me serait nécessaire. Plus forte. Plus intense. Plus profonde. La journée comme la nuit seraient longues. Tiraillé entre un passé et un présent incompatibles. Marc ou Cécile. Quel futur ? »