4 juin 2014

APPRENDRE À PARTIR DE RIEN

Big Data (9)
Avant de conclure cette série de billets sur les Big Data, je voudrais refaire un détour sur la façon dont fonctionne notre cerveau, et sur sa capacité à faire émerger du sens et de la connaissance.
En juin et juillet 2012, j’ai consacré vingt articles aux travaux de Stanislas Dehaene. Je ne vais pas ici tout reprendre en détail, mais revenir simplement et très rapidement sur ce qu’il appelle le cerveau Bayésien, et ses conséquences.
Qu’est-ce d’abord qu’une inférence Bayésienne ? C’est une forme de probabilité inversée : au lieu de chercher à prévoir le futur à partir du présent, on prévoit quel a pu être le passé qui a conduit au présent. C’est analyser une situation pour en retirer tout ce que l’on peut apprendre d’elle.
Voilà ce que je disais sur ce sujet dans les Radeaux de feu :
« C’est au sein de nos neurones qu’est faite cette projection à partir des connaissances acquises. Inutile de réfléchir consciemment, tout est automatique : à partir de nos données sensorielles et de notre expérience, nous anticipons, et n’arrêtons pas de rêver le monde avant de le vivre. Nous créons au plus profond de nous-mêmes, une vision de ce qui est caché, de ce qui devrait ou pourrait arriver : notre savoir-faire ne nous sert pas seulement à comprendre le monde, mais aussi à penser ce qu’il pourrait devenir. (…)
Mais, comment notre cerveau peut-il induire à partir de presque rien ?
Essentiellement parce qu’il ne se contente pas de tirer des conclusions à partir de ce qu’il observe, mais parce qu’il mobilise des règles apprises dans le passé : il est capable de les transférer et donc de progresser rapidement.
Un exemple simple : quelqu’un vient de tirer successivement deux boules blanches et une noire, et je dois deviner quel est l’objet suivant. Si je n’ai aucune autre information, il est impossible d’avoir une certitude : je sais que cet objet doit pouvoir être contenu dans la boîte, et dans la main où il s’y trouve, mais il est périlleux d’aller plus loin. Maintenant si, par expérience, j’ai appris que ces boîtes ne contiennent toujours que des objets identiques, alors aucun doute à avoir : le prochain objet est nécessairement une boule. Si en plus, je sais qu’il ne peut pas y avoir plus de deux couleurs, je sais qu’elle est blanche ou noire. En couplant la règle acquise par mon expérience avec les nouvelles informations, je suis capable de résoudre le problème.
Tel est le principe du méta-apprentissage : nous apprenons à apprendre, et, chaque progrès nous transforme et facilite l’acquisition future. Nous extrayons naturellement des régularités du monde.
Ce point est essentiel et très nouveau dans la théorie de la cognition : le cerveau de l’enfant n’a pas besoin d’avoir de capacités innées, tout semble pouvoir être acquis par l’expérience. La compréhension initiale serait nulle, elle émergerait progressivement. Il suffit pour cela d’avoir un cerveau capable de repérer des régularités et de calculer des probabilités, ce qui est le cas de nos systèmes neuronaux. »
Quel est donc le lien entre ceci et les Big Data ? Je pense qu’il est essentiel…
(à suivre)

3 juin 2014

NEURONES MIROIRS ET TRIBUS SOCIALES

Big Data (8)
L’article dans ParisTech Review dont je me faisais l’écho hier, Calcul humanoïde: la finance à l’heure de l’intelligence collective, se termine par la question posée sur le cerveau humain : d’où vient notre capacité à construire une intelligence collective ? Serions-nous il « câblé » pour réfléchir « collectif » ?
Je me garderais bien de répondre définitivement à une telle question, mais il est frappant de voir comme depuis l’origine du monde, ce sont les propriétés collectives qui ont été privilégiées, et comme à chaque fois qu’une nouvelle tribu ou ensemble se constituent – ce que j’appelle une poupée russe ou matriochka dans mon livre, Les Radeaux de feu – une nouvelle propriété émerge. Pourquoi l’espèce humaine devrait-elle suivre une autre logique ? Nous faisons partie de ce monde, et les mêmes règles s’appliquent à nous…
Un des puissants « outils » de l’intelligence collective est l’existence des neurones miroirs (1). De quoi s’agit-il ? De neurones qui, sans l’intervention d’un quelconque processus conscient, sont capables de mimer ce que fait l’autre : quand un animal muni de tels neurones, regarde la main d’un autre se déplacer, le mouvement est reproduit dans son cerveau. Il peut donc apprendre en regardant.
Avec la magie des neurones miroirs, c’est l’autre qui s’invite à l’intérieur de ses congénères. Le monde des autres, les sensations qui l’habitent, les expériences qu’il a eues, c’est un peu de tout cela qui vit en l’autre : à l’instar de la corde d’une guitare qui se met à vibrer sous l’impulsion de sa voisine pour peu que celle-ci partage avec elle ses caractéristiques propres, les émotions se propagent de l’un à l’autre.
Comme je l’écrivais dans le résumé du chapitre consacré aux tribus animales :
« Grâce à la communication interindividuelle et aux neurones miroirs, des sociétés naissent. Ces matriochkas sociales sont plus souples, et font émerger des cerveaux collectifs, comme par exemple pour les fourmilières ou les ruches.
Ainsi, lorsqu’un risque d’inondation les menace, les fourmis de feu s’accrochent les unes aux autres pour former un radeau vivant capable d’affronter les flots. Les fourmis savent-elles nager pour autant, et sont-elles individuellement conscientes de ce qu’elles font ? Non, la solution émerge de l’entremêlement de leurs actions individuelles.
En sus des capacités développées par chaque individu, apparaissent des savoir-faire collectifs qui dépassent largement ce que chacun peut faire, en reposant sur la combinaison effective et efficiente des actions individuelles. Chacun est littéralement dépassé par ce à quoi il participe et qu’il contribue à faire exister, sa compréhension n’étant nécessairement que partielle. »
(1) Voir le livre Les Neurones Miroirs de Giacomo Rizzolatti et Corrado Sinigaglia

