La question centrale du management n’est plus la décision, mais la capacité à faire converger des processus chaotiques et émergents
La Lettre mensuelle AETOS (1) dans son numéro de mars m'a interviewé. Occasion de revenir sur ma vision du management dans l'incertitude, et de commencer à parler de mon prochain livre, sur le management par émergence.
Dans "Les mers de l’incertitude" (cf. AETOS hebdo n°13, 01/2012), vous estimez que, pour construire une stratégie, toute organisation doit d’abord oublier le présent et partir du futur en cherchant sa destination, "tel le fleuve sa mer". Est-ce si facile de s’affranchir de la pression du présent pour conserver une vision claire de l’avenir ?
Sommes-nous certains que cette "pression du présent" soit si impérieuse ? S’il suffisait de courir pour être plus efficace, toutes les entreprises le seraient, car je ne vois que des gens qui courent de tous côtés ! Plus fondamentalement, il m’apparaît indispensable de s’affranchir du bruit inutile et vain. Ce n’est pas en étant pris dans les turbulences d’un fleuve que l’on peut comprendre où il va, et ce qui l’attire. Quand on est captif de mouvements vibrionnaires, on ne perçoit plus rien, et un méandre peut être aisément pris pour un mouvement de fond.
Par exemple, que veut dire cette focalisation sur les taux de croissance ? Je ne conteste pas, bien sûr que la croissance doive être mesurée. Mais comment croire que c’est possible au travers d’un taux qui est la dérivée d’un PIB, qui n’est lui-même qu’une approximation de l’activité réelle du pays, avec des transactions par Internet en plein essor, mais non modélisables ? Toute erreur de 1 % sur le calcul du PIB conduit donc à ne pas savoir si, pour un taux de croissance annoncé de +1 %, on se situe à -1 % ou à +3 % de croissance !
Il faut donc savoir ne pas se laisser emporter par l’absurdité de raisonnements purement mathématiques, de théories économiques qui n’ont en fait jamais démontré leur validité. Leur seule force est de relever de la "pensée-perroquet", répétée sans fin d’un média à un autre, d’un expert à l’autre. Alors que depuis plus de 10 ans les décisions dans le monde réel sont prises en fonction d’indicateurs virtuels, il vaudrait mieux en revenir à des données tangibles, dont on comprend le sens, comme le volume de béton coulé prêt à l’emploi ou des valeurs de la consommation des ménages.
Clausewitz affirmait "qu’en cas de doute, nous devons garder notre idée de départ et ne pas en dévier tant qu’une raison claire ne nous a pas convaincus de le faire". Qu’en pensez-vous ?
Il ne faut pas en effet, sauf cas de force majeure, se laisser détourner de son objectif. Mais à condition que celui-ci ne soit pas fixé sur un coup de tête, ou en suivant la mode induite par le bruit ambiant ! Ce que l’on vit n’est pas ce dont on parle. Et quand je vois des comités de direction choisir une stratégie entre deux avions, je ne suis pas franchement rassuré… La réponse à l’inattendu n’est pas dans l’abandon de sa mer, mais dans le choix d’une nouvelle voie pour l’atteindre.
Comment concilier concrètement la nécessité du pilotage au long cours avec l’acceptation de l’imprévisibilité de notre environnement ? Pourquoi préconisez-vous plus particulièrement de "diriger en lâchant prise" ?
Précisons d’abord que le "lâcher-prise" n’est pas le "laisser-faire", ou l’abandon au simple jeu des forces qui nous entourent. Il est la reconnaissance de ces forces, leur acceptation et leur compréhension, afin de s’y inscrire et d’en tirer parti. Comment, tout en lâchant prise, concilier le pilotage effectif au long cours et l’acceptation de l’imprévisibilité ?
En concevant les actions de l’entreprise comme des poupées russes dont l’extérieur est stable et le cœur changeant. Tout comme une armée, à ma connaissance, s’articule autour de quatre niveaux de décision (politique, stratégique, opératif et tactique), l’entreprise s’organise selon un processus d’emboîtement de quatre poupées russes.
À l’extérieur, la mer visée relève de la "métastratégie" : c’est un point fixe choisi pour la vie. La beauté pour L’Oréal, "l’information du monde" pour Google… En sont déduits les "chemins stratégiques", qui comprennent à la fois le cadre stratégique et les principes d’actions – c’est-à-dire les "voies et moyens" à emprunter et à mobiliser pour atteindre cette mer. Le troisième emboîtement est "le dessin dynamique des chemins stratégiques" : il permet de passer de l’intention à la concrétisation (choix des marques, de leur positionnement, du portefeuille produit, des marchés cibles…).
Le quatrième et dernier emboîtement est celui des actions immédiates, quotidiennes, concrètes. Elles vont inscrire tous ces emboîtements dans le réel pour proposer des produits et des services tangibles aux clients visés : quels produits ? Avec quelles formules, quelle communication, quels packagings ? À partir de quelles usines, à quels prix, selon quelles promotions, avec quelles animations de la force de vente ?
