La décision peut-elle être mise en équation ?
Pendant des années, Treca, un leader dans le domaine du matelas, s'est refusé à entrer dans le marché des matelas en latex. Pour lui, sorti du ressort, pas de salut. La Direction était arcboutée, et, malgré le développement du latex, refusait même d'en discuter. Bizarre, non ?
Oui si l'on s'en tient à l'approche rationnelle, mais, si l'on prend le temps de connaître l'histoire de l'entreprise et le sens de son nom, on se donne une chance de comprendre ce qui se passait. Que veut dire Treca ? C'est un raccourci pour Tréfilerie Câblerie : l'entreprise était née autour de son activité de tréfilerie. Le ressort n'était pas seulement un « objet anonyme » qui était là pour assurer le confort des matelas, c'était la raison d'être de l'entreprise, la justification de son nom.
S'autoriser à étudier le marché du latex s'était risquer d'abandonner un jour le ressort, prendre le risque de « tuer son père ». Pas facile. Tout ceci était en arrière-plan, dissimulé dans l'inconscient collectif…
Au milieu des années 80, j’étais à la DATAR (Délégation à l'Aménagement du Territoire et à l'Action Régionale), au sein de la petite équipe ayant pour mission de contribuer à une meilleure répartition géographique des emplois en France. Lors du choix de la localisation d’une nouvelle usine, au-delà des critères logiques et connus, nous en avions identifié un caché : la localisation de la résidence secondaire du ou des décideurs.
Que se passait-il ? En fait l'analyse rationnelle des localisations possibles conduisait la plupart du temps à plusieurs options possibles. Le choix entre elles allait dépendre de la grille de choix et de la pondération entre les différents éléments d'analyse. Or cette grille et cette pondération étaient très largement subjectives et ne pouvaient être déduites d'aucun manuel de management. A ce moment-là, le ou les dirigeants concernés repensaient qu'eux-mêmes, auraient à aller dans cette usine, et que, si elle n'était pas trop loin de leur maison de campagne, ce serait quand même pratique…
A son arrivée à la tête de cette grande entreprise, ce dirigeant expérimenté avait eu pour la première fois de sa carrière à faire face à un nouveau secteur d'activités. Pas facile de comprendre la logique de ce secteur : les enjeux technologiques étaient complexes, le jeu concurrentiel mouvant, le rythme des innovations très particulier. En fait, il avait été un peu perdu. Bien sûr, il avait cherché à apprendre le plus vite possible toutes ces nouvelles règles du jeu, mais il gardait une nostalgie du secteur qu'il venait de quitter. Un peu comme s'il regrettait une terre natale.
Heureusement, son entreprise était prospère et avait à choisir un nouveau domaine d'activités. Rapidement, une évidence s'imposa à lui : le secteur qu'il avait quitté, celui qu'il connaissait si bien, était le bon. Une étude stratégique après, la décision était prise : son entreprise allait s'y développer. Cette décision étonna bon nombre d'analystes, car le lien entre ce nouveau domaine et les activités historiques de l'entreprise n'était pas évident. Mais la signature apposée au bas de l'étude stratégique était tellement convaincante…
Histoire de l'entreprise, attentes cachées des décideurs, histoire personnelle du dirigeant, autant de facteurs essentiels dans un processus de décision.
D’aucuns y verront un problème, une tendance contre laquelle il faut lutter. Personnellement, je ne crois pas, car cela montre que nous ne sommes pas face à des mécaniques anonymes et inhumaines. Simplement un facteur de complexité supplémentaire à prendre en compte.
Car, penser que l'on peut tout mettre en équation, ce n'est pas être rationnel : nier la réalité des processus cachés et inconscients, c'est être irrationnel.
Être rationnel, c'est faire face à la réalité des processus cachés et inconscients… et apprendre à en tirer parti.