(à suivre)

2 juin 2014

FINANCE ET INTELLIGENCE COLLECTIVE

Big Data (7)
L’intelligence des foules peut-elle réellement rivaliser avec celle des experts ? A cette question, un article paru le 26 mars dernier dans ParisTech Review, Calcul humanoïde: la finance à l’heure de l’intelligence collective, apporte de nouveaux éléments.
Cet article commence par rappeler une expérience issue du passé, celle de l’utilisation des courses de chevaux comme moyen d’améliorer la sélection de la race chevaline :
« On pourrait le qualifier de « calcul humanoïde », ou utiliser l’expression anglaise human computation : pas d’approche théorique, ni bien sûr d’ordinateur, mais une intuition géniale qui consiste à sous-traiter à une foule d’amateurs, éleveurs ou entraîneurs, la résolution d’un problème trop complexe pour des spécialistes. Les courses de chevaux ne sont pas un but mais le moyen d’arriver, par l’épreuve publique, à la sélection des reproducteurs de pur-sang destinés, soit à perpétuer la race, soit à améliorer les autres races indigènes par l’apport de l’influx nerveux »
Puis, il vient au cœur du sujet, en parlant du projet Krabott.
De quoi s’agit-il ? Voici ce qu’il en est dit :
« Il consiste à confier à des amateurs la conception par le jeu de stratégies de trading complexes sur le modèle de Fold-it, en remplaçant l’intelligence de l’ingénieur de salle de marché par une foule d’anonymes plutôt adeptes du poker en ligne ou de jeux comme World of Warcraft que des équations différentielles. Krabott ressemble un peu à un avion dont les passagers prendraient collectivement les commandes pour poser l’appareil… et bien mieux que ne le ferait son pilote. (…)
Lors de nos expérimentations, nous avons ainsi mis en concurrence une machine capable de tester et d’évaluer environ 100 000 stratégies de trading sur une période de neuf mois face à une centaine de joueurs qui ont exploré environ 1000 stratégies manuellement. Le résultat est sans appel, les joueurs, malgré une capacité exploratoire 100 fois moindre, ont créé des stratégies toujours plus performantes que celles des machines. »
Autre observation : seule la collectivité des joueurs est performante. Aucun pris individuellement n’est capable de construire une stratégie pertinente.
Cet article se termine avec une question qui ouvre le débat : « Il faudra aussi se poser la question de la nature de cette intelligence collective : d’où vient-elle et comment se forme-t-elle ? Le cerveau humain est-il « câblé » pour réfléchir « collectif » ? »
Effectivement…
(à suivre)

