9 mai 2024

NOUS AVONS PERDU LA TÊTE !

Il y a dix ans, Michel Serres nous a expliqué que perdre notre tête et la tenir dans nos mains, n’était pas grave, mais juste la poursuite de notre génie, celui de l’externalisation des fonctions de notre corps.

Premier exemple donné : le marteau. Écoutons-le : « Parce que, quand je tape sur un clou, je me fais mal à la main. Alors j'ai intérêt à inventer un avant-bras et un poing. Ah oui, c'est un marteau ! Je prends l'avant-bras et le poing et je tape... Vous voyez ? C'est devenu un marteau, il y a externalisation de cet objet. ».

Autre étape, celle de l’écriture et de l’imprimerie : « Quand on a inventé l'écriture, si quelqu'un parlait, on pouvait prendre des notes. Donc on a perdu la mémoire qui s'est trouvée dans l'écriture. Et puis, quand on a inventé l'imprimerie par la suite, toute la mémoire des historiens, etc., s'est trouvée dans les livres. Montaigne, qui est un bon philosophe sur ce sujet, a dit : "Je préfère une tête bien faite à une tête bien pleine." La tête pleine de la mémoire était dans les livres. (…) Une fonction corporelle, ici une fonction cognitive, est externalisée dans un objet. »

Maintenant l’ordinateur : « Quand j'étais jeune, j'avais un manuel de philosophie qui, au chapitre de la connaissance, disait que la connaissance humaine comprenait trois facultés : la mémoire, l'imagination et la raison. Il était bien entendu que ces trois "facultés" étaient où ? Dans ma tête, dans les neurones, dans le cerveau, le cervelet, etc., la matière blanche ou grise. Mais maintenant, la mémoire est dans la machine, les images sont dans la machine et la raison est dans la machine. »

Aussi à l’instar de l’évêque Saint Denis qui, au 2ème siècle, a pu tenir à bout bras sa tête qui venait de lui être tranchée, tenons-nous notre tête dans la main, notre ordinateur : « Demain, il faudra appeler votre ordinateur Denis, puisque le miracle a eu lieu. Aussi extraordinaire que soit cette histoire, elle décrit bien ce qui se passe aujourd'hui. »


 

8 mai 2024

COURIR SANS Y PENSER

Toujours la même boucle,

Un kilomètre puis un autre,

La musique m’enveloppe,

Le paysage se déroule,

Flotter dans un ailleurs,

Courir sans y penser.

 

Un chien surgit,

Ma trajectoire s’infléchit,

D’elle-même, inconsciemment.

La peur me gagne,

Le temps de le voir passer.

Mes pensées s’échappent à nouveau.

 

La fatigue me gagne,

La soif se répand.

Obsession de boire.

Aucune solution.

À part courir vers la fin.

Ne plus penser qu’à cela.

 

Un moment de rêverie,

Une menace évitée,

Un besoin vital en danger.

Le présent s’est échappé,

Le temps s’est évaporé,

Je ne sais pas comment j’ai fait.

4 mai 2024

CONSCIENCE ET INCONSCIENCE, LE YIN ET LE YANG DE L’INNOVATION

Dès 1908, bien avant la naissance des neurosciences, Henri Poincaré, mathématicien et physicien, a mis en exergue la connexion entre inconscient et intuition, et le mode d’interaction avec la conscience : « Ce qui frappera tout d'abord, ce sont ces apparences d'illumination subite, signes manifestes d'un long travail inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient dans l'invention mathématique me paraît incontestable. (…) Tout se passe comme si l'inventeur était un examinateur du deuxième degré qui n'aurait plus à interroger que les candidats déclarés admissibles après une première épreuve. »

Cent ans plus tard, Lionel Naccache poursuit et prolonge ces propos : « C’est l’activité mentale inconsciente : multiple, riche, évanescente, sensible aux influences conscientes. (…) L’idée géniale naît de notre inconscient si et seulement si celui-ci est éduqué et contrôlé, au sens cognitif, par notre effort conscient. (…) L’incubation sans effort correspondrait à une phase durant laquelle un nombre important de « solutions » potentielles évanescentes seraient inconsciemment représentées. »

CONSCIENCE ET INCONSCIENCE, LE YIN ET LE YANG DE TOUT SYSTÈME VITAL

Spinoza dans Éthique : « C’est ainsi qu’un petit enfant croit désirer librement le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. »

Haruki Murakami : « L'homme est comme un immeuble : dans les étages, il y a sa vie, et au premier sous-sol, les débris de sa mémoire. Au second sous-sol, ce sont des amas épars, les arcanes de l'âme dont il faut déchiffrer les énigmes. La plupart des écrivains s'arrêtent au premier sous-sol, mais c'est en entrant dans le second que l'on peut essayer de retrouver la trame d'un récit. Tout se joue là. »

Dans Le Nouvel Inconscient, Lionel Naccache, neurologue et chercheur, écrit : « Être conscient d’une représentation mentale signifie être capable de rapporter, à soi ou à d’autres personnes, à l’aide du langage ou de manière non verbale, le contenu de cette représentation. (…) Tout ce dont nous avons conscience est rapportable et tout ce que nous rapportons est conscient. »

Dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie 2002, complète : « Quand nous pensons à nous-mêmes, nous nous identifions au Système 2, le soi conscient, qui raisonne, qui a des convictions, fait des choix et décide que penser et que faire. Bien que le Système 2 croie être au cœur de l'action, c'est le Système 1 automatique qui est le héros du livre. Pour moi, le Système 1 produit sans effort les impressions et les sentiments qui sont les sources principales des convictions explicites et des choix délibérés du Système 2. Les opérations automatiques du Système 1 engendrent des enchaînements d'idées étonnamment complexes, mais seul le Système 2, plus lent, peut élaborer des pensées en une série ordonnée d'étapes. ». 

