Lost in Kerala (2012)
Où suis-je ? Mes pas m’ont-ils perdu, emmené loin de cette Inde que je parcourais, il y a quelques minutes encore ? Suis-je face à une porte interdite ? Vais-je basculer dans un monde nouveau ?
Pourtant, non. Tout autour de moi, c’est bien toujours l’effervescence de Trivandrum, la capitale du Kerala, cité bouillonnante de voitures, de motos, de vélos et de passants qui, tous, s’ignorent, les uns les autres. Chacun poursuit son chemin, sans prêter attention à ce qui l’entoure, se faufilant dans les méandres de la fourmilière humaine, inaccessible au brouhaha qui l’environne. J’entends derrière moi les cars qui s’extraient de la boue qui jonche le sol. Je sens un peu plus loin, la gare hantée de trains, de mendiants et de voyageurs. Le ciel est strié de fils, qui sont autant de messagers pour des conversations inconnues et silencieuses.
Alors que fait ici cette tour issue d’une mosquée absente ? Pourquoi ses murs sont-ils teints du rouge du palais impérial ? Est-ce une excroissance de la cité interdite ? Que cachent ces briques percées d’une succession de triangles ? Est-ce une formule secrète et cabalistique, écrite par un savant disparu et laissée là pour me perdre ?
Je me décide toutefois à en pousser la porte. Après tout, peut-être que ce n’est bien que l’Indian Coffee House, ce café mis en exergue dans tous les guides.
Une fois franchi le passage dessinant la frontière entre le réel et ce qui ne l’est plus, j’escalade une spirale qui n’en finit pas. Petit à petit, marche après marche, pas après pas, je m’insère dans la tour.
Sur le côté, des tables sont scellées dans le sol. Quelques initiés sont assis, et en silence, mangent, boivent ou méditent. Les grands prêtres se tiennent le long du noyau central. Habillés de parures volées au temps jadis, ils m’observent. Vais-je être accepté ? Viendront-ils à moi pour me retirer mes vêtements occidentaux qui parjurent la solennité du lieu ?
Je sais que je ne ressortirai plus jamais de ce harem indien qui sera ma prison et ma cage dorée. Apercevant des bribes de la rue au travers des meurtrières qui parcourent les parois externes, je n’aurai plus comme destin que d’être un objet de plaisir pour ceux qui m’y ont attiré. Les serveurs n’en étaient pas, et sont les eunuques chargés tout aussi bien d’accéder à chacun de mes désirs, que de m’interdire ceux que ma condition a rendu prohibés. Me voilà encagé dans les fantasmes de mes caprices.
Si jamais il vous advient de passer par Trivandrum, et que vous apercevez la tour maléfique de l’Indian Coffee House, ne poussez pas sa porte…