28 mai 2014

L’INTELLIGENCE DES FOULES

Big Data (6)
Nous ne sommes ni des fourmis, ni des abeilles, et nous sommes persuadés que notre puissance collective repose sur nos différences individuelles et l’association d’expertises personnelles.
Mais est-ce si vrai ?
Divers écrits et travaux de recherche montrent l’intelligence des foules, c’est-à-dire la supériorité d’un réseau d’individus choisis au hasard.
Un des livres les plus complets sur ce thème est celui de James Surowiecki, The wisdom of crowds.
Quelques extraits :
« L’idée de la sagacité des foules prend aussi la décentralisation comme un acquis positif, puisque cela implique si l’on arrive à centrer sur un même problème une communauté de personnes automotivées, indépendantes sur un mode décentralisé, au lieu d’avoir à diriger leurs efforts depuis le sommet, la solution collective apparaîtra meilleure à toute autre solution susceptible de naître. (…)
Et la meilleure façon d’apprécier la pertinence collective de l’information que l’intelligence collective réunit, est la sagacité collective de l’intelligence communautaire. La centralisation n’est pas la réponse, mais l’agrégation oui. (…)
Fondamentalement, après tout, qu’est-ce qu’un marché libre ? C’est un mécanisme construit pour résoudre un problème de coordination, certainement le plus important des problèmes de coordination : allouer les ressources aux bons endroits au meilleur coût. »
Daniel Kahneman, dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée , apporte lui aussi de nombreux exemples de la limite de l’expertise et de la puissance du collectif :
« Les fonds mutuels sont gérés par des professionnels très expérimentés et travailleurs qui achètent et vendent des actions pour obtenir les meilleurs résultats pour leurs clients. Cependant, cinquante ans de recherche sur le sujet le confirment : pour une grande majorité de gestionnaires d'actifs, la sélection des actions tient plus du jeu de dés que du poker. En général, au moins deux fonds communs de placement sur trois sont en dessous des performances de l'ensemble du marché quelle que soit l'année. (…)
(Philip Tetlock, psychologue de l'université de Pennsylvanie,) leur a demandé d'évaluer la probabilité que certains événements se produisent dans un avenir relativement proche, à la fois dans leurs domaines de compétence et dans d'autres. (…) Les experts s'en sont moins bien tirés que s'ils s'étaient contentés d'assigner des probabilités équivalentes à chacun des résultats potentiels. (…) Même dans la région qu'ils connaissaient le mieux, les experts n'étaient pas significativement plus exacts que des non-spécialistes. (…)
Plusieurs études ont montré que les décideurs humains sont inférieurs à une formule de prédiction même quand on leur donne le résultat obtenu par la formule ! Ils se disent qu'ils peuvent passer outre parce qu'ils disposent d'informations supplémentaires, mais là encore, le plus souvent, ils ont tort. »
Un article qui vient de paraître dans ParisTech Review apporte encore de nouveaux éléments…
(à suivre)

27 mai 2014

LA LOGIQUE DES COOPÉRATIONS INFORMATIONNELLES

Big Data (5)
La logique des Big Data est de faire émerger une intelligence collective à partir de données qui, prises isolément, n’en auraient pas : grâce à des logiciels ad-hoc, savoir les associer, les lire pour en extraire l’information pertinente, et faire émerger une réponse pertinente.
Je ne peux pas ne pas faire un lien avec la logique des ruches et des fourmilières : prises isolément chaque fourmi ou chaque abeille sont faibles et incapables à faire face aux défis de sa vie quotidienne. C’est grâce à la colle sociale, qu’émerge une puissance collective capable d’apporter des réponses étonnantes :
- Les fourmis de feu savent construire des radeaux vivants qui leur permettent de survivre aux inondations (voir Les fourmis de feu sont sauvées par des radeaux qui les dépassent )
- D’autres ont inventé l’agriculture (voir La fourmi est petite, mais la fourmilière est grande )
- Les abeilles peuvent trouver le meilleur emplacement pour une nouvelle ruche (voir L’agora est dans le ciel! )
Dans Les radeaux de feu, en conclusion de la partie consacrée aux tribus animales, j’écrivais :
« Il est frappant de constater que, tout au long de l’évolution du monde, de nouvelles matriochkas se tissent sans cesse. En parallèle de la loi de l’accélération de l’accroissement de l’incertitude, aurait-on une deuxième qui serait celle de l’accélération de l’accroissement des coopérations ? D’abord des coopérations physiques, puis chimiques, et maintenant informationnelles. Et au sein des coopérations informationnelles, d’abord basiques via des substances chimiques, puis de plus en plus complexes avec les langages et les neurones-miroir. Ces coopérations ne sont pas seulement à l’intérieur d’une espèce donnée, mais aussi entre espèces différentes, donnant alors naissance à des développements symbiotiques comme des végétaux entre eux, ou encore des fourmis avec des arbres ou des champignons, des abeilles avec des fleurs, ou des espèces animales entre elles. »
Avec le Big Data, serions-nous au début d’une nouvelle coopération informationnelle, dans lequel le vivant aurait pour seul rôle d’avoir construit les machines et écrit le programme ?

(à suivre)

26 mai 2014

ANALYSER SANS A PRIORI

Big Data (4)
Un indice de suivi de l’évolution des prix qui s’appuie sur ce qui est disponible sur le web, un scoring des clients qui tient compte du comportement observé réel, des publicités qui s’affichent en fonction de ce que l’on a fait la veille ou la semaine dernière, un classement des pages web qui est le résultat direct de la navigation de tout un chacun, bienvenu dans le calcul par émergence du Big Data !
Autre exemple d’émergence « spontanée » d’un indicateur, celui de l’information sur l’apparition de la grippe : Google a montré que, si l’on observe les recherches faites par les internautes, on dispose d’une estimation quasiment en temps réel de la propagation. Il y a en effet une corrélation directe entre le nombre d’internautes qui posent des questions sur la grippe, et l’intensité du phénomène épidémique (voir Google Suivi de la grippe).
Ceci vient en écho et nourrit mes développements sur l’importance de l’émergence, tel que je l’ai fait dans mon dernier livre, les Radeaux de feu.
Autre intérêt de ces modes de calcul par émergence, c’est qu’ils ne partent d’aucun a priori, d’aucune vision préalable du monde et des lois qui le régissent : ce sont les comportements eux-mêmes qui sont observés, et c’est d’eux que découlent les analyses. Donc moins de risques d’erreurs, ce surtout en cas de rupture et d’apparition d’une nouvelle logique.
J’ai encore le souvenir de cet opérateur de télécommunications qui refusait de comprendre au milieu des années 90, que la téléphonie mobile pouvait intéresser des clients résidentiels. Sa vision lui disait que le marché était professionnel, et aucun de ses systèmes de mesure et de calcul n’était tourné vers le grand public…
Plus les visions s’auto-élaborent à partir du réel, et moins nous avons de chances de nous tromper.
Mais cette capacité de l’approche Big Data à remplacer l’expertise pointue par la largesse du recueil des données, me rappelle une autre approche, celle que l’on appelle l’intelligence collective ou la sagesse des foules…
(à suivre)

23 mai 2014

SCULPTURES D’EAU

Histoire d’eau (4)
Parfois l’eau est paysage et participe à l’architecture du lieu. Elle se fait alors contour et dessin.
A Udaipur, elle est l’écrin du Lake Palace dont elle reflète les lumières.
Dans les montagnes du Nord de la Thaïlande, c’est la jungle qui se mire dans la piscine de l’hôtel Phu Chaisai.
Encore un peu plus au Nord, les eaux du Méking apportent le repos et le calme à l’hôtel Rai Saeng …

22 mai 2014

APPRENDRE EN OBSERVANT EN TEMPS RÉEL

Big Data (3)
Nous vivons donc aux temps de l’explosion de la quantité des informations et de la capacité de traitement et de navigation au sein de cette marée montante.
En quoi ceci peut-il donner naissance à un nouveau monde ?
En mai 2012, The Economist a consacré un article sur le lien entre Big Data et les banques, « Crunching the numbers ». Quelques exemples tirés de cet article :
Lutte contre la fraude : La première utilisation est celle d’identifier la fraude et de repérer en temps réel un client indélicat. Avec le développement des micro-paiements, du commerce en ligne et de la mondialisation des transactions, cette application est de plus en plus complexe.
Scoring en vue d’attribuer des prêts : créée par un ancien de Google, ZestFinance a développé une nouvelle approche intégrant un très grand nombre de données, lui permettant d’accorder des prêts à des clients rejetés par tous les prêteurs classiques.
Analyse des comportements d’achats pour affiner des offres : si un client a l’habitude de déjeuner souvent dans des restaurants italiens, pourquoi ne pas lui envoyer par sms en fin de matinée des propositions de trattorias voisines ?
Tout ceci pose évidemment de nombreuses questions dans le domaine de la protection de nos données et du secret bancaire…
Dernièrement, Gilles Martin, dans un article publié sur son blog, intitulé « Le progrès par le désordre et l’approximation », insiste sur un autre type de conséquence, celle d’avoir un autre rapport à l’exactitude, et de pouvoir accepter le flou comme outil.
Citant les travaux récents de Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, dans leur ouvrage « Big Data : a revolution that will transform how we live, work and think », il indique : « C’est pourquoi  certains pensent que le monde de la mesure, de la précision de la mesure, qui a permis les progrès au XIXème siècle, va être remplacé par le monde des volumes et de l’approximation, des données en désordre,  un monde de la datafication. »
Un des exemples qu’il cite est celui de la détermination de l’indice des prix : plutôt que de relever le prix de quelques produits choisis a priori, pourquoi ne pas s’appuyer sur les millions de prix accessibles en ligne via le web ? Les deux chercheurs ont montré que cette méthode rendue possible par l’utilisation d’un logiciel capable d’aller pêcher ces prix et de les analyser, aboutit à un meilleur suivi des phénomènes inflationnistes et déflationnistes. Ceci a débouché sur un projet du MIT, « PriceStats » qui fournit en temps réel un nouvel indice disponible en temps réel.
Et si donc tout ceci nous ramenait au thème de l’émergence ?
(à suivre)