Le Système 1 est spontané, c’est-à-dire involontaire et non contrôlé – rapidement et automatiquement, il émet des jugements sur tout ce qui nous entoure –, quand le Système 2 est réfléchi, c’est-à-dire conscient et maîtrisé – lentement et volontairement, il analyse la situation et propose des solutions. Système 2 rime avec conscience, et Système 1 avec inconscient, une façon d’éviter le piège tendu par ces mots imprégnés par des années de psychanalyse.

1 mai 2024

PROTHÈSE MÉMORIELLE

Souvent j’oubliais.

Quand j’arrivais à me souvenir,

Je déformais et transformais.

Alors j’ai commencé à tout écrire.

Ce que je faisais, disais et voyais.

Et tu as fait de même.

 

Mais c’était long.

Quand je voulais relire,

J’avais du mal à déchiffrer.

Alors nous avons imprimé.

Des livres pratiques à consulter et ranger.

Nos vies dans des bibliothèques.

 

Mais c’était devenu un labyrinthe.

Quand je voulais retrouver,

J’étais perdu dans un dédale de papier.

Alors internet est né.

Partout, tout le temps, tout à un clic.

Nos mémoires sont le monde.

29 avr. 2024

MÉMOIRE POLAROID ?

On parle souvent de mémoire photographique.

Si je comprends bien l’idée lorsqu’il s’agit de se souvenir d’un texte ou d’un cours de chimie, qu’en est-il de l’image visuelle d’un ami ?

Jamais, il ne porte les mêmes vêtements. Je ne le vois qu’en mouvement, de face ou de profil, debout ou assis. Il peut être souriant ou renfrogné, fatigué ou détendu, pâle ou bronzé. Il est seul ou avec d’autres proches, voire au milieu d’une foule.

Pourtant, jamais je n’hésite, et du premier coup, je le reconnais.

Et dans le tréfonds de mes neurones, ainsi que l’a écrit Henri Bergson dans L’énergie spirituelle, « ma conscience me présente une image unique, ou peu s'en faut, un souvenir pratiquement invariable de l'objet ou de la personne : preuve évidente qu'il y a eu tout autre chose ici qu'un enregistrement mécanique. ».

28 avr. 2024

PARADOXE

Le comble de la reconstruction mémorielle serait d’être convaincu que ce qu’a écrit Ludwig Wittgenstein dans Recherches philosophiques est vrai : « Je me rappelle parfaitement que, quelques temps avant ma naissance, je croyais que... ».

Est-on certain d’être toujours exempt de cette maladie ?

GRANDIR EN M’OUBLIANT

Ma mémoire recompose mon passé.

Elle me ment en se reconstruisant.

De rappel en rappel,

Je ne sais de ce qui a eu lieu

Que mal, un peu, rarement tout.

 

Qui suis-je ?

Comment me sentir responsable ?

Je me sens et me sais

Fluctuant, instable, évanescent.

Je grandis en m’oubliant.

JE DÉTESTE LE ROUGE

Se souvenir c’est rappeler les morceaux d’un puzzle, tenter de les réassembler. Ce rappel sera imparfait, certaines pièces manqueront, d’autres arriveront déformées, aussi nous boucherons les trous et redécouperons certaines des pièces pour qu’elles puissent s’assembler entre elles.

Si une heure plus tard, le lendemain ou dans un mois, nous rappelons à nouveau ce souvenir, il nous reviendra avec les déformations faites la dernière fois : si nous avions comblé des trous, les pièces additionnelles reviendront avec les pièces initiales éventuellement redécoupées. Et à nouveau, il manquera des pièces et de nouvelles déformations apparaîtront.

Si le rappel du même souvenir est fréquent, au bout d’un certain nombre d’itérations, nous ne ferons plus de nouvelles modifications : nous aurons simplifié la réalité et fluidifier le mode de rappel, et nous serons définitivement certains de la véracité de ce dont nous nous souvenons.

Mais la situation vécue a-t-elle toujours été stockée initialement avec exactitude ?

Pas vraiment, car, au mieux, ce qui a été stocké n’est pas un absolu, mais la perception que nous avions de la situation. Au pire, tout est déformé par une émotion trop violente associée à la situation.

Imaginons que bébé, j’ai dû attendre mon biberon pendant suffisamment longtemps pour que cela ait constitué une expérience émotionnelle très traumatisante. Supposons qu’à ce moment-là, tous les murs de la pièce aient été rouges, alors que je n’avais jamais été jusqu’alors confronté à cette couleur.

Quelle information sera archivée ? L’association du rouge avec la mise en cause de ma survie.

Cette situation vécue laissera une trace indélébile avec laquelle je devrai vivre toute ma vie : chaque fois que je reverrai la couleur rouge, je ressentirai une émotion négative très violente.

Des madeleines de Proust sans le plaisir de retrouver la tante Léonie…

26 avr. 2024

PATÈRE MÉMORIELLE

La chaleur sature l’air.

Nu sur un lit étroit,

Plus une couchette qu’un lit,

Fatigué de la marche,

Tant de temples, de rocs et de paysages.

 

Tout est intensément en moi.

Les images, les bruits, les odeurs,

La vieille femme penchée vers moi,

Les rires des enfants.

Le soleil sature mon regard.

 

Bientôt, ce sera un compost mental.

Dans un magma informe, nageront,

Mangés par ma mémoire déficiente,

Quelques morceaux de souvenirs,

Accrochés à la patère de ma vie.

 

Comme le short et les débardeurs,

Imbibés de la sueur de l’après-midi,

Qui pendent informes au patère de ma chambre.

Je les regarde aujourd’hui.

Demain, ils flotteront.

 

(Photo prise en Inde à Hampi en août 2012)