On aboutit bien de la sorte à un emboîtement de matriochkas : des actions immédiates qui réalisent des produits, emboîtées dans des marques qu’elles contribuent à construire, elles-mêmes donnant naissance à l’expansion mondiale de l’entreprise dans les marchés qu’elle a choisis, ce qui la rapproche chaque jour un peu plus de sa mer, en donnant corps et réalité à sa métastratégie. L’on obtient ainsi, comme dans le cas de L’Oréal, une entreprise structurellement stable dans la direction qu’elle vise, et sans cesse changeante au quotidien : le chaos apparent des initiatives de chacun contribue à la résilience globale du système !
Dans Les Échos du 4 mars 2013, l’éditorialiste Jean-Marc Vittori rappelait la nécessité d’être "à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire". Que vous inspirent ces conseils en leadership ? Quelles sont les entreprises, et plus généralement les organisations, qui arrivent à créer vraiment de la valeur dans la durée ?
Certes, on ne peut qu’être d’accord avec une proposition qui affirme qu’il faut être "à la fois souple et simple, visionnaire et exemplaire" ! Mais l’expérience montre que si l’intention et la volonté sont là, la réalité l’est beaucoup moins souvent… Pourquoi ? Parce que l’on confond zapping et performance, que l’on croit que si un dirigeant a réussi quelque part, il réussira ailleurs, ou encore parce que l’on imagine que c’est le changement des actionnaires et du management qui permettront l’agilité et la poursuite de la création de valeur.
Je pense exactement le contraire. Tout d’abord, le management est un art de la contingence : si un dirigeant a réussi ici et maintenant, la seule conclusion qu’il faut en tirer est qu’il a réussi ici et maintenant ! Toute transposition à d’autres situations est purement spéculative.
Ensuite, les processus de décision relèvent majoritairement de l’inconscient. Nous pouvons en constater les effets, mais sans en comprendre précisément les modalités concrètes. Ceci est vrai pour les actionnaires, le conseil d’administration, le comité de direction, et plus généralement pour l’entreprise.
La performance tient donc dans l’ajustement de ces processus inconscients, ce qui n’est possible que si tout ce petit monde a grandi ensemble. La création de la valeur dans la durée repose d’abord sur la stabilité du management et des actionnaires. De ce point de vue, les entreprises détenues ou contrôlées par un actionnariat familial disposent d’un atout indéniable.
Quel est le rôle du facteur temps dans ce "trépied" ?
Le temps est le ciment commun, ce dans quoi s’inscrit l’action. Les emboîtements se multiplient, les émergences naissent, l’incertitude s’accroît en s’inscrivant dans le temps. Le temps est aussi cette matrice dont nous aimerions maîtriser le cours, pour l’accélérer ou le ralentir, ou parfois pour effacer les actions passées. Mais si le temps pouvait ainsi être remodelé, les attentes et les desseins des uns et des autres seraient au mieux distincts, et le plus souvent contradictoires.
Nous cesserions d’être synchrones, d’habiter le même monde et de pouvoir agir ensemble. Le temps est donc bien la source d’un pacte commun : pour le meilleur et le pire, nous habitons le même monde, et nous dépendons les uns des autres. Le temps impose ainsi sa mesure et ne peut pas être considéré comme une variable d’ajustement, extensible et contractable à souhait, y compris en management : ce n’est pas en tirant sur une plante qu’on la fera pousser plus vite !
La stratégie repose in fine sur le décideur, qui doit selon vous "être stable pour pouvoir se diriger et diriger, être fort pour aimer l’incertitude, s’appuyer sur l’incertitude pour se renforcer". Une telle posture ne gagnerait-elle pas à être davantage diffusée dans la société ?
Bien sûr. Nous vivons une transformation profonde du monde dans lequel nous vivons, comme l’expliquait déjà Michel Serres, dès le début des années 2000, avec son livre "Hominescence". Nous ne vivons pas une crise, nous n’inventons pas un nouveau mode de production : nous sortons de nos cavernes mentales et cloisonnées. Après les ères du minéral, du végétal, de l’animal et de l’humain, nous entrons dans ce que j’appelle le "Neuromonde" – ce monde de connexions et d’échanges dans lequel nous sommes soumis aux incertitudes de tous.
Apprenons donc collectivement la responsabilité et la modestie. La responsabilité, car chacun de nous joue un rôle dans ce Neuromonde. La modestie, car personne ne le comprend vraiment. Et là n’est pas l’essentiel. Observons, analysons, interprétons, soyons en quête de sens, et le meilleur sera au rendez-vous. Agissons sans but, affirmons, répétons, soyons en quête de pouvoir, et le pire sera au rendez-vous.
Qu’est-ce qu’un chef, un dirigeant, ou même un actionnaire "éclairé" dans ce Neuromonde ? Davantage un philosophe ou un historien qu’un technicien. Un créateur de sens et de stabilité, qui sait fixer un cap et s’y tenir, déterminé, dans la durée… Un véritable stratège en somme !
(1) Aetos est la revue du Centre d’études stratégiques aérospatiales de l'Armée de l'Air. Elle veut être un lieu de retours d’expérience, réflexions, regard sur les idées et défis du moment. Elle s'adresse à l’ensemble de la société.
(Article paru en 5 parties entre le 3 et le 9 avril)