21 mai 2014

LES MAGICIENS DE LA BIBLIOTHÈQUE DE BABEL CONTEMPORAINE

Big Data (2)
Commençons par ce que nous expérimentons chaque jour : l’indexation du contenu du web fait par Google. Nous sommes tellement habitués à nous en servir que nous n’y prêtons plus guère attention.
Pourtant, prenez conscience de la puissance informatique nécessaire pour, quasiment en temps réel :
- Indexer tout nouveau contenu mis en ligne, et non pas seulement son titre, mais bien la totalité de l’information présente,
- Garder en mémoire combien de fois ce contenu a été vu,
- Établir un classement de la fréquentation des pages web,
- Face à une demande quelconque, parcourir l’ensemble des informations archivées, et proposer en quelques secondes, les réponses les plus pertinentes, ce bien sûr en tenant compte des recherches précédentes effectuées par le demandeur.
Étonnant, non ? Je reste émerveillé de l’efficacité cachée, probablement mon côté enfant…
Impressionnante capacité à manipuler des quantités considérables de données pour en extraire dynamiquement une réponse, ce dans un délai de plus en plus court. Ce d’autant plus que la quantité de ces données croît de manière exponentielle :
- L’ancien PDG de Google, Éric Schmidt, estimait en 2010 que nous produisions tous les deux jours autant d’informations qu’entre le début de la culture humaine et 2003,
- Dans son article introductif au numéro d’avril 2014 de la revue la Jaune et la Rouge, consacré au Big Data, Jean-Pierre Dardayrol indiquait que chaque semaine en 2014 la quantité d’information produite dans le monde est bien supérieure à celle produite depuis l’invention de l’écriture jusqu’en l’an 2000,
- Selon un rapport publié en 2012, IDC prévoyait que d’ici 8 ans, la masse des données serait multipliée par un facteur cinquante
Je repense à une nouvelle de Jorge Luis Borges qui m’a toujours donné le vertige, celle de la Bibliothèque de Babel. Dans cette bibliothèque, se trouvent tous les livres de quatre-cent dix pages, avec quarante lignes par pages, susceptibles d’avoir été ou d’être écrits, dans le passé comme dans le futur. Ils sont répartis sur une quasi infinité d’étagères, dans une quasi infinité d’alvéoles, et des bibliothécaires s’y promènent, prenant en main, de temps en temps, un livre et s’extasiant quand ils tombent sur une phrase qui a un sens. Car, bien sûr, dans cet océan des combinaisons, trouver déjà une phrase qui en a un, est un tour de force.
Avec le Big Data, le cauchemar disparaît, les bibliothécaires se font magiciens, et d’un geste sûr et immédiat, savent saisir instantanément le bon livre dans le dédale contemporain et foisonnant des informations du monde.
(à suivre)

20 mai 2014

BIG DATA, UN CHANGEMENT DE PARADIGME OU UNE MODE PASSAGÈRE ?

Big Data (1)
Difficile d’ouvrir un journal traitant de l’économie et des entreprises sans rapidement tomber sur le mot « Big Data ». Est-ce un effet de mode, une sorte de nouvelle contagion informatique, un virus managérial ? Va-t-on voir ce buzz word s’effondrer comme a fait pschitt en son temps, le syndrome du « L’informatique ne passera pas la date du 1-1-2000 » ?
Non, je ne crois vraiment pas. Derrière ce mot quelque peu barbare, se cache – du moins je le pense – une transformation profonde de nos organisations et nos modes de fonctionnement, et probablement bien au-delà de ce que pensent les spécialistes du sujet ! Nous sommes à la veille d’un changement de paradigme…
Aussi ai-je décidé de consacrer une série de billets à ce sujet. Je ne prétends pas avoir une vue exhaustive du sujet, ni encore en maîtriser les conséquences. Prenez simplement ce que je vais écrire dans les jours qui viennent comme une première réflexion, largement à chaud. Peut-être est-ce l’embryon d’un futur livre à venir… Qui sait ?
Mais d’abord, pour ceux qui n’auraient pas encore croisé un quelconque article sur le Big Data, de quoi s’agit-il ?
Il s’agit tout simplement de la capacité de manipuler de plus en plus facilement de très grandes masses de données.
Un des exemples les plus courants est le moteur de recherche qui fait la fortune et le succès de Google : il sait parcourir en quelques secondes la jungle de tout ce qui existe sur Internet pour répondre à la plus fantaisiste des questions que vous vous posez. Et ceci en tenant compte de tout ce qui est constamment mis en ligne. Rien n’est figé, tout est dynamique.
Mais pourquoi donc est-ce si nouveau ?
(à suivre)

19 mai 2014

L’ACCEPTATION DE L’INCERTITUDE

Quarante ans déjà (3)
Février 2008, conseil de direction indépendant.
Un déjeuner avec un ami au cours duquel je parle des neurosciences, cet univers dans lequel je me suis plongé à titre personnel depuis dix-huit mois.
« Tu sais, ce qui est fascinant, c’est que nous ne sommes que des icebergs à nous-mêmes. Ce que nous appelons notre « Je » n’est que la partie émergée de notre identité. Et le plus étonnant que c’est la même chose dans les entreprises : l’essentiel de ce qui s’y déroule se passe sans que son Directeur Général le sache, ni ne le décide. »
En réponse à mes propos, il me fait prendre conscience que j’ai là le fil conducteur et la matière d’un livre. Huit mois plus tard, paraît mon premier livre : Neuromanagement, comment tirer parti des inconscients de l’entreprise…
Mai 2014, toujours conseil de direction indépendant.
Mon dernier livre, Les Radeaux de feu, est paru en octobre dernier.
Je sais aujourd’hui intimement que l’incertitude n’est pas d’abord un problème à résoudre, mais le produit de l’évolution de notre monde, que sans elle, aucune innovation, aucune création de valeur ne seraient possibles, et qu’elle est la meilleure et seule garante de nos libertés individuelles.
Je ressens aussi intimement que le collectif nous dépasse, qu’il est illusoire et dangereux de tout vouloir comprendre et maîtriser, et que l’on peut diriger en lâchant prise. Je suis fasciné par la puissance et le foisonnement des émergences qui m’habitent et m’environnent…
Quarante ans déjà…

16 mai 2014

MÉKONG…

Histoire d’eau (3)
Le Mékong est une eau vaste et tranquille… du moins ici entre Thaïlande et Laos.
Rien ne vient le perturber, très peu de bateaux, très peu de mouvements.
Juste lui, majestueusement immobile, immensément présent.
Quel que soit le moment de la journée, quelle que soit la lumière, quel que soit le ciel, il est là.
J’ai passé de longues heures, assis modestement sur ses côtés, veillant à ne pas réveiller ce géant qui dort. C’était plus prudent. On ne sait jamais…

15 mai 2014

LA PRISE DE CONSCIENCE DE L’INCERTITUDE

Quarante ans déjà (2)
Juin 1991, Partner chez Bossard Consultants
Je viens d’être chargé par un grand groupe français de lancer et conduire une démarche qualité dans l’ensemble de l’entreprise. Première réunion dans un de ses services, pour exposer la démarche et la première étape.
Rapidement, je suis interrompu. « Pourquoi devrions-nous vous croire ? C’est le troisième plan lancé en cinq ans. Les deux précédents ont avorté. Le vôtre ne durera que le temps du mandat du Président actuel. » Ils ont raison. Pourquoi me croire ? Il ne suffit pas de dire pour être cru, ni d’affirmer pour avoir raison.
Les bancs de l’École et les certitudes des équations sont décidemment bien loin…
Juillet 1999, Vice-Président chez Mercer Management Consulting
« Robert, je compte sur vous pour me dire si nous devons oui ou non, postuler pour une licence 3G, et quelle peut en être la rentabilité. »
Étrange et pourtant indispensable question : comment en effet dépenser près de dix milliards de francs sans savoir si cela en vaut la peine ? Mais comment aussi évaluer la rentabilité à dix ans, alors que les performances des téléphones 3G sont encore incertaines, qu’Internet n’en est qu’à ses balbutiements, et qu’il est impossible d’aller s’adresser à des clients qui ne comprendront même pas de quoi on leur parle ?
Bel exercice de construction stratégique en univers incertain. Accepter de se projeter dans un futur inconnu, tout en tissant les fils d’une pensée architecturée et défendable…

14 mai 2014

LE TEMPS DES CERTITUDES

Quarante ans déjà (1)
Septembre 1974, élève à l’École Polytechnique
Bien loin ce temps des mathématiques, de la physique et de toutes ces sciences dites dures. Un temps où je croyais encore – et où on me poussait à croire – que progrès et connaissance rimaient avec moins d’incertitude et plus de prévisibilité.
Mais il est vrai qu’il me suffisait alors de pousser la porte de l’École – ce que je faisais souvent –, ou de ne pas la rejoindre à temps – ce que je faisais aussi souvent ! – pour me retrouver dans les rues et les cafés du Quartier Latin.
Autant d’occasions de plonger de la vraie vie, ses heurts, ses chaos et toute l’énergie aléatoire qui l’habitent et la rendent passionnante…
Août 1983, chargé de mission à la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale
Je profite du calme estival pour me plonger dans les dossiers de la dernière restructuration de la sidérurgie, conduite en 1978, et y lis que les experts gouvernementaux tablaient alors sur une production d’acier en France dans cinq ans, de vingt-et-un millions de tonnes, que la CGT prévoyait un marché à trente millions de tonnes, et que le journal Le Monde tranchait, lui, au milieu. Or j’ai entre les mains le résultat, et il est de dix-sept millions.
Ainsi le plus proche s’est trompé de près de vingt-cinq pour cent, ce sur une donnée supposée prévisible et non sujette à des spéculations : la demande en acier n’est ni une donnée virtuelle, ni cotée dans une quelconque bourse, ni le fruit d’arbitrages faits dans des salles obscures.

Première douche froide : comment continuer à croire que l’on peut mathématiser le monde ?...

13 mai 2014

ÊTRE LE PREMIER DES PILOTES DE SON CORPS, MAIS PAS LE SEUL

L’écosystème de notre corps (11)
Qui décide ?
Est-ce moi qui, consciemment, choisit de faire ceci ou cela ? Quelle est la portée de l’influence du cerveau intestinal qui pèse sur mes émotions et modifie ma perception du monde et des risques ?
Jusqu’à quel point les bactéries qui sont présentes dans mon microbiote intestinal peuvent-elles me faire mener des buts qui servent leurs intérêts, ce voire au préjudice de ma propre survie ? Puis-je être une sorte de véhicule passif de micro-organismes qui me manipuleraient ?
Très probablement pas… mais je suis certainement influencé. Je repense à ces scènes cauchemardesques des films Alien où les humains se transforment en simple véhicule d’êtres qui les détruisent. Rien à craindre de tel.
Je repense aussi au livre de Richard Dawkins, Le Gène égoïste, publié en 1976, où il soutient la thèse que ce sont les gènes qui manipulent le vivant et son évolution. Comme il est expliqué dans Wikipedia, « en décrivant les gènes comme étant « égoïstes », l'auteur n'entend pas par là (comme il l'affirme sans équivoque dans le livre) qu'ils sont munis d'une volonté ou d'une intention propre, mais que leurs effets peuvent être décrits comme si ils l'étaient. Sa thèse est que les gènes qui se sont imposés dans les populations sont ceux qui provoquent des effets qui servent leurs intérêts propres (c'est-à-dire de continuer à se reproduire), et pas forcément les intérêts de l'individu même. Cette vision des choses explique l'altruisme au niveau des individus dans la nature, en particulier dans le cercle familial : quand un individu se sacrifie pour protéger la vie d'un membre de sa famille, il agit dans l'intérêt de ses propres gènes. »
Finalement la réalité est très certainement plus complexe, et est le résultat de tendances naturelles et compétitives : des gènes qui cherchent à survivre et à se propager, des êtres vivants multiples qui cherchent à élaborer un écosystème plus favorables pour eux, un néocortex qui analyse sous influence et fait des choix, des chocs aléatoires et imprévisibles qui organisent des télescopages entre tous les acteurs et toutes les actions.
De cet écosystème global et chaotique, émergent des trajectoires individuelles dont nous croyons être à l’origine, alors que nous n’en sommes qu’un des participants.
Comprenons et admettons que notre corps est constamment pénétré par le monde dans lequel il baigne, et que, si nous en sommes le premier des pilotes, nous n’en sommes pas le seul.

12 mai 2014

LE « JE » ÉMERGE CONTINÛMENT DE NOS INTERACTIONS AVEC LE MONDE

L’écosystème de notre corps (10)
Trois acteurs : deux cerveaux en propre – un venu du fond des âges et tapi dans les méandres de notre intestin, un doté d’un néocortex, qui fait de nous un homme –, et le microbiote intestinal – cent mille milliards de bactéries, depuis notre naissance, nous accompagnent et nous influencent. C’est de l’interaction de ces trois composantes que naissent nos décisions… et non pas seulement de ce que nous appelons notre conscience.
Qu’en aurait pensé Sigmund Freud s’il avait su que des bactéries agissaient sur nos émotions et nos choix ? A côté de la psychanalyse gastrique, que j’évoquais dans le cinquième billet de cette série, faut-il en appeler à une psychanalyse bactérienne ? Amusant. Je ne vois pas bien comment arriver à les faire parler de leurs rêves. Faut-il essayer de faire allonger les bactéries sur des divans ?
Plus sérieusement, notre identité est donc le fruit d’une triple histoire : une innée venue de notre passé et constituée de notre double cerveau initial, une acquise très vite après la naissance avec notre microbiote intestinal, et enfin une vécue qui forme et déforme nos émotions, notre mémoire et nos savoirs conscients.
Notre « je » est donc doublement perméable au monde extérieur : par les bactéries qui entrent et sortent, par les évènements qui se produisent et qui nous heurtent.
Nous baignons doublement dans les écosystèmes du monde, et le dehors nous pénètre continûment. La limite entre dehors et dedans devient floue.
Nous sommes des milliers de gènes, des milliards de neurones, des centaines de milliards de bactéries, et un nombre non calculable d’échanges d’informations et de messages.
De cela, le « je » émerge. Mais qui décide et pourquoi fait-on ceci plutôt que cela ? …
(à suivre)

7 mai 2014

SOUS L’INFLUENCE DES BACTÉRIES QUI NOUS HABITENT

L’écosystème de notre corps (9)
Selon les bactéries qui nous habitent, selon notre flore intestinale, notre corps fonctionne plus ou moins bien. Mais nos pensées ? Est-ce que notre comportement dépend de ces hordes de micro-organismes qui vivent en nous ?
Pour commencer à répondre à cette question surprenante, des tests ont été réalisés sur des souris.
Prenons deux groupes de souris : certains sont agressives, d’autres ne le sont pas. Échangeons maintenant leurs microbiotes. Résultat : les calmes deviennent agressives, et réciproquement ! Une preuve que le microbiote influence le cerveau.
Serions-nous conditionnés par les bactéries qui nous habitent ?
Autre exemple d’action conditionnée chez la souris avec le cas de la toxoplasma : présente au sein d’une souris, elle peut générer une attitude suicidaire en poussant la souris à se laisser approcher par des chats, et ainsi à être mangée, ce pour le seul bénéfice de la toxoplasma. En effet, celle-ci se développant mieux dans l’organisme d’un chat a tout intérêt à ce que la souris soit mangée.
Et l’homme ? Sommes-nous aussi influencés par notre microbiotique intestinal ? Difficile de répondre à cette question, car comment isoler l’effet mental d’un probiotique, surtout car il est à chaque composé d’une multitude de molécules ?
Une étude publiée en mai 2013 par Kirsten Tillisch, du centre de neurobiologie du stress de Los Angeles, apporte une première réponse positive. Le test a porté sur soixante femmes auxquelles on a donné des yaourts avec ou sans probiotique. L’étude a montré que celles qui ont pris des probiotiques sont moins réactives aux images négatives et potentiellement menaçantes.
On modifie des yaourts… et en conséquence, on modifie ce qui se passe dans le cerveau ! Mais attention prudence car on ne connaît pas les effets secondaires. Les effets sont certains, mais largement encore imprécis.
Il semble donc bien une composante de notre cerveau vienne des bactéries qui nous habitent.
Nous aurions donc en quelque sorte trois cerveaux : deux liés à nos propres neurones, un grand et un petit, et un lié à l’intelligence de notre microbiote. Nous sommes aussi le résultat de qui vit en nous, et non pas seulement de notre ADN et de ce que nous avons vécu…
(à suivre)

6 mai 2014

L'ENTÉROTYPE OU UNE FORME D'ADN INTESTINAL

L’écosystème de notre corps (8)
Comme on peut séquencer notre ADN, c’est-à-dire avoir une photographie analytique de notre identité génétique, il est possible de séquencer l’ADN de notre microbiote, et d’analyser ses propriétés.
C’est à cette tâche apparemment herculéenne – n’oublions pas que notre microbiote intestinal comprend environ cent mille milliards de bactéries –, que notamment Dusko Ehrlich, chercheur à l’INRA, s’est attelé… et les premiers résultats ouvrent des perspectives sur un nouveau monde… qui est très probablement le nôtre.
Quelques exemples.
D’abord on a montré que tous les microbiotes intestinaux pouvaient être classés en trois groupes principaux, appelés entérotypes. Chacun d’entre nous est donc caractérisé non plus seulement par un groupe sanguin, mais aussi par un entérotype. Plus surprenant, l’appartenance à un groupe ne dépend ni de la race, ni de l’âge, ni du sexe.
Quelles sont les conséquences de cette appartenance ? Ils conditionnent notre capacité à plus ou moins bien transformer notre nourriture en énergie.
Ainsi, une bactérie vient d’être identifiée qui, selon sa présence chez la souris, fait que celle-ci grossit plus ou moins. Elle dialogue avec les cellules de la paroi intestinale de la souris, et active les gènes qui déclenchent le fait de brûler des graisses. Résultat : la souris stocke plus ou moins d’énergie.
Autre propriété des microbiotes : selon ses caractéristiques, nous avons des prédispositions à certaines maladies. Peut-être prochainement, pour avoir une action préventive, il suffira d’étudier la flore intestinale.
Un vaste monde donc la découverte ne fait que commencer.
Mais tant que l’on ne parle que de capacité à plus ou moins bien digérer, ou à stocker de l’énergie, rien de bien inquiétant. Cela ne concerne pas notre processus de décision et notre comportement.
Comment des organismes si petits, même en nombre gigantesque, pourraient-ils bien agir sur nos pensées et nos actes ? Quand même, nous ne sommes pas sous influence.
Là aussi, rien n’est certain…
(à